88. Multitudes 88. Automne 2022
A chaud 88.

Des élections à la guerre d’Ukraine et vice-versa

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Victoire à la Pyrrhus

Le deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron a commencé par une réussite relative à l’élection présidentielle et aux législatives qui ont suivi en mai-juin 2022. Avec la première, il a brisé la malédiction des deux présidents précédents qui avaient échoué à se faire réélire. Avec les secondes, il a échappé à l’autre malédiction qui avait imposé à François Mitterrand et à Jacques Chirac dès leur réélection une longue cohabitation avec une majorité qui leur était clairement opposée.

Mais l’enchantement de 2017 est bien loin : s’agirait-il d’une victoire à la Pyrrhus ? À l’inverse des débuts d’En Marche, deux faiblesses entament l’assise de ce Centre. La destruction de la Droite classique se fait au profit d’un renforcement considérable de l’extrême-droite (situation à l’italienne, à l’autrichienne ou à l’espagnole). En ce printemps 2022, la Gauche se cristallise (pour combien de temps ?) dans une union populaire où l’aile gauche (LFI) devient dominante. La remise en selle de la bipolarité droite/gauche est compromise, ce qui pousse le « en même temps » vers un strabisme de droite.

Deuxième tuile : l’arbre électoral sonne de plus en plus creux. Un président qualifié avec un taux d’abstention de plus de 52 % (un progrès d’un point par rapport à 2017) et élu au second tour avec 28 % d’abstentions. Un électeur sur cinq inscrits a voté E. Macron au premier tour. Le total des votes Zemmour et Marine le Pen atteint 22 %. C’est aussi le score du vote de l’ensemble des candidats de la gauche (23 %).

Les législatives des 12 et 19 juin ont corroboré cette tendance massive à l’abstention. Combinée à la non prise en compte des votes blancs dans les exprimés et à la barre de 12,5 % des inscrits pour pouvoir se maintenir dans une triangulaire, cela a opéré un tri sélectif dont le Rassemblement national a le plus pâti (il perd plus de 659 000 voix entre les deux tours, tandis que la NUPES gagnait près de 720 000 voix). Mais c’est surtout Ensemble qui a bénéficié du système de scrutin avec plus de 2 144 858 voix engrangées au second tour. Pas assez pour une majorité absolue à l’Assemblée. Il manque 45 sièges.

Une grande partie de l’électorat LFI au sein de la NUPES, en cas de duel Ensemble/RN, s’est abstenue (40 à 50 %) ou a voté blanc. Mais entre 20 et 30 % des électeurs n’ont pas hésité à voter RN. L’électorat Ensemble est resté plus stable, bien qu’en cas de duel NUPES/RN, Ensemble n’ait pas hésité à appeler à rompre le « barrage républicain », mais cela n’a pas eu d’impact massif. Le couperet des 12,5 % des inscrits pour se maintenir dans une triangulaire et la plus grande participation de l’électorat centriste aux deux tours a creusé une très forte différence en gains pour la NUPES, l’électorat RN s’étant visiblement démobilisé, quand il n’était pas partie prenante du second tour.

Avec une partie minoritaire du corps électoral qui s’est exprimée, et un tel écart pour la majorité absolue, la situation ne peut permettre le débauchage individuel, ni une coalition à boucler en une semaine pour la constitution du gouvernement. À la différence de Pyrrhus, Emmanuel Macron n’a pris aucune de ces tuiles directement sur la tête, mais il pourrait se voir reprocher par son camp ce qu’Hasdrubal avait dit à son frère Hannibal après la bataille de Cannes « Tu sais vaincre, mais tu ne sais pas exploiter ta victoire ! »

Jean qui rit, Jean qui pleure

Les péripéties électorales françaises de mai-juin 2022 ont été décevantes pour tous les partis et surtout, pour l’opinion publique. À l’exception peut-être de LFI qui n’atteint pas la majorité dans l’Assemblée avec ses alliés de la NUPES, et de Marine Le Pen qui cumule un score inespéré au premier tour des présidentielles comme des législatives, tous les autres acteurs de la vie politique peuvent rire ET pleurer. Non sans qu’il faille ajouter à la façon de Montaigne « nous ne goûtons rien de pur », car si la majorité présidentielle perd sa majorité absolue, elle demeure la pièce charnière des solutions institutionnelles avec la présidence et 244 députés. Si Jean-Luc Mélenchon a encore une fois raté de 421 000 voix l’accès au second tour de la présidentielle, il a évité à la gauche, écologistes compris, un effondrement, et jeté les bases d’un futur programme alternatif au Centre, en raflant un nombre de députés absolument inespéré.

Les amateurs de réévaluation du rôle du Parlement et des oppositions peuvent se réjouir d’une configuration moins rigide des institutions de la V° République ; mais les mêmes peuvent s’inquiéter d’une montée très forte du populisme de droite et de sa représentation dans l’hémicycle du Parlement (un phénomène inédit depuis la vague poujadiste de janvier 1956). Ajoutons que s’il faut se réjouir qu’Éric Zemmour ait raté son OPA sur la droite, l’addition de ses 5,1 % des voix du premier tour au 16,7 % des voix de Marine Le Pen donnent une extrême droite qui dépasse la gauche aussi bien que le camp présidentiel. Nous n’en avons pas fini avec son projet d’une droite rassemblée sous l’hégémonie de la Réaction. La droite classique, Les Républicains, est de plus en plus coincée entre le RN et la tentation de gouverner ; la Gauche dite « de gouvernement » se réduit à l’ombre du Parti socialiste.

Bref, le poulailler gaulois retentit de mille bruits, pleurs, coups de bec, roucoulements, rodomontades. Sans compter bien entendu ceux qui s’estiment au-dessus ou en dehors de la mêlée électorale et qui considèrent désolants ces affrontements subalternes pendant que « la maison brûle ». Mais les caquètements de l’opinion gauloise sont-ils différents de ceux de la volière européenne ? Pas vraiment. La désaffection « démocratique » mesurée par les taux d’abstention aux élections est générale. Sans doute la démocratie parlementaire représentative a-t-elle du pain sur la planche partout pour rattraper le monde numérique. Dans un monde tout juste alphabétisé au XIXe siècle, les élections et leur cérémonial pouvaient attirer la curiosité. À l’heure du direct 24h sur 24, des jeux, des escape-games, quelle salle de vote, quelle écharpe de maire font rêver encore ?

Quant aux majorités relatives où pratiquement plus aucun parti ne réunit plus de 15 % des inscrits, elles sont la règle, et le bipartisme une exception. Les coalitions négociées longuement sur des programmes de gouvernement, et plus seulement sur des programmes avant les élections, sont presque un passage obligé. Alors, peut-être, cette fin de l’exception française ne surprend-elle pas grand monde dans l’Union européenne. C’est plutôt notre surprise qui surprend.

Demeurent pour la gauche trois questions qui fâchent et qu’il faut d’autant plus poser que l’on veut aller à la racine des problèmes (ce qui est sans doute une bonne définition de la radicalité). Laissons ici de côté la question préjudicielle du plafond de verre de la parité, qui recule dans l’Assemblée. Une deuxième question concerne le remplacement du plafond de verre du RN par un autre plafond de verre, celui de la Gauche.

Un plafond de verre en chasse un autre : la Gauche s’y cogne la tête

On a beaucoup glosé sur la fin du plafond de verre pour le Rassemblement national, qui serait dûe à un affaiblissement du cordon sanitaire « républicain » qui d’ordinaire empêchait le RN, comme son ancêtre le FN, de recueillir de bons scores électoraux. Et chacun au Centre, à Gauche, à Droite de s’accuser mutuellement de la responsabilité de la percée parlementaire de l’extrême-droite. Mais il faut parler d’un autre plafond de verre qui serait bien plus efficace à limiter l’extrême-droitisation de la scène politique : celui sous lequel se débat la Gauche depuis la fin de la présidence Hollande.

Si l’on additionne la totalité des voix qui se sont portées sur des candidats de gauche aux présidentielles, y compris l’extrême-gauche trotskiste, on obtient 9 600 384 voix, soit 23,03 % des inscrits et 31,94 % des suffrages exprimés. Aux législatives, l’addition de toutes les forces de gauche donne 7 551 112 voix, soit 15,42 % des inscrits et 33,2 % des suffrages exprimés. La gauche, toutes nuances confondues, réunit (hormis ceux qui se sont ralliés au centre macroniste) un peu moins d’un tiers des suffrages exprimés et entre 23 % et 15,5 % des inscrits. C’est un plafond de verre dirimant pour une proposition de gouvernement à gauche majoritaire.

La vraie question devient alors, autant pour un candidat de gauche à la présidentielle que pour celui d’une chambre de Front ou d’Union Populaire (peu importe l’appellation) : comment passer à un bon tiers des inscrits et à une moitié des exprimés au minimum. Autrement dit, « la Gauche quel programme ? » C’est cela la panne de la Gauche. La gestion très habile par Jean-Luc Mélenchon de l’équation acrobatique de la Gauche Poulidor perpétuelle ne change rien à l’affaire. Que dire des autres partenaires de la NUPES, Écologistes y compris, sinon que le constat est pour eux bien plus cruel que pour La France Insoumise ? Où sont les écologistes activistes des nouvelles générations Greta Thunberg ? Où sont les « déserteurs », « bifurcateurs » des nouvelles promotions des grandes écoles ? S’ils font image dans les médias, ils ne mobilisent pas réellement quand il s’agit d’accéder au pouvoir.

On nous dit : « Mais la nouvelle union de la Gauche a un programme ». Comment ne pas voir que le programme de la NUPES, pour sympathique qu’il soit dans ses inventaires parfois à la Prévert, continue de tourner autour du soleil de l’emploi, du salariat, du contrat à durée indéterminée, de l’intégration des précaires, intermittents et vacataires de l’Education nationale, alors qu’une nouvelle génération, fille de l’ubérisation de l’emploi, exprime des besoins de garantie de revenu et de revenu universel bien plus unificateurs ? Certes, on voit apparaître dans le programme de la nouvelle Union populaire un seuil de 1 063 euros garantis : « Instaurer une garantie dignité qui ne laisse aucun individu sous le seuil de pauvreté (1 063 euros par mois pour une personne seule) », complétée quelques lignes plus bas par : « Créer une allocation d’autonomie pour les jeunes fixée au-dessus du seuil de pauvreté (1 063 euros pour une personne seule) ». Mais pourquoi saucissonner encore : quelque chose pour les jeunes, quelque chose pour les pauvres, et à côté, ce bon vieux SMIC à 1 500 euros qui ne concerne plus, au demeurant, que 12,5 % des salariés ? Sans compter le rétablissement d’un mécanisme spécifique aux intermittents. Le mot « revenu universel » ou d’existence écorcherait-il encore la gauche en révolte à tout crin contre le néo-libéralisme, mais qui tient toujours à la valeur travail, comme si la codification salariale autour du contrat à durée indéterminée devait être le nec plus ultra, l’horizon indépassable de tous les mouvements. Les contours du travail dépendant d’un patron, du marché ou de l’État (y compris celui des auto-entrepreneurs, des coursiers indépendants, des auxiliaires de vie, les vacataires en tous genre de l’Éducation Nationale, des EHPAD) sont devenus flous. L’ubérisation du travail (excellent livre de l’ami Bruno Teboul là-dessus chez Kawa) n’a pas échappé à Emmanuel Macron qui semble avoir largement facilité les choses à cette entreprise dans le domaine des transports quand il était Ministre de l’économie de François Hollande. La logique binaire du vieux code du travail et de ses certitudes glisse comme de l’eau sur les plumes de canard de l’activité.

Il faut relancer nos facultés de compréhension et de mobilisation autour des nouvelles formes de précariat, autour de l’activité sous toutes ses formes, et pas simplement manier au rabais la loupe borgne du travail salarié. Alors peut-être émergera-t-il un vrai fil unificateur et pas un empilement digne de la brocante ou des vides-greniers de la gauche historique. Multitudes explorera ces terrains d’enquête (on disait autrefois « l’enquête ouvrière ») dans ses prochains numéros.

Dans une tout autre dimension, mais qui finalement touche le même flou, on a pu lire à la une du Monde du 6 juillet « un tiers des moins de 60 ans en France a des origines immigrées ». Croyez-vous que les séances d’exorcisme du « communautarisme », dernièrement du « wokisme » du Printemps Républicain et de la moitié de la gauche puissent inspirer ce nouveau Tiers-État qui n’a pas de quartier de noblesse de « francitude » ? Ou motiver les seconde voire troisième générations à embrasser la carrière de professeur des écoles ou des collèges ? Qu’est-ce qui conduira ce spectre invisible de la société à se mobiliser pour une alternative sérieuse (ne disons pas « populaire » tant ce mot a été galvaudé) disons plus modestement, démocratique, c’est-à-dire conforme à la composition réelle et complète du démos ? Un programme d’inclusion de toute la société (nationalités au pluriel, européen, couleurs, genres, nouvelles classes sociales, générations) reste à penser.

La nouvelle donne européenne et la guerre d’Ukraine

La troisième question a trait au cadre européen tout à fait exceptionnel qui a tout juste effleuré le pré carré hexagonal : celui de la première grande guerre d’Europe depuis 1945. De vraies montagnes russes, avec de vrais morts, la menace de l’holocauste nucléaire, avec en toile de fond du nouveau film Le Dictateur, le visage bouffi de Poutine devant la Rada russe : « La Russie n’a pas encore commencé les choses sérieuses » récite-t-il, tandis que Dimitri Medvedev, actuellement vice-président du puissant Conseil de sécurité russe, son homme de paille et comparse, a pu déclarer sans sourciller sur son compte Télégram, en brandissant la menace nucléaire : « L’idée même de châtier un pays qui a le plus grand arsenal nucléaire au monde est absurde en soi. Et cela crée potentiellement une menace pour l’existence de l’humanité ». Une phrase pareille, ni Charlie Chaplin, ni Michel Audiard n’auraient pu la trouver.

Quelle est la nouvelle donne européenne ? L’Union européenne a fait ses premiers pas de « puissance » avec le célèbre « quoi qu’il en coûte » de Mario Draghi, alors gouverneur de la Banque centrale européenne, lors de la crise grecque de 2010-2012. Finie l’étroite orthodoxie néo-libérale de Wolfgang Schauble, le ministre allemand de l’économie et des finances et soutenue par Angela Merkel, selon laquelle le respect de la politique d’austérité nation par nation, des critères de Maastricht (un maximum de déficit budgétaire de 3 % et de 60 % du PIB d’endettement de chaque pays) dictait les marges de manœuvre de l’Union européenne. Il est vrai que l’essence de la monnaie étant le crédit, l’euro, dès sa fondation, portait en lui-même l’idée de puissance sur le futur et pas simplement celle d’une unité de change et de compte du présent et du passé. Fini, en fait, le dogme d’endettement uniquement national d’un budget européen ne dépensant jamais plus que ce qu’il avait en caisse, donc d’un budget sans Trésor Public commun. Mais, pour que cette esquisse de la maîtrise du lien avec le futur se transforme en réalité, il a fallu plusieurs événements-crises :

1– la crise des subprimes (emprunts hypothécaires sur le marché intérieur américain) a d’abord montré les risques d’un ordre international dominé par la souveraineté illimitée du dollar sans aucun contrepoids, et dégénérant en crise financière, le cauchemar absolu depuis la Grande Dépression.

2– Le risque de faillite d’un état membre de l’Eurogroupe (la Grèce, mais potentiellement, tous les pays latins à gros déficit), entraînant l’écroulement de toute la zone monétaire, il devenait impossible de laisser tomber Athènes.

L’indépendance de la Banque centrale conçue à ses débuts pour contrer l’influence des États trop dépensiers et celle du gouverneur central vis-à-vis des gouverneurs des banques « nationales » a joué à l’envers : l’Allemagne, structurellement réticente à un secours par la BCE des économies risquant la faillite, a dû accepter cette première entorse : la Grèce n’est pas sortie de l’euro et les spéculateurs privés cherchant à jouer sur les différentiels de taux d’emprunt (le spread) entre l’Allemagne et les pays moins forts, en ont été dissuadés, par l’utilisation par la BCE de l’injection de monnaie centrale autant que nécessaire. N’oublions jamais l’exemple catastrophique des spéculations de Georges Soros, qui avait réussi à spéculer contre la parité de la livre sterling, empêchant le Royaume-Uni de rejoindre l’Euro-groupe. Toutefois, tant que demeurait le principe que chaque déficit d’un État-membre devait se financer pays par pays, l’arme de la BCE restait exceptionnelle et de dernier recours.

Il a fallu des situations de crise ne devant rien à la politique monétaire, pour que le verrou des pays « sobres ou « radins » de l’Europe du Nord saute. L’Europe puissance et les tenants d’un fédéralisme croissant de ses institutions, ont reçu le renfort décisif de deux invités inattendus et imprévisibles : la pandémie de Covid‑19 et la guerre d’Ukraine. La crise sanitaire a révélé la faiblesse industrielle de l’Union, les dépendances aiguës du Vieux Continent par rapport à la nouvelle division internationale du travail et surtout, l’intérêt qu’elle avait de contracter ses achats à l’étranger, au nom de ses différents membres, collectivement. Rapidement, l’ampleur des dégâts causés par l’immobilisation de l’économie a mis au premier rang des préoccupations de la Commission européenne un plan de soutien massif pour soutenir l’ensemble de l’économie de l’Union (et pas simplement celle de la zone euro). Il fallait alors envisager la question du financement global, donc fédéral, d’un plan de relance de plus de 70 milliards d’euro financé par un emprunt gagé sur l’Union et pas simplement sur les économies de chaque État membre. Cette décision allait-elle comme le « quoiqu’il en coûte » de Mario Draghi, rester du domaine des « mesures non conventionnelles », donc une exception ? Un moment éberluée, la Cour constitutionnelle de Karlsrhue a prétendu remettre en cause ces mesures fédérales comme contraires à la défense du contribuable allemand. Elle s’est fait remettre à sa place par la chancelière allemande. Pire, la Cour de justice de Luxembourg a d’abord refusé de répondre à l’avis d’une instance pourtant la plus haute dans l’ordre national, parce qu’elle était d’un rang inférieur dans l’ordre communautaire.

La guerre d’Ukraine, merci Mister Poutine, a achevé d’installer des emprunts du Trésor européen dans les procédures normales de l’Union. En trois ans, l’Allemagne a accepté le principe de l’endettement conjoint des pays membres de l’Union, d’une politique industrielle européenne de souveraineté en matière de santé et d’armement largement coordonnée et planifiée, puis last but not least, d’un réarmement allemand pour la bagatelle de 100 milliards de dollars par an alors que la Constitution fédérale interdit une armée offensive. Entre 1999 et 2022, l’Union, sans même avoir révisé les traités, procédure très complexe parce que requérant soit un référendum (avec le contre-exemple de 2005) soit un avis unanime du Conseil européen (donc, de ne pas affronter le droit de veto d’un État-membre, fusse-t-il minuscule), est passée à une constitution matérielle fédérale, à une autre Europe. C’est colossal et cela dépasse les traités de Maastricht, Amsterdam et Lisbonne réunis.

Comment imaginer que la question européenne se pose encore dans les termes d’un retour à divers exit souverainistes (« on n’obéira pas »), ou à une Europe toujours confédérale accompagnée d’un gros volet social et d’une politique ayant à abandonner les dogmes néo-libéraux de l’économie de marché ? Car dans ces deux domaines, la mue a déjà eu lieu. Le néo-libéralisme thatchérien est mort avec les déclinaisons multiples du « quoiqu’il en coûte », le rachat détourné des dettes « nationales » des États membres ; quant au volet social de l’Union, il apparaît déjà dans chaque mesure des politiques de santé ou de soutien de l’activité économique. Si l’on ajoute deux facteurs liés à la guerre d’Ukraine, l’entre-pénétration de l’État global européen avec l’économie et l’accélération forcée d’une transition écologique radicale avec l’extinction irréversible de la solution du gaz russe pour remplacer le charbon, on s’aperçoit que l’Union européenne va étendre qualitativement ses domaines d’intervention et de compétence et surtout, que les quantités en jeu disqualifient de plus en plus le niveau « national » comme possible, acceptable et pertinent.

Ce sont ces nouvelles conditions qui changent radicalement la donne. La réforme des traités européens n’empruntera pas le chemin d’une recherche de la belle forme de constitution, mais plutôt la légitimation ex-post d’une pratique désormais fédérale. Le rattachement de l’Ukraine à l’Union européenne, tant sur plan économique, institutionnel que défensif va contribuer de façon décisive à la fédéralisation rapide sur le plan des traités. Bien creusé, vieille taupe.

Voilà des perspectives plus intéressantes que la gazette du Palais Bourbon.