Qui sont les évangéliques1 ? Comment font-ils grandir leurs églises ? Quel est l’impact de leur expansion sur la vie politique en Amérique latine ? Ces questions se posent depuis qu’au milieu des années 80, ils ont commencé à devenir visibles dans les grandes villes d’Amérique latine. Dans les récentes élections au Costa Rica et au Brésil les évangéliques ont joué un rôle de premier plan. Ni invasion impériale, ni éthique protestante comme pollinisateur d’un nouveau capitalisme, les groupes évangéliques ont une histoire dense d’implantation et de déploiement politique.
Le camp évangélique en Amérique latine
Ce que nous appelons habituellement « évangélisme » est une étiquette générique qui désigne plutôt le résultat d’un processus au cours duquel différents groupes religieux, héritiers du schisme du XVIe siècle, ont émergé et interagi : luthériens, méthodistes, calvinistes, baptistes, mennonites, presbytériens et pentecôtistes, parmi les dénominations les plus connues. Le protestantisme est un mouvement chrétien qui fonde son autorité religieuse exclusivement sur la Bible, instance supérieure à la « tradition sacrée », et s’oppose à l’infaillibilité du pape (c’est pourquoi sa religion est évangélique, et non apostolique, comme le catholicisme). De ce point de vue, être évangélique n’est pas une religion au sens où l’on s’inscrit dans une bureaucratie ou un rituel, mais une rencontre personnelle avec Jésus, le Saint-Esprit et Dieu le Père. De cette rencontre, chaque croyant peut et doit témoigner.
Tendances évangéliques
Les Églises évangéliques ne revendiquent pas une autorité humaine suprême sous la forme d’une papauté, pas plus qu’elles ne vénèrent des saints ou la Vierge Marie. Elles n’ont pas non plus d’organe de direction centralisé, mais il existe des leaderships qui émergent de temps à autres et qui sont transversaux aux différentes branches. Dans chaque pays, des associations de second degré remplissent une fonction limitée de représentation des différentes variétés de groupes évangéliques. Toutefois, la plupart des Églises opèrent en dehors de ces associations. Dans certaines circonstances, ces associations deviennent importantes en tant qu’organes unificateurs. Des articulations plus contingentes existent également. Face aux luttes en cours pour les droits des femmes et des diversités sexuelles, l’organisation « Con mis hijos no te metas » (Ne te mêles pas de mes enfants), par exemple, est transversale aux espaces évangéliques et catholiques.
Au moins trois grandes tendances évangéliques peuvent être reconnues en Amérique latine. Tout d’abord, les protestantismes historiques, arrivés dans la région au XIXe siècle et confinés aux communautés de migrants, en raison de leur insuffisante vocation ou efficacité évangélisatrice, mais aussi parce que les liens étroits entre les nations latino-américaines et le catholicisme ont entravé la pluralisation du champ religieux d’un point de vue juridique et institutionnel. Les protestantismes historiques comprennent surtout les luthériens, les méthodistes et les calvinistes. Malgré leur faible expansion démographique, ils ont souvent eu des insertions culturelles privilégiées et ont contribué à la formation d’un libéralisme politique qui s’est ensuite transformé en un engagement social fort en soutien à des projets politiques de transformation et de défense des droits de l’homme dans une grande partie du continent.
D’autre part, on retrouve les tendances évangéliques originaires des États-Unis, qui sont arrivées en Amérique latine au début du XXe siècle, avec un sens aigu de la « mission » et une composante de prosélytisme, basé sur un littéralisme biblique. Profondément conservateurs, ils rejettent la science et toute prétention au pluralisme religieux. Une partie des Églises baptistes, presbytériennes et des « frères libres » font partie de cette deuxième vague d’évangéliques. Ces groupes ont promu une conscience de la sanctification comprise comme un détachement du monde, lié au déracinement social qui caractérisait les missionnaires qui arrivaient dans les différents pays avec une seule aspiration : promouvoir les conversions et les communautés de nouveaux chrétiens. Avec le temps et avec l’émergence d’un cadre pastoral local, certains de ces courants ont évolué vers une forme de pensée sociale capable de se connecter avec les préoccupations plus progressistes des protestants historiques. Dans d’autres cas, peut-être la majorité, ces courants ont transformé leurs positions sociales et politiques dans une autre direction.
Les pentecôtistes constituent la troisième variante des groupes évangéliques. Cette branche du protestantisme s’identifie par une position spécifique : celle qui défend l’actualité des dons du Saint-Esprit. Qu’est-ce que cela signifie ? Cette tendance a revendiqué, depuis sa naissance au début du XXe siècle lors du « Ravivement spirituel de la rue Azusa » dans l’Église épiscopale méthodiste africaine de Californie en 1906, des faits similaires à ceux de la Pentecôte relatés dans le Nouveau Testament. Dans ces circonstances, qui se sont répliquées dans certains pays européens et au Chili, les chrétiens évangéliques ont fait l’expérience de signes et de manifestations de l’Esprit Saint. Ce dernier se manifeste dans le corps comme une présence et permet aux gens de parler des langues inconnues, de formuler des prophéties, de guérir de leurs maladies, d’améliorer leurs relations familiales et d’obtenir des succès personnels dans leur vie quotidienne. La revendication de la possibilité de cette expérience est à la base de la théologie du pentecôtisme et de son autonomisation en tant que branche évangélique. Une partie du catholicisme, regroupée dans le Mouvement de Renouveau Charismatique Catholique, fait également référence à ces notions2.
L’élan pentecôtiste se nourrit d’une longue histoire de courants protestants qui ont remis en question les positions théologiques qui, comme celles de Calvin lui-même, établissaient une séparation absolue entre l’homme et la divinité ; le pentecôtisme cherche à réenchanter le monde, à la différence de l’élan protestant classique qui, selon les termes de Max Weber, l’a désenchanté.
Les pentecôtismes
La croissance du pentecôtisme en Amérique latine est une variante spécifique d’un mouvement qui a fait preuve d’une capacité de mondialisation sans précédent au cours des 100 dernières années. Le pentecôtisme produit des conversions et des masses de fidèles en Chine, en Corée du Sud, à Singapour, aux Philippines et dans plusieurs pays du continent africain. Dans tous ces cas, comme en Amérique latine, on peut observer une constante : le mouvement a une grande capacité à lier son message aux spiritualités locales, ainsi qu’à encourager des formes d’organisation, de théologie et de liturgie flexibles, variées et facilement appropriables.
Au début du XXe siècle, l’une des formes de diffusion du pentecôtisme a été la migration de croyants qui se sont déplacés avec leur foi dans tous les pays du continent américain3. Plus tard, à partir des années 1940 et 1950, les missions se sont poursuivies, mais le pentecôtisme s’est également développé grâce à des dirigeants locaux qui l’ont adapté à la situation sociale et culturelle endogène. C’est ainsi qu’un pentecôtisme autonome, privilégiant le salut terrestre et fondé sur la « guérison divine », s’est superposé au pentecôtisme originel, qui mettait l’accent sur la sanctification et la répudiation du péché. Le pentecôtisme en expansion a dialogué avec les besoins et les croyances populaires d’une manière originale d’où son succès différentiel. Vers les années 1950, les pentecôtistes formaient déjà un contingent important dans plusieurs pays d’Amérique latine.
À cette époque, dans chacun des pays de la région, les dirigeants et les pépinières de dirigeants locaux étaient déjà en place. Mais dans cette même période, la présence de missions en provenance des États-Unis a également augmenté à cause du triomphe de la révolution chinoise qui a fermé à l’évangélisation son immense population. Cela a entrainé une réorientation des vocations et des politiques d’évangélisation en direction d’une Amérique latine traditionnellement catholique.
Vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, et en capitalisant tous ces antécédents, une troisième étape commence dans laquelle deux voies de croissance pentecôtiste se généralisent : celle dudit « néo-pentecôtisme » et celle des églises autonomes. Dans le néo-pentecôtisme, les expressions liées à la présence de l’Esprit Saint se pluralisent, le pari sur les miracles est accru et systématisé, la figure des pasteurs comme sujets privilégiés capables de viabiliser cette bénédiction est renforcée. Dans ce contexte, deux articulations théologiques clés ont émergé : la « théologie de la prospérité » et la doctrine de « la guerre spirituelle ».
La « théologie de la prospérité », qui polémiquait avec la théologie de la libération, affirmait que si Dieu peut soigner et guérir l’âme, il n’y a aucune raison de penser qu’il ne peut pas accorder aussi la prospérité. La bénédiction est complète et sa contrepartie était une démarche qui affirmait et approfondissait celle de la prière : la dîme. La réaction d’horreur des analystes façonnés par la culture séculière ou des observateurs proches du catholicisme, qui sanctifie la pauvreté face au « mélange » du spirituel et de l’économique, les a empêchés de percevoir que cet aspect de l’offrande théologique pentecôtiste avait beaucoup en commun avec la dimension sacrificielle qui, dans les villages paysans, conduit à offrir aux dieux des animaux et des récoltes en échange de la prospérité. Seulement, comme il sied à l’ère du capitalisme, cela ne peut se matérialiser autrement que par l’équivalent général de toutes les marchandises : l’argent.
La doctrine de la guerre spirituelle, quant à elle, introduit un élargissement et une variation de la logique du baptême du Saint-Esprit des débuts du pentecôtisme. Si le pentecôtisme primitif soutient que le divin est dans le monde, l’idée de guerre spirituelle inclut également la présence du mal. Ainsi, le diable n’est plus une métaphore mais une force spirituelle incarnée qui menace la santé, la prospérité et le bien-être, ce qui donne lieu à une conception de l’expérience religieuse et de la liturgie dans laquelle l’expulsion de divers démons occupe une place centrale. C’est aussi une clé de l’expansion pentecôtiste, car cette formulation lui permet de reconnaître l’efficacité des entités spirituelles des autres religions et, en même temps, de les dénigrer. Ce que les autres religions combattent en tant que supercherie, la guerre spirituelle le combat en tant qu’agents spirituels négatifs.
Les églises néo-pentecôtistes ont commencé à faire un usage marqué de toutes les innovations disponibles en matière de communication et ont également appliqué les techniques de « iglecrecimiento » (church growth – croissance de l’église) qui avaient été couronnées de succès en Corée du Sud. Tout ce déploiement permettait, conseillait et rendait possible le développement des méga-églises. Cependant, le néo-pentecôtisme désigne de plus en plus une nouvelle phase du développement du pentecôtisme et de moins en moins un type d’église à proprement parler. Le néo-pentecôtisme préfère les méga-églises, mais toutes les méga-églises ne sont pas des églises néo-pentecôtistes, et les caractéristiques néo-pentecôtistes ne sont pas présentes exclusivement dans les méga-églises, qui ne sont elles-mêmes qu’une infime partie des églises pentecôtistes et évangéliques dans leur ensemble.
Au cours des dernières décennies, les petites églises pentecôtistes se sont multipliées. Après une période dans des églises plus grandes ou plus institutionnalisées, la plupart des convertis au pentecôtisme finissent par se retrouver dans de petites églises autonomes dans leurs quartiers. Beaucoup de pasteurs de quartier obtiennent dans les grandes églises le savoir-faire pour fonder de nouvelles églises dans leur zone de résidence. Dans une dynamique qui s’apparente à celle de la prolifération des groupes musicaux, les petites églises sont la majorité silencieuse dans laquelle se décante la sensibilité pentecôtiste.
La croissance pentecôtiste se nourrit des avantages organisationnels et discursifs des évangéliques et des déficits catholiques, et se produit principalement dans les zones où le catholicisme, avec sa logistique lente, n’est pas en mesure de rendre compte du processus de métropolisation qui caractérise la région : dans chaque nouveau quartier que l’Église catholique tente d’atteindre, il y a déjà une ou plusieurs églises évangéliques. Ce processus se déroule, de plus, de la campagne vers la ville et de la périphérie des villes vers le centre. L’ensemble des églises évangéliques, et plus particulièrement les pentecôtistes, ont créé différents types de groupes éducatifs et sportifs, des services mutuels et, surtout, des institutions de production culturelle de masse telles que des maisons d’édition, des labels musicaux et des institutions de formation théologique.
Une partie des groupes protestants fondamentalistes ont compris qu’ils devaient approfondir leurs alliances avec les pentecôtistes, apprendre de leur capacité à adapter le message évangélique et mettre leur solidité institutionnelle globale et leurs ressources abondantes au service de cette expansion. On constate l’émergence, à la place des anciennes identités protestantes, d’une identité évangélique et même plus génériquement « chrétienne », qui tend de plus en plus à être le signe par lequel le protestantisme en Amérique latine est reconnu.
Le nombre des évangéliques en Amérique latine ?
Entre 1910 et 2014, les catholiques sont passés de 94 % à 69 % de la population et les évangéliques de 1 % à 19 % en Amérique latine. Quelles sont les raisons de cette transformation du champ religieux ? La première est que la notion d’« actualité des dons du Saint-Esprit » se connecte très facilement aux notions propres à la sensibilité religieuse de la plupart des populations d’Amérique latine. Le miracle, qui dans une vision sécularisée est quelque chose d’extraordinaire et de postérieur à toutes les autres causes, est, dans cette perspective « populaire », une possibilité première et une expérience réelle. La théologie catholique fait d’énormes concessions à la science et à toute une hiérarchie de domaines ecclésiaux nécessaires pour reconnaître comme miracles ce qui, dans les églises pentecôtistes est reconnu comme tel couramment. La deuxième caractéristique, dérivée de l’appartenance du pentecôtisme à la matrice protestante, se réfère à l’universalité du sacerdoce, qui démocratise et facilite l’émergence de leaders religieux. Chaque pasteur et chaque nouvelle église recréent la bonne nouvelle en l’adaptant à la sensibilité du territoire social et culturel avec lequel ils coexistent : des prédications, des organisations et des produits culturels adaptés aux niches sociales et culturelles les plus diverses émergent de ces mêmes niches, générées par des individus qui profitent de l’ubiquité et de la grammaticalité du pentecôtisme.
Cette dynamique tout à fait étonnante promeut une croissance par fractionnement et non par agrégation en unités de plus en plus grandes. C’est ainsi que les religions à forte intention prosélyte, mais à vocation centralisatrice inébranlable et porteuses d’une théologie qui n’a pas les mêmes possibilités de résonance populaire que le pentecôtisme – comme les Témoins de Jéhovah ou les Mormons – n’ont pratiquement pas enregistré de croissance. Les pentecôtistes, quant à eux, font preuve d’une capacité de pénétration territoriale et culturelle et attirent de multiples fragments sociaux dans un grand nombre d’hybridations entre pentecôtisme et diverses formes de culture populaire et de masse.
L’hypothèse selon laquelle les pentecôtistes se développent grâce à leurs campagnes fastidieuses aux heures périphériques des espaces télévisuels ignore un fait qui a été prouvé par des dizaines d’études anthropologiques et sociologiques : les pentecôtistes se développent par le bouche-à-oreille, par la proximité, par les réseaux ; les espaces télévisés ne font que légitimer la position croyante et résoudre les conflits de prédominance entre les églises. Les conversions et les adhésions se produisent dans la vie de tous les jours, lorsque quelqu’un a un problème et qu’une personne de son entourage lui recommande d’aller dans une église, et qu’il se passe alors des choses qui font que « tout marche ». Le concept d’« église électronique » n’explique qu’une petite partie des conversions : souvent c’est le cas des personnes âgées et isolées, dépendantes de la télévision et angoissées dans leurs soirées solitaires. Pour tous les autres – jeunes, mariages en crise, adultes et personnes d’âge mûr en proie à toutes sortes de problèmes – il y a toujours une église à proximité et un ami ou un voisin qui recommande de s’y rendre. Le pentecôtisme a réussi à pénétrer les classes sociales et styles de vie les plus divers, en particulier les secteurs de la société où il offre des armes privilégiées pour lutter contre la souffrance sociale et personnelle4.
La croissance pentecôtiste, plus forte dans les secteurs populaires, a des effets en termes de pouvoir social : le pouvoir passe des prêtres aux pasteurs, des agents extérieurs aux communautés et aux dirigeants locaux ; des notions universelles de culture élaborées par les élites mondiales deviennent des notions véhiculées par les industries culturelles, qui reflètent de manière plus vivante les expériences quotidiennes de millions de sujets issus des classes populaires et des classes moyennes précarisées de toute la région.
Les pentecôtistes et la politique en Amérique latine
Contrairement à l’affirmation impressionniste selon laquelle nous avons affaire à une vague de fascisme évangélique, dont le destin réactionnaire est assuré depuis que le premier pentecôtiste a mis le pied dans un port latino-américain, il faudrait prêter attention aux moments et aux modes de leur politisation et à son interaction avec le contexte social plus large, afin de discerner quelles devraient être les tâches des forces progressistes face aux divers chemins pris par les évangéliques.
Les protestantismes historiques ont pris des orientations politiquement libérales et ont généré une très riche tradition d’engagement social, mais leur réclusion dans certaines niches sociales, associée aux défaites historiques des projets de gauche, a contribué à leur faire perdre leur pertinence relative. Les évangéliques étaient plus conservateurs, mais ont réussi à déployer certains engagements sociaux dans un passé lointain. Enfin, les pentecôtistes et les néo-pentecôtistes sont passés par différentes étapes dans leur relation avec le public et avec la politique.
Le développement initial du pentecôtisme en Amérique latine incluait la dénonciation de ce que l’on appelait « le monde » et, par conséquent, la répudiation de la politique. L’origine étrangère des pionniers, qui n’avaient pas la capacité de s’impliquer pleinement dans les réseaux et les conflits politiques locaux, l’anticommunisme de ces mêmes pionniers, qui assimilaient souvent « l’engagement politique » à la désobéissance, le statut minoritaire et stigmatisé d’une religiosité considérée comme « dissidente » et le fait que les premières vagues de croyants locaux appartenaient à des populations socialement, économiquement ou culturellement marginalisées, ont également influé sur cette évolution. Avec le temps et la génération d’un corps de leaders endogènes liés aux sociétés locales, les pentecôtistes ont entamé une deuxième étape : les premiers pas vers la protection de leurs droits en tant que minorité religieuse, qui ont eu lieu, en général, à partir des années 1970. Dans ce contexte, la politisation a pris la forme d’une défense limitée du pluralisme religieux, les pentecôtistes cherchant généralement à obtenir une reconnaissance équivalente à celle du catholicisme, mais ne cherchant pas à l’étendre à tous les groupes religieux.
Plus tard, le pentecôtisme est devenu attractif autant pour les politiciens établis que pour les nouveaux entrepreneurs évangéliques. Outre le nombre croissant d’électeurs évangéliques et la puissance de leurs réseaux, les croyants, par leur présence « sainte », étaient susceptibles de donner une légitimité spécifique et supplémentaire aux projets politiques les plus divers qui cherchaient à dénoncer une politique gangrenée par la corruption. Cela a habilité des tentatives politiques allant d’initiatives visant à créer des partis confessionnels – sans grand succès – à la nomination d’évangéliques dans des partis non-confessionnels. Nous faisons référence à des situations aussi diverses que la participation des évangéliques aux campagnes d’Alberto Fujimori lors de sa première élection au Pérou, de Fernando Collor de Mello au Brésil à la fin des années 1980, ou en 1992, de Benedita da Silva, qui, malgré les réserves de son église, a remporté le premier tour des élections à la mairie de Rio de Janeiro en se revendiquant « femme, noire, favelada et pentecôtiste ». À ce stade, il y a eu des compromis politiques pluriels et pragmatiques. Différents groupes pentecôtistes et évangéliques sont entrés dans l’activité politique en utilisant leur capital de différentes manières et en construisant différents types d’alliances : en Argentine, les pentecôtistes qui se sont mobilisés politiquement l’ont fait de manière relativement proche du péronisme, mais ils se sont également intégrés dans des propositions de centre droit. Au Brésil, les confessions pentecôtistes les plus puissantes ont soutenu Collor de Melo et Fernando Henrique Cardoso face au « danger communiste » du Parti des travailleurs (PT), elles ont ensuite rejoint le front promu par ce même PT lors des quatre élections qu’il a remportées – avec Luiz Inácio Lula da Silva et Dilma Rousseff – puis ont soutenu le projet de Marina Silva (une évangélique et écologiste qui a été ministre dans le premier gouvernement de Lula et a ensuite dirigé l’une de ses premières dissidences), et enfin ont fini par soutenir la candidature de Jair Messias Bolsonaro lors de son dernier raid. Dans ce contexte, les évangéliques ont non seulement commencé à participer à la politique électorale, mais sont également devenus des interlocuteurs dans les dialogues sur les politiques publiques : leur agilité et leur capillarité territoriale en ont fait des agents clés dans les processus par lesquels les États prenaient en compte, par le biais de multiples instruments publics, les populations exclues ou marginalisées.
Dans un quatrième moment différents aspects de l’expérience évangélique peuvent non seulement être attrayants pour les hommes politiques qui les utilisent ou pour les évangéliques qui tentent de convertir la prédication religieuse en pouvoir politique, mais qui esquissent aussi un projet concernant la conquête de la société tout entière par les valeurs chrétiennes. Les évangéliques mettent l’accent sur l’opposition au mariage pour tous et à la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, sur certaines limitations du pluralisme religieux qui devraient s’exercer à l’encontre des « sectes » et des religiosités afro-américaines, et même, dans certains cas, sur la poursuite d’un processus de régulation du champ religieux qui affecterait les expressions autonomes du pentecôtisme.
Mais il n’y a pas de vote confessionnel. L’identité religieuse ne génère pas automatiquement une identité politique. Le fait qu’il n’existe pas d’unification institutionnelle des évangéliques et la dynamique même de leurs groupes, qui sont compétitifs et sujets à de multiples possibilités de fragmentation, font que certaines initiatives politiques faisant appel à l’identité religieuse ont des effets très éloignés de l’effet recherché (que les croyants votent pour les croyants), car elles sont considérées avec méfiance comme des tentatives de manipulation. En outre, dans les différents espaces nationaux, les évangéliques votent d’une manière analogue à celle dont les catholiques ou les citoyens adhérant à d’autres religions votent dans leurs couches sociales respectives. Les partis évangéliques ont obtenu des pourcentages de voix bien inférieurs au pourcentage de la population évangélique au Pérou (4 % au lieu de 12 %), au Chili (où trois partis évangéliques ont échoué aux élections de 2017), en Argentine en 1991 et en 2001 (où la plupart des évangéliques des secteurs populaires votent pour le péronisme) ou, pour donner un autre exemple, au Guatemala, où les évangéliques représentent 40 % de la population et où trois présidents de cette religion ont déjà été élus, mais où les partis évangéliques qui font appel à la mobilisation politique des croyants n’obtiennent pas de succès (6 % des voix). Même dans le cas du Brésil, les évangéliques qui se considèrent comme le troupeau de Dieu ne votent pas comme un troupeau : les statistiques postérieures aux élections ont montré que plus d’un tiers des évangéliques ont voté contre les orientations « officielles » appelant à choisir Bolsonaro5.
Certains auteurs affirment que les potentialités de mobilisation politique évangélique sont en corrélation avec le poids démographique des pentecôtistes dans les différents pays : dans les pays où les pentecôtistes, avec le reste des évangéliques, dépassent 30 % de la population, ils sont plus susceptibles de promouvoir une alternative politique basée sur l’identité évangélique, tandis que dans les pays, où ils restent en dessous de 25 %, ils ont tendance à participer au projet d’autres partis politiques et à former une représentation coordonnée des intérêts communs de tous les évangéliques au niveau parlementaire et dans des mobilisations sociales de grande envergure6. L’hypothèse n’est pas totalement déraisonnable, mais elle n’est pas non plus totalement prouvée. Au Costa Rica, par exemple, où les pourcentages de la population évangélique sont relativement plus faibles que dans d’autres pays, la force politique et électorale des évangéliques a permis à un parti de cette mouvance (Restauración Nacional) d’être le principal concourant des partis traditionnels.
L’érosion des identités politiques traditionnelles et l’« agenda de genre »
L’une des situations qui permettent l’émergence de forces politiques faisant appel à l’identité évangélique est l’érosion des alternatives politiques traditionnelles, surtout si elle se produit dans le contexte de crises politiques générées par la corruption. Dans ce cas, la structure des attributions symboliques qui confère aux religions une sorte d’honnêteté a priori sert de garantie, ou du moins de bouée de sauvetage, à des forces politiques qui ont besoin de ressources extraordinaires de légitimation. L’évangélisme contribue à solidifier de nouveaux principes d’agrégation. Ce pourrait être le cas du Brésil, du Costa Rica ou de Fujimori au début des années 1990. Mais ce qui contribue de manière décisive au renforcement des projets politiques évangéliques, c’est l’avancée concrète et la diffusion de l’agenda des droits concernant le genre et les diversités. Au fur et à mesure que ces transformations progressaient au centre et à gauche, derrière le sentiment de progrès indéfini qui accompagnait les groupes réformateurs, un murmure et une contrariété souterraine largement capitalisés par les évangéliques grondaient partout. La hiérarchie catholique était engluée dans l’opprobre des affaires de pédophilie. Ainsi, le déploiement de l’agenda des droits concernant le genre et les diversités a généré une dynamique dans laquelle les évangéliques ont pu être les catalyseurs et les représentants d’une réaction qui a ajouté de la puissance à leurs projets politiques. C’est à ce moment-là que les évangéliques ont cessé d’être pragmatiques et se sont systématiquement déplacés vers la droite.
Au-delà de l’augmentation de la propension des évangéliques à voter pour la droite ou de la droitisation de leurs candidats et propositions, comme il n’y a pas de vote confessionnel, les évangéliques ne votent pas seulement pour la droite quand leurs leaders la promeuvent. Non seulement ils représentent la réaction de leurs propres bases confessionnelles contre les agendas du genre et de la diversité, mais leur propre croissance façonne l’environnement politico-idéologique dans lequel la résistance à cet agenda d’émancipation prend forme. Le pentecôtisme exerce une influence beaucoup plus forte par la transformation culturelle qu’implique sa croissance que par l’orientation des votes des croyants. La perception d’un climat instable de mobilisation et de violence, ainsi que la corruption, renforcent le besoin d’une référence chrétienne que les évangéliques se disputent et parviennent souvent à incarner mieux que quiconque. La stagnation économique ou les inégalités peuvent être interprétées dans une logique évangélique et stimuler des changements de comportement politique.
La rémanence des religions
À la peur traditionnelle de la religion en tant que puissance obscure et aliénante s’ajoute, dans la formation d’une sainte alliance contre les pentecôtistes, la présomption ourdie par le catholicisme du caractère « étranger » des protestantismes en Amérique latine. Tout cela a contribué à forger un mépris de toute approche cognitive ou politique qui ne s’y serait pas opposée de manière militante. L’attitude face au phénomène s’est maintenue entre condamnation et ignorance méfiante, de telle sorte qu’aujourd’hui le réveil de ce rêve réactif nous oblige à affronter une réalité complexe, problématique et désormais menaçante, bien que pleine de contingences qu’il faut encore explorer.
Si les gauches et le catholicisme ont vu dans l’expansion évangélique une invasion impériale, certains analystes américains ont vu avec optimisme l’implantation de graines qui transformeraient l’Amérique latine en un espace de rationalité, d’individuation et d’accumulation vertueuse, comme si les pentecôtismes, la force démographique la plus importante de cette expansion, étaient constitués de clones des pèlerins du Mayflower, et comme si l’Amérique latine du XXe siècle constituait ce que cet imaginaire historique conçoit comme une tabula rasa. Au fond, le cas de l’expansion évangélique révèle la précarité d’une certitude qu’il faut interroger : la sécularisation fonctionne difficilement comme l’interposition d’un mur capable d’annuler plus ou moins parfaitement les échanges entre le monde de la religion et celui de la politique. La « modernité », loin de signifier la fin des religions, est un mécanisme qui, tout en instituant le domaine de la religion comme séparé, articule des transformations, des porosités et des échanges qui font que les religions, tout en changeant, font constamment leur « retour ».
1Cet article est la traduction abrégée d’un article paru en espagnol dans la revue Nueva Sociedad, no 280, 2019.
2Le MRCC est un pentecôtisme catholique, que beaucoup appellent aussi « néo-pentecôtisme » ; il maintient toutes les différences que le catholicisme entretient avec le protestantisme en général, mais il affirme l’actualité des dons du Saint-Esprit. Depuis la fin des années 1960, il s’agit de l’un des mouvements qui connaît la plus grande croissance au sein du catholicisme.
3Cf. José Luis Pérez Guadalupe et Sebastian Grundberger (eds.) : Evangélicos y poder en América Latina, Instituto de Estudios Social Cristianos / Konrad-Adenauer-Stiftung, Lima, 2018. Pour une approche de cette question dans les pays du Mercosur, voir Ari Pedro Oro et P. Semán : « Pentecostalism in the Southern Cone Countries : Overview and Perspectives » in International Sociology vol. 15 no 4, 12/2000. Le cas du Chili, qui a été depuis le début du XXe siècle l’un des berceaux du mouvement, est exceptionnel.
4Cf. Cecilia Mariz pour le Brésil in : C. Loreto Mariz : Coping with Poverty : Pentecostals and Christian Base Communities in Brazil, Temple UP, Philadelphie, 1994.
5Les églises qui ont promu cette politique étaient principalement l’Union des Assemblées de Dieu et l’Église Universelle du Royaume de Dieu, qui en réalité avaient pactisé avec d’autres candidats et ont changé de politique parce que leurs bases les plus immédiates refusaient d’accepter leur consigne de vote.
6Cf : J.L. Pérez Guadalupe et S. Grundberger (eds.) : op. cit.