Dix lieux communs polluent le débat, voudraient faire de ces élections de juin 2024 un non évènement, de l’espace de relégation du besoin de démocratie une sorte de trop plein, de chambre d’évacuation où la bile des parlements nationaux peut s’épandre sans prêter trop à conséquences.
Premier lieu commun : l’Europarlement n’a presque pas de rôle effectif. Au reste, l’Europe est une fiction, un théâtre en carton où les États nations qui ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, se jouent la comédie funèbre de leur enterrement de première classe. Ce serait l’heure du Grand Sud sous ombrelle chinoise, ou du Grand Ouest cowboy de Trump. On verra dans cette Mineure qu’il n’en est rien. Le seul ensemble institutionnel nouveau qui émerge dans le monde depuis trente ans (depuis la chute de l’empire soviétique), c’est la construction de l’Union Européenne qui ne cesse de s’étendre malgré le Brexit.
Deuxième idée tronquée : l’Europe est lâche, anti-démocratique et libérale. On aurait pu s’attendre, en temps de guerre aux portes orientales de l’Europe, de l’Ukraine à l’Estonie, qu’aux élections de sa seule institution élue par tous ses citoyens, son Parlement (les dernières élections remontent cinq ans en arrière, et pourtant, en 2019, la Crimée avait été annexée depuis cinq ans) on parlerait de la mobilisation générale pour défendre l’Ukraine, des volontaires ; et pas seulement des armes, des chars, de la portée des missiles Taurus, Scalp et discussions techniques des états-majors et des chancelleries de ces petites principautés qui s’imaginent encore être l’unité de décision indépassable. Non que ces discussions ne comptent pas, mais sans le nerf, la volonté du peuple européen, on ne peut pas en attendre tout. Ni une nécessité naturelle, douce, fade, incolore, indolore. Non, l’Europe n’est pas résignée à la lâcheté, au « raisonnable triste » car il n’a pas d’avenir. Non, l’Europe n’est pas anti-démocratique, comme si la Nation avait été le parangon absolu de la démocratie, chanson des rétro-nationalistes prêts à se vendre à Poutine. Ou comme si le marché y régnait sans foi ni loi, comme si l’État-providence, ça n’existait que sous le socialisme pur et dur. L’Europe a besoin d’encore plus de démocratie pour faire face aux vraies questions, comme développé dans le texte d’Albert Ogien.
Troisième idée reçue : l’Europe ne se fera que si elle se ferme, contrôle ses entrées. Bref, quand elle sera forteresse. Au moment où la Méditerranée, sur son front Sud, rend sur ses plages plus de cadavres venus de toutes les Afriques et Moyen-Orient que le Rio Grande n’en charrie devant le mur des États-Unis, on aurait attendu un débat sur l’ouverture constitutionnelle de l’Europe aux opprimés, aux exilés, et pas simplement des tractations de marchands de tapis sur les partages des coûts des réexpéditions des encombrants décrites dans l’article de Gaëtane Lamarche-Vadel et Yann Moulier Boutang. Bref, on imaginait un peu plus de passions nobles qui font que le drapeau aux douze étoiles suscite une puissance d’agir joyeuse, inventive. Que la vilaine étoile noire, noire du deuil dans lequel on voudrait nous enfermer, nous recroqueviller, fasse place à l’ouverture. Non, l’Europe n’est pas une forteresse frileuse, vieille, peureuse.
Quatrième fausse idée : On pourrait croire qu’il n’y a de passion dans ces élections que du côté de ceux qui sont des nostalgiques ou, au pire, des rageurs qui veulent suspendre l’horloge du temps qui pourtant s’accélère. Tout ça pour restaurer l’Europe des États-nations. Des États aussi tristes et sinistres que ceux de la Russie, du Bélarus.
Cinquième fausse bonne idée : Les hyper-prudents pensent que le meilleur remède face aux réactionnaires de l’Europe des nations est de ne surtout pas avancer trop vite. Ils veulent jouer l’inertie, pas de vague, pas de réforme des traités. Il n’y aurait qu’à attendre que l’Europe se consolide lentement. Il ne faudrait surtout pas fournir aux ennemis de toute fédéralisation supplémentaire de l’Union un prétexte pour relancer d’autres Brexit. Pourtant, l’accélération provoquée par la Covid, par la guerre d’Ukraine et demain, par la possible catastrophique élection de Trump montre qu’il faut peut-être anticiper et ne pas se contenter de vouloir préserver le statu quo.
Sixième fausse idée dans la droite ligne de la précédente : Poser que l’Europe n’avance que grâce au « couple franco-allemand » (analysé par Françoise Diehlmann), lorsque celui-ci s’entend et que seuls les grands pays pèsent. On verra dans ce dossier que les pays de l’Est, même les petits États baltes, font entendre désormais leur voix.
Septième fausse certitude : Dans sa construction institutionnelle actuelle, l’Europe serait incapable de créer l’impulsion décisive sur la transition écologique. Des brasseurs rances de passions tristes, encore eux, sont encore là à polluer le débat salutaire qu’il faudrait avoir d’urgence, tous ensemble, tous Européens, sur la sécurité de la planète, sur la priorité de démolir ces pseudo biens communs qui nous empoisonnent. Pas de libre échange qui soit liberté de saccager l’Amazonie et le climat. Pas de solution autoritaire non plus aux problèmes écologiques. Le modèle n’est pas la Chine, le nouveau « despote éclairé » des énergies renouvelables et de la voiture électrique qui trouve toujours des Diderot flagorneurs. La complexité des questions à résoudre est telle que nous n’avons pas seulement besoin de bons experts, ingénieurs, industriels inventifs ; nous avons besoin de tous à tous les niveaux. Là encore, l’idée que la démocratie nuirait à l’invention des nouveaux chemins est une vieille lune qui n’en finit pas de faire des ravages dans les têtes et dans les textes.
Huitième fausse idée : les garanties concrètes de l’égalité des sexes, de l’accès aux droits à l’avortement, aux soins palliatifs et au droit de choisir sa mort, seraient suffisamment assurées par le double dispositif de la Cour des droits de l’homme de Strasbourg d’une part, et par les dispositifs constitutionnels des États membres.
Neuvième idée fausse sur l’Union Européenne : Aucun récit, aucun symbole ne serait à inventer. Avec l’ensemble post-national européen, nous serions à la fin de l’histoire. En matière d’éducation, de culture transnationale européenne, rien n’aurait été fait, ni ne serait à faire. Les contributions de Pierre Calame et de Patrick Franjou montrent à quel point des étapes ont été franchies et combien il reste à faire.
Dixième lubie des a-Européens, surtout de gauche cette fois : Penser qu’en matière de droit du travail, de droit social, une Union qui offre les points les plus avancés des pays les plus en pointe ne compte pour rien, ignorant le bond qualitatif que représentent des espaces de droits à l’échelle de ses 425 millions d’habitants. Par exemple, le saut que représenterait une première forme de revenu universel européen par rapport aux expérimentations « nationales » qui demeurent balbutiantes.
Expérimentation, invention démocratique à tous les étages. L’Europe est l’un des plus grands chantiers institutionnels de la planète. Voilà qui oblige les représentants de son Parlement, qui oblige la Commission et finalement, ses citoyens, qui méritent mieux qu’une simple mention au dessus du passeport « national ».