Si l’université publique a longtemps été considérée comme un milieu libre et privilégié d’élaboration et de partage de la pensée, elle est désormais trop souvent vécue comme un lieu de capture : des affects, du travail, de l’attention, du temps. La cuisine interne que l’on nous sert désormais à la cantine de l’ESR1 mélange avec soin le désirable et l’intolérable ; l’envie de ne pas cesser de mener ensemble des enquêtes (créatives, critiques, spéculatives), et le refus de le faire au sein d’une série de dispositifs étriqués (de bureaucratisation hypertrophique, de course à l’excellence rentable, de précarisation par projet…) qui régissent de plus en plus les institutions de l’enseignement supérieur.
Chez les nouvelles générations, les tensions qui innervent le fonctionnement de la recherche se font plus prégnantes, plus pressantes, plus perceptibles. Objets d’un rapport ambivalent, les jeunes chercheur.euses se retrouvent pris entre le marteau de l’aspiration à la reconnaissance et au soutien matériel que les institutions peuvent garantir, et l’enclume du rejet de leurs logiques de sélection et isolement. Des collectifs – comme celui du Manuel d’autodéfense universitaire accueilli par ce dossier – se réunissent pour façonner, avec un esprit ironique et réflexif, des outils d’analyse et de décision, pour tenter de faire face à trop de contradictions teintées d’incertitude. Parfois même, ils se structurent en collectifs de recherche indépendants, bien qu’en relation avec des organismes publics, et s’associent autour de territoires précis2. Les contingences récentes ne font que renforcer l’intérêt de ces instruments et initiatives. L’énième reforme controversée de l’ESR en France (la fameuse LPPR, devenue LPR3), accompagnée par l’expérience de la télé-université pendant la pandémie – de l’isolement blasé et ordinaire des visioconférences jusqu’aux immolations extra-ordinaires des étudiant·e·s en détresse – ont relancé les discussions relatives aux contextes et pratiques de la recherche4.
Mais alors, qu’est-ce qui pousse à poursuivre des recherches à la fac ? Qu’est-ce qui permet d’y rester ou, au contraire, empêche d’en partir ? Peut-on d’ailleurs pratiquer en d’autres lieux ce qu’on aime(rait) y faire ? Les réflexions et expérimentations qui résultent de ces interrogations n’ont rien de conservatrices : elles ne se résument pas à une défense entêtée d’une respectable forteresse académique assiégée par la gouvernance néolibérale. Faisant écho à une série d’expériences historiques parfois refoulées – dont rendent compte le texte de Thierry Baudoin et Michèle Collin comme celui d’Anne Querrien –, ces questionnements permettent à des gestes et des contextes de recherche alternatifs d’émerger, singuliers et vivants, au seuil de l’univers institutionnel. Dans le même mouvement, ils mènent à penser autrement et à se ré-approprier – plutôt qu’à renoncer à – des gestes et des catégories de la recherche largement et historiquement figés. De l’aventure palestinienne de Campus in Camps aux propositions artistiques de The Cheapest University, en passant par une bergerie empreinte de pragmatisme spéculatif ; il nous est donné à voir la multiplicité et l’importance des expérimentations – souvent ludiques et engagées – qui déplacent, déverrouillent et décolonisent le territoire exclusif instauré par les protocoles institutionnels qui les administrent d’habitude.
Au carrefour de la stratégie d’émancipation, de la nécessité de survie et de l’irrévérence créative, ces initiatives balisent le terrain d’un dehors d’un écosystème universitaire, incorporant désormais de nombreux acteur.ices (comme les écoles d’art ou les entreprises privées) qui n’en faisaient pas originellement partie intégrante.
Par la compilation de différents témoignages, ce dossier tente de mettre en lumière des espaces féconds de recherche n’ayant jamais été valorisés comme tels, parce qu’extérieurs à l’institution, et irréductibles à celle-ci à cause de leurs économies, de leurs rythmes et de leurs langages. D’autre part, il souhaite soutenir et venir alimenter l’émergence de zones interstitielles et collaboratives de régénération à l’intérieur même de l’édifice académique (parmi ses habitant.e.s, par les moyens dont il dispose, dans ses espaces)5.
La re-découverte de milieux non-hiérarchiques, non-rentables et non-disciplinaires où des collectifs se regroupent – souvent « dans la pénombre » – pour étudier des problèmes qui les touchent6, permet également de penser leur développement au cœur de l’université. Car, si le dedans toxique et visqueux se déploie à la jonction entre l’intérieur de l’institution académique et l’extérieur du marché néo-libéral, alors il est urgent de penser des agencements, des activités et des modes d’existence permettant aussi d’y échapper en son sein. Sensibles à la parodie que François Deck opère à partir d’un appel à candidature doctorale dans son « Mantra projet », nous aurions également envie de renoncer à ce terme de « projets » (en tant que préemptions institutionnelles de la libre enquête collective), martelé jusqu’au dégoût. Et dans le sillon tracé par les textes de cette Mineure, en suivant Hans Schildermans jusqu’en Palestine, Léna Dormeau et Mélodie Faury lors d’une promenade en rase campagne, ou le collectif Sancho Panza dans leur ring d’auto-défense universitaire ; nous pensons que le mot « initiatives » – entendu comme tentatives d’initiation de nouvelles expériences d’apprentissage, chemin faisant – nous conviendrait mieux.
Afin de balayer le malaise touchant aussi bien l’enseignante-chercheuse titulaire sommée de devenir auto-gestionnaire de sa carrière, l’étudiant voué à se transformer en chômeur déprimé, ou encore la doctorante vacataire en burn-out ; nous croyons énergiquement à la salutaire dispersion des situations d’étude, aux « multiversitudes » déjà à l’œuvre, et à venir7. Car, c’est en proposant et multipliant des expérimentations à la hauteur des inspirations et des engagements de celleux qui les portent, qu’il sera possible de faire imploser joyeusement ce choix insoluble et éminemment coûteux : accepter la configuration institutionnelle que l’université impose aux envies de recherche ou faire le deuil de celles-ci.
1 Enseignement supérieur et recherche.
2 Nous pouvons citer, à la croisée des sciences humaines et sociales, les expériences d’Échelle Inconnue à Rouen (www.echelleinconnue.net), de Medication Time en Nouvelle Aquitaine (https://recherche.medicationtime.org) ou encore du GRAC à Lyon (http://cooprechercheaction.org).
3 Loi de programmation pluriannuelle de la recherche devenue Loi de programmation de la recherche.
4 Voir, respectivement, le manifeste « Pour un autre avenir des universités », Multitudes, no 79, 2020, p. 20-30, et l’« Appel à propositions pour 2022 : quelle Université et quel système de recherche voulons-nous ? » du collectif Rogue ESR (https://rogueesr.fr/20210503/).
5 À titre d’exemple, voir les pratiques et la réflexion théorique dont témoigne, dans le champ des sciences sociales, la revue Agencements : www.editionsducommun.org/collections/revues
6 Cette réflexion doit beaucoup au champ théorique ayant mis en avant la notion d’étude/study dont ont été protagonistes les penseurs nord-américains engagés Fred Moten et Stefano Harney. Le travail de la plateforme DarkStudy (« étude dans l’ombre ») peut être un bon exemple d’une initiative inspirée par ce mouvement : www.darkstudy.net
7 Revoir le travail toujours actuel de la Majeure du numéro 39 de Multitudes « Universités : Multiversitudes ».