Prisons

Désincarcérer la société

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23 mai 2005

Il n’est qu’un problème philosophique qui soit vraiment sérieux, écrivait Camus
: ” le suicide “. De janvier 2002 à juillet 2003, on a compté 83 suicides et 25
tentatives de suicides dans les prisons italiennes, 19 détenus sont morts de
causes non-éclaircies et 9 d’overdoses. Total : 136 morts. Et qui ne se suicide
pas s’esquinte : au 30 juin 2003 – selon une estimation avancée par le Forum
national pour la tutelle de la santé des détenus et l’application de la réforme
de la médecine pénitentiaire (1)- étaient enfermés 14 507 toxicomanes, soit près
d’un tiers de la population carcérale totale. Entre lesquels 1 737 en traitement
méthadonique et 887 alcoolodépendants. Les affectés par le H.i.V. étaient 1 473
( 2,6% du total), 5 000 les séropositifs, 9 500 ceux touchés par une hépatite
chronique et 7 500 les reclus avec troubles psychiatriques.
Les établissements de peine sont désormais d’énormes lazarets, des hospices pour
abandonnés, vastes décharges où sont confinés toutes sortes de douleurs et
mal-être sociaux, parmi lesquels s’amassent humiliés et offensés, vies mises au
rancart, malchanceux sans espoir, immigrés et neolumpen, aliénés par la même
société de consommation qui leur promet le bien-être et les en exclut. Aussi
vrais que vraiment séduits par les chimères d’un capitalisme qui les a relégués
aux marges.
Dans le système pénitentiaire, ceux qui, par euphémisme sociologique, en
viennent à être définis sous le vocable ” nouvelle pauvreté ” atteignent
désormais 80% de la population carcérale. Que les prisons aient été un
révélateur purulent de l’état de la société a été écrit, dit et répété jusqu’à
la nausée. Une évidence qui résonne comme une rhétorique vide de l’indignation,
inaudible pour qui se voit contraint d’y traverser des périodes chaque fois plus
longues de sa propre existence. La durée de la détention a augmenté de 50% au
cours des quinze dernières années, le taux de récidive de 70%.
La sphère pénale a explosé au cours des années 90, la population carcérale a
redoublé jusqu’à dépasser les 57 000, auxquels vont s’ajouter ceux qui ” tirent
usufruit* ” des mesures alternatives et dont la peine est de l’ordre de la dite
” prison diffuse ” (arrêts domiciliaires, communautés thérapeutiques, preuves
d’assiduité sociale, semi-liberté, travaux d’intérêts généraux), atteignant le
nombre approximatif de
100 OOO personnes, dans un contexte qui connaît une moyenne annuelle de 300 000
condamnations pénales.
*Note du traducteur : le texte italien emprunte à cette terminologie de droit
civil
( un propriétaire accorde/octroie l’usufruit de terres lui appartenant à un
métayer qui les a plantées d’arbres fruitiers, contre une part en nature et/ou
un pourcentage du revenu de la récolte, par exemple)… Ici, il s’agit de décrire
le rôle parasitaire de ces ” originaux/aristocrates/déclassés/fayots ” en
prison, auxquels la débauche de mesures encadrées ” réussissent “, que
l’administration interpose comme un écran à l’exercice de la coercition, et
comme ” faire-valoir “, stress et canule, tel que c’est développé plus loin…

Une partie de la population pénale est prédestinée à frayer avec la réclusion.
L’examen de son cas est toujours le même : 30% des actuels incarcérés sont
étrangers, 45% proviennent de l’Italie méridionale. Le profil classique est
celui du jeune dépourvu d’instruction et à propension à la toxicomanie. Qui
vient du Sud, n’a pas de diplôme, appartient aux milieux sociaux les plus bas.
Qui arrive de pays d’émigration voit augmenter, beaucoup plus que par le passé,
la probabilité de finir en prison. La prison renvoie à un des aspects les plus
crus de la discrimination de classe et le recours à la légalité est la machine
idéologique** qui légitime et reproduit cette domination.

Nouvelles technologies de la peine

Contrairement à telle sanction de l’art. 27 de la Constitution, la peine ne
promeut aucune fonction rééducative.
Jamais auspice ne s’est révélé plus ridicule.
L’ambiguë et rachitique publication normative des années fébriles de la
modernisation pénitentiaire de label catho-communiste, la bien-nommée loi
Gozzini, est inappliquée et éludée dans les faits.
Une telle réforme était viciée dès les origines par une contradiction interne
irrémédiable, puisque l’ouverture aux nouvelles politiques pénitentiaires,
regardant à la réinsertion partielle et à la reconstruction sociale du
sanctionné, suivit en parallèle le déploiement des politiques différentielles
de l’émergence, transfigurant la prison en une sorte de comédie dantesque, où
l’Enfer de la différenciation et de la spécialisation s’approfondissait en
cercles spectraux, en dehors desquels demeuraient limbes, les friches, les
zones de détention qui présageaient un accès possible dans les établissements
de purge des peines, où la punition s’allège en laissant entrevoir l’espérance
de sortir un jour prochain vers le Paradis.
Une escalade vers la rédemption, possible seulement après avoir fait montre
d’une active coopération à la punition même, à travers un dispositif
d’intériorisation de la faute qui a intégré aux traditionnelles disciplines de
surveillance et de contrôle une nouvelle technologie fondée sur l’adhésion à la
peine de la part du reclus.
La politique carcérale ne s’est plus contentée d’une pointilleuse prise en
charge des corps ( en latin : le verbe prehendere, donne prisio au génitif, et
prisum au participe passé) mais a découvert ” les vertus de l’usage médiant de
la parole”.
Au cours de quelques rencontres le détenu est sollicité pour ” faire le point ”
sur la situation, sur l’évolution de la perception qu’il a de ses délits et de
ses crimes, sur ses projets pour l’avenir.
Ce sont les reclus possédant un capital culturel plus grand, d’une plus haute
perspicacité dans l’usage de la parole et une habileté stratégique plus grande
qui ont profité de ces nouvelles stratégies de traitement, qui consentent à
manœuvrer avec les travailleurs sociaux
( éducateurs, psychologues, assistants sociaux) et le magistrat d’application
des peines/de surveillance, au détriment des autres de la masse, incapables et
abandonnés à eux-mêmes, doublement discriminés par ces handicaps sociaux et
culturels qui ne les ont pas aidés avant l’entrée en prison en les excluant une
seconde fois, après, vers la réclusion perpétuelle, par le fait de ces
politiques de traitements inapplicables.
L’involution politique qui s’ensuivit telle qu’elle intervint au cours de la
décennie 90 a fait un luxe superflu celle de la critique des balbutiements du
réformisme carcéral. Le surpeuplement et les nouvelles politiques répressives
ont décharné la loi Gozzini, en introduisant de nouvelles et toujours plus
d’exceptions articulées, en multipliant les ” criminels ostensifs ” ( inclus
dans le 4bis) pour lesquels les mesures alternatives, outre être obsolètes, en
viennent à être rendues pratiquement impossibles. Les années de l’opium
judiciaire et de la boulimie pénale ont remis en lice le principe de
l’incompressibilité de la peine, une rengaine qui a bercé les nouvelles
générations de juges d’application des peines. C’est ainsi que la prison en est
revenue à défaire, y compris dans les discours des spécialistes de la
correctionnelle, cette fonction sociale crue pour laquelle elle était née.

Le ” sentiment d’insécurité “.

la prison ne rachète pas, la prison ne corrige pas, elle sert seulement à
confiner derrière d’épaisses murailles d’enceinte, problèmes et contradictions,
que l’hypocrisie collective préfère déranger. L’économie du châtiment/punition
est désormais devenue une ” technique d’invisibilisation des problèmes
sociaux”.
Nous nous trouvons de nouveau face à ce postulat initial, durement combattu
dans les années 60 : la modernité n’a pas su penser d’autres réponses au délit,
alternatives à l’internement. La prison est apparue, bon an, mal an, comme la
solution la plus simple et plus économique au désordre social diffus.
L’idéologie pénitentiaire*** est ainsi devenue un des piliers de la culture
politique contemporaine qui, en ne parvenant plus à faire vivre l’espérance, a
fait de la peur et de l’angoisse un de ses répertoires les plus fructueux, en
nourrissant la psychologie sociale avec les impulsions les plus troubles de
l’âme humaine, devenue otage du ressentiment et de la vengeance. Ce courant est
décrit par Loïc Wacquant (2), comme un enchevêtrement confus de sentiments qui
mêlent la peur de l’avenir, l’obsession pour le déclin social et l’angoisse de
ne pas pouvoir transmettre son propre statut social aux fil(le)s, à cause d’une
compétition pour les titres et les postes toujours plus incertaine et effrenée.
Cette insécurité sociale et mentale, diffuse et multiforme, frappe directement
les familles des classes populaires pourvues du capital culturel requis pour
accéder aux secteurs protégés du marché du travail ; celle-ci investit aussi de
larges secteurs des classes moyennes, et les nouveaux discours martiaux des
politiques et des médias sur la délinquance la captent et la fixent sur la
seule question de l’insécurité physique ou de la menace criminelle, et en effet
supplémentaire de l’insécurité, domine le ” sentiment d’insécurité “, ou bien
l’état d’âme, la perception sociale du malaise, devenu un des indicateurs
statistiques de grande fiabilité, capable de décider de la carrière d’un
ministre de l’Intérieur ou de la Justice, ou de sommets des forces de l’Ordre.
En s’essayant à une perception sociale, ou peut-être à un sentiment, advient
qu’elle soit spécifiquement dépourvue de consistance réelle, mais issu du fruit
de courants irrationnels, de pulsions orientées, sollicitées par qui contrôle
les médias et les sources de la communication. Domine alors l’interprétation
publique la plus forte, le sentiment d’insécurité le plus conforme aux groupes
sociaux qui voient leur propre point de vue mieux représenté et véhiculé.
La perte des postes de travail , les licenciements, le chômage et la
précarisation de l’emploi, avec les drames et les malaises sociaux et
existentiels qui atteignent des familles entières, ne sont pas perçus et pris
en charge comme aspect d’un sentiment d’insécurité collective, mais viennent
relégués aux états d’âme de sphères sociales précises, coupables de réfuter les
conditions de travail, qui autrement permettraient de soutenir la concurrence et
assurer stabilité sociale et croissance économique . Il ne s’agit donc pas d’une
incertitude quant au furur dérivant d’une nouvelle condition de précarisation
sociale, d’un modèle darwiniste de société qui se répand, mais d’une volonté
injustifiée de conserver les privilèges et les avantages.
De telle sorte que cette insécurité s’avilit en sentiment illégitime, privé de
cette dignité scientifique qui lui concèderait bien d’être repris par les
indicateurs statistiques, en introduisant un objectif nouveau dans l’agenda
politique. D’autres phénomènes suscitent l’alarme, comme les pillages sauvages
dans les villes pavillonnaires du Nord-Est, les attaques de bijouteries ou de
stations d’essence avec des revolvers en plastique, les hold-up de banques à la
cisaille. Il arrive ainsi que le sentiment d’insécurité, mesuré uniquement sur
les paramètres de cette nature, ressorte plus élevé dans les zones urbaines
aisées, où les infractions sont quasi inexistantes.
C’est précisément pourquoi il s’agit de sentiment, et non pas d’insécurité
vraiment. Mais une fois propagé par les médias, cela parvient à produire une
paradoxale augmentation de l’indice d’inquiétude jusque dans les foules des
quartiers populaires, non plus préoccupées de revenir du marché le cabas
decourses vide, mais de subir d’hypothètiques assauts dans les cuisines de
leurs habitats populaires.

D’un régime de sensibilité à l’autre

Est sensible la perte d’une pensée forte qui sache de nouveau rompre une telle
spirale, qui soumette à une critique explicite l’idéologie pénale et relanceun
nouveau projet politique capable d’affirmer un type de société où l’idée de la
pénalisation ne trouve plus place. ” La question n’et pas de savoir quoi faire
de la prison, comment l’améliorer, ou peut-être comment adapter l’ordre
pénitentiaire aux normes générales de l’État de Droit, il s’agit au contraire
de se demander comment s’en débarrasser et ce, au plus vite, parce qu’et
évident que nous serons sans doute considéré avec répulsion et mépris par les
générations futures “, c’est autant que nous invite à le faire le philosophe
Alain Brossat dans son livre concis, ” Pour en finir avec la prison “, paru en
France en 2002 et publié courant 2003 en Italie, chez Elèuthera, sous le titre
” Scarcerare la società “.
L’invite à remettre en discussion hérédité de la pensée, habitudes
philosophiques que nous pensions intouchables, soulève des questions
inconfortables et épineuses, mais peut-être c’est précisément d’un regard
différent sur les/des fondamentaux qu’il convient de repartir. En reparcourant
la généalogie du pénal, Brossat présente une lecture désenchantée de
l’Illuminisme qui, dans le domaine du système des peines s’avance dans un
moment décisif de passage d’un régime de sensibilité à l’autre. En réélaborant
la thèse de Norbert Elias sur la domestication de la violence, il y note
l’émergence d’une hyperesthèsie sociale, ou encore l’apparition d’un ” sujet
hypersensible de notre modernité ” qui ne supporte pas, pour commencer, la
souffrance même face au spectacle de la brutalité extrême et de la cruauté. Ce
qui expliquerait bien l’avènement d’une sensibilité humaine égocentrique plus
qu’altruiste.
Analyses qui nous offrent de nouveaux outils pour mieux comprendre, par exemple,
cette cosmétique linguistique qui a camouflé l’essence de quelques-uns des
conflits guerriers des dernières années. La ” guerre éthique ” de Tony Blair,
les ingérences humanitaires armées, les opérations de police internationales,
les occupations militaires déguisées sous la formule de ” peace making ” et ”
peace keeping “, les ” bombes intelligentes “, les bombardements ”
chirurgicaux “, les ” effets colatéraux “, le mythe de la ” guerre propre au
coût zéro “, font partie d’un dictionnaire novateur qui intercepte
l’ineffroyable sensibilité occidentale****. Le paradoxe de cette moderne
impressionabilité réside dans la présence d’un sentiment d’horreur qui ne vient
pas à bout de la violence, pour ne se contenter que de la rendre invisible, et
cela n’est pas seulement valable pour les actes commis, mais a fortiori pour la
pensée. S’est imposée en somme une sélective indignation paradoxale qui, en
matière pénale, en montrant de l’aversion pour la violence explicite des
supplices, entraîne la révolte devant l’internement des corps soustraits à la
vue, de cette façon vouée à l’oubli et ” vite privés de la pitié “.

La mise en scène du supplice

Plus que célébrer une ” litanie du Progrès “, Michel Foucault, en retraçant les
divers degrés de châtiments et des peines, des supplices et des prisons, visait
à démontrer comment une ” fonction sociale complexe ” était inhérente aux
punitions, qui outrepassait le simple rôle répressif. problème non seulement
juridique, donc, conséquence de l’application du Droit, mais aussi fait
pleinement politique. L’économie du châtiment, selon l’auteur de ” Surveiller
et punir “, appartient à ce vaste champ dans lequel interviennent les
procédures de pouvoir. Les supplices de l’Ancien régime, plus que rétablir la
justice, réparer un dommage, avaient pour fonction de réactiver le pouvoir en
offrant au peuple le spectacle de la souffrance.

**,*** soulignés par le traducteur : machine idéologique = inscrit la
soumission sur le corps /idéologie pénitentiaire = s’insinue dans les têtes par
le judas, l’œilleton.

**** note du traducteur : l’ineffroyable sensibilité occie reste drapée dans le
défi stoïque et digne à la camarde.

Le supplice de Damiens, ” le Régicide ” est un des exemples historiques dont
nous est parvenu une trace. Ainsi décrit-il cette affaire, Monsieur Alexandre
André le Breton, greffier criminel du Parlement, soit aussi, Chancellier pénal
de la Cour suprême de Justice, dans le ” Précis historique ” annexe aux quatre
volumes des ” pièces originales et procédures du procès fait à Robert-François
Damiens ” : en cette année 1757, Paris était traversé par une des habituelles
vengeances du pouvoir royal à l’endroit des sommets du pouvoir des toques à
hermine*****. Le Mercredi 5 janvier, à la nuit tombée, quelqu’un a, ” en haut
des escaliers, près de la voûte “, blessé le roi à la cinquième côte, avec un
couteau ; le dommage est minime, comparable à une tête d’épingle, mais cela
devient une offense énorme faite au sacro-saint corps du souverain. L’auteur de
l’attentat est Robert-François Damiens, chômeur, auparavant domestique en
diverses maisons, muni de références discrètes et quelque anomalie
comportementale. Les précédents signalent un frénétique taciturne, curieux ”
frondeur ” élucubrateur, qui soliloque ; conscient ” de l’effervescence de son
propre sang “, il cherchait dans un soulèvement qu’on répandit le sang en
abondance. En évoquant l’accusé, Le Breton conjugue les verbes à l’imparfait
parce que ” le scélérat ” n’appartient déjà plus à ce monde. Il a rendu l’âme à
Dieu , le Lundi 28 mars, en ” Place de Grève ” (l’actuelle Place de l’Hôtel de
Ville), après très long supplice techniquement défectueux, ainsi qu’il en
arrive de même à ces patients condamnés à la ” peine d’être tirés par quatre
chevaux “.
La traction des quatre chevaux n’ayant pas suffi à l’écarteler, ils y seraient
arrivés si, après conseil à propos pris auprès du médecin, l’équipe
d’exécuteurs des basses œuvres n’avaient empoigné les couteaux et tranché
quelques tendons. ” Puisqu’il arrive d’ordinaire que les tendons et les
ligaments résistent et ne cèdent pas tout à fait, malgré les efforts des quatre
chevaux, et même si on en rajoute, il convient à la fin de sectionner les
ligaments à la jointure des os ” ; alors seulement ” les chevaux parviennent à
arracher chacun un membre “. Le supplice dure à peine ” deux heures, lui vivant
“. La lame employée dans l’agression n’était pas propre à procurer des blessures
mortelles. Franco Cordero, dont nous avons extrait les citations qui suivent de
son manuel de Procédure pénale : ” Parmi les fainéants qui fréquentaient les
couloirs et les salles judiciaires du Palais “, Damiens était devenu un
admirateur des seigneurs en toge*****, champions de la dite ” liberté gallicane
“, piégée par la politique ministérielle ; ” on ne lui connaît pas de complices,
ni de mandataires, mais les Messieurs (en ce contexte, en de telles occasions,
cela comprend les Princes de sang et les hauts dignitaires), indirectement mis
en cause, châtient les suspects en prononçant une sentence mémorable “.

*****note du traducteur : il faut vérifier si l’on gratifiait le haut rang de
ces magistrats d’une hermine, à cette époque, et s’ils portaient la toque.
Le texte italien emploie dans les deux cas ” hommes/seigneurs en toge ”
assimilable à la toge des patriciens romains…

L’escamotage de la peine et le spectacle du procès

À partir du XVIII° siècle, la religion de la confession a cédé la place à la
confiance en la preuve, la réclusion se substitue à la torture, aux
mutilations, aux supplices exemplaires. La justice désacralisée, la procédure
pénale désenchantée, les délits imaginaires disparus, redresser et corriger,
avant même encore de punir, deviennent les paroles d’ordre de l’Illuminisme
pénal et du réformisme judiciaire. Les théories du Contrat social ne conçoivent
plus le crime comme un attentat au corps mystique du souverain, mais comme une
rupture du pacte social. L’entité de la punition doit apparaître alors graduée
à l’infraction commise et surtout être sûre, parce qu’elle pourrait exercer un
effet dissuasif.
Cette transformation conduit à l’escamotage de la punition, à la proscription du
spectacle punitif. Le cérémonial de la peine entre dans l’ombre, pour devenir
une obscure pratique administrative, substituée par la publicité en dents de
scie du procès et de la sentence, moments en priorité secrets. Le volte-face
est radical. Procès et condamnation, plus même que la peine, deviennent le
stigmate négatif qui doit marquer le délinquant. L’exécution de la sanction
paraît ainsi une ignominie supplémentaire dont la Justice a honte de la
montrer. On s’en tient à distance. La peine échappe au champ des perceptions
quotidiennes pour entrer en une dimension abstraite, méconnue, imaginée, non
visible. L’efficacité est dévolue à son inéluctable fatalité, et non plus à son
intensité perceptible. La certitude d’être puni et non plus l’abominable
théâtre, la scène dégoûtante, en viennent à en représenter l’avertissement. Le
corps n’est plus exposé, mais interminablement reclus. ” L’impressionabilité
n’est plus liée à l’éphémère intensité du supplice, à son exemplarité
illusoire, mais fondée sur la durée “. Ce qui consent à la Justice de n’avoir
plus à s’occuper d’assumer publiquement la part de violence qui est intrinsèque
à son exercice. La punition n’apparaît plus comme telle parce que les nouvelles
techniques visent à remettre le déviant dans le rang. Mais derrière le propos
de ” guérir “, se profile en réalité l’aspect plus concret de l’expiation, à
savoir le châtiment.

L’apologétique carcérale

C’est ainsi que naît un genre nouveau : l’apologétique carcérale, un projet
édifiant voué à la réinsertion d’une partie déviante de la société. Avec
Beccaria et Bentham se déploie un processus de rationalisation des doctrines
ainsi que de l’architecture punitive, non plus fondé sur la dégradation des
corps, mais sur la corrections des mentalités. ” Non pas le terrible mais
passager spectacle de la mort d’un scélérat, mais le long et ostensible exemple
d’un homme privé de liberté, qui devenu bête de servage, récompense la société
qu’il a offensée par ses corvées, ce qui est le frein le plus fort contre les
tentations délictueuses ” : c’est la citation d’un passage tiré de ” Des délits
et des peines “, que Brossat propose, en notant au passage comment la
philosophie pénale illuministe invente avec la prison une nouvelle fabrique de
l’inhumain, qui en vient à se substituer aux abattoirs du tourment, en
définissant le passage du régime du supplice sur les corps à celui de leur
abandon, de la cruauté à l’insensibilité. Mais déjà, Benjamin Constant, en
vieux père du libéralisme moderne, mettait en garde contre l’illusion
humanitaire : ” les punitions que l’on a voulu substituer à la peine de mort ne
sont que cette même peine infligée avec minutie, presque toujours de façon plus
lente et douloureuse. ”
Le bourreau disparaît mais les geôliers augmentent. Finalement, les détenus
n’éprouvent plus la faim et les privations dans les prisons de l’Occident
moderne et opulent ; ils dépriment au contraire, pourrissent, se vident, se
misérabilisent, se suicident justement. Ils font de la vie même une maladie.
L’institution pénitentiaire ne tue presque plus de sa propre main, elle les
laisse se tuer eux-mêmes, pendant la propagation du libéralisme économique,
après la décennie 80, le nombre des incarcérés a commencé à augmenter
démesurément, et les peines à gonfler sans frein. Le nombre des criminels a crû
parce que s’est élargie la palette des comportements sanctionnés. La prison
s’est reproposée en institution criminogène, en fabrique de la déviance qui
soustend l’idée paranoïaque d’une société en liberté conditionnelle.

Le paradigme victimaire

À ce propos, A. Brossat signale une configuration ultérieure de la sensibilité,
investie du surcroît du paradigme victimaire. Un procès de neutralisation
substantielle et de dépolitisation de la figure de la victime qui, devenue une
icône de la martyrologie étatique, annule ” les perdants et vaincus de
l’Histoire “. Derrière lequel émerge une opinion humanitaire nouvelle qui,
retournant les présupposés de la critique illuministe (circulation libre des
idées en un espace public autonome de la sphère étatique et religieuse), se
conçoit comme un rempart avancé de la loi et de l’ordre en invoquant une
nouvelle forme d’intolérance. Ce qui revient, sans plus de remords ni
hypocrisie, à affirmer l’objectif uniquement afflictif de la peine. Ainsi que
le reconnaissait voici plus d’un siècle le sociologue Émile Durkheim : ” la
peine est restée une œuvre de vengeance. On dit que l’on ne fait pas souffrir
le coupable pour la seule raison de le faire souffrir. Il n’en est pas moins
vrai toutefois que nous trouvons juste qu’il souffre “, et pour ça, il
n’oubliait pas de recommander que ” la condition pénitentiaire doit être plus
draconienne que celle de l’homme libre le plus indigent “.

La rétribution symbolique

La prison ne change pas. Elle reste le lieu dans lequel l’État régule avec
froideur ses comptes avec les classes dangereuses, ce en quoi il montre sans
émotions ni faiblesses qui commande, en rappelant aux vaincus combien il en
coûte de continuer à prétendre ignorer les règles du jeu. Cette essence
politique qui est la sienne suggère donc de changer notre vision de l’ ”
opinion humanitaire “, sur la base d’une approche compassionnelle qui déverse
sa critique uniquement sur la souffrance du détenu, mais en observant la prison
comme manifestation de la violence d’État, lieu de l’exception souveraine. Cela
développe une fonction politique décisive puisqu’elle réunit la communauté
contre celui qui a enfreint les règles. La réclusion renforce donc le lien
social, prépare la sécurisation future. Toute peine infligée orchestre une
rétribution, une restauration, en réinvestissant d’une fonction lénifiante pour
la conscience collective frappée par les crimes. Il n’est aucun réformisme
pénitentiaire qui ait réellement insinué une telle philosophie. Aujourd’hui
face à l’abyssale faillite de l’humanisme pénal, Brossat invite à rejeter
définitivement la duperie fondatrice de la prison. La prison ne sert à rien et
l’espérance que le Droit y fasse une entrée pleine et sereine – conclut-il – ne
nous conduira pas pour autant à l’ère de ” l’après prison “, mais seulement à
celle d’un Droit emprisonné. Pour ce propos, ce n’est pas l’État de droit qui
s’étend dans les prisons, mais le modèle carcéral qui gagne du terrain dans la
société, ainsi que le démontrent les centres de permanence temporaire et les
nouvelles structures de détention atténuée.

Emprisonner le Droit ou abolir la prison ?

Penser que ” pour éliminer le scandale des prisons il soit suffisant de rendre
adéquats leur régime interne aux normes générales de l’État de Droit “, penser
qu’il soit suffisant de garantir le niveau minimum d’intégrité fondamental et
l’immunité de la personne détenue, pour faire de la prison un espace
définitivement ” humanisé ” et juridiquement correct, outre que cela renvoie à
une conception purement passive des droits, compris uniquement comme tutelle
pure de la personne, à l’égal d’un tuteur d’organisme végétal, muet et dépourvu
de pensée propre ( comme la flore sollicitée par les ambientalistes), montre
l’incompréhension absolue des effets de l’internement. L’entrée en prison
provoque une dégradation juridico-politique de l’interné, réduit à un simple
corps ? ” La détention est la preuve la plus radicale qui soit de
non-appartenance à la communauté civile “. Le détenu est privé de ” droits en
tant que sujet “, et peut réagir avec une morgue impudente, et ainsi qu’avec
autant de tampons de l’administration en bas de chaque page de son dossier, un
vice-directeur d’un institut de peines répondre à un détenu qui lui demande sur
quels fondements juridiques s’appuie le traitement pénitentiaire qui lui est
réservé. Une condition qui renvoie à celle de l’ostracisé, du bandit, de
l’exilé intérieur. Il est impensable imaginer l’exercice des libertés
politiques à l’intérieur d’un système disciplinaire qui considère la sanction
consubstantielle, non seulement à la privation de la liberté physique, à la
réduction brutale des possibilités de mouvement, au ” disciplinage ” des corps,
au contrôle des sentiments, des émotions, des affects, à la privation de
quelques fonctions essentielles de la vie humaine,mais aussi au droit de
réunion et de discussion.

Lieu concentrationnaire par excellence, la prison ne prévoit pas l’existence
d’un ” espace public ” interne aux murs d’enceinte******. Les sections sont
strictement séparées les unes des autres, les cellules demeurent fermées tout
le jour durant, exception faite de quelques instituts de peine. Il n’y a aucune
liberté de circulation, les seuls lieux de rencontre demeurent les promenades
durant les heures de sorties à l’air libre, les salles de sport (dans les
centres qui en sont pourvus), les éventuels activités liées à la réinsertion,
les lieux de culte. La communication emprunte alors des courants souterrains,
suit des trajectoires tortueuses, s’enfonce dans de longs parcours discrets et
réservés cherchant à éviter les yeux omniprésents de l’administration, en se
servant de l’ancien savoir-faire des esclaves. En substance, l’hypothèse d’une
” vie active “, pour emprunter une expression d’Hannah Arendt, ou en d’autres
termes, l’exercice de la citadinité, à l’intérieur de laquelle l’individu
détenu se trouve être envisagé aussi comme être pensant, capable de produire de
l’activité relationnelle de type sociale, politique et culturelle, n’étant à
aucun moment pris en considération, et même entravé autant qu’il est possible.
Si la communication entre détenus n’est pas formellement interdite, sauf
explicites précautions/garanties de l’autorité judiciaire, l’entière machinerie
pénitentiaire est construite pour l’empêcher, l’intercepter, la supprimer.

Quelle peut alors être l’issue d’évasion de l’idéologie pénitentiaire ?
Désincarcérer la société voudrions-nous entendre répondre. Mais combien sont
prêts à scier les barreaux qui emprisonnent leur propre conscience ?

(23 mai 2005)

(1) Du ” Manifeste ” du 11mars 2005.
(2) Loïc Wacquant, ” Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité
“, éd. Agone, Paris 2004.

Traduction de l’italien par Sedira Boudjemaa /

(Nous vous invitons à écrire à Paolo : Casa Circondariale/
Strada San Salvatore 14B
01 100 ViTERBO- ITALiE.)