85. Multitudes 85. Hiver 2021
Hors-champ 85.

Empire et la gauche brésilienne

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Antonio Negri et Michael Hardt ont publié beaucoup d’ouvrages sous leur double signature, une constellation de trois livres qui constituent une belle harmonie : Empire, Multitude, Commonwealth. Ils forment une séquence puissante : la réflexion sur les nouvelles formes de souveraineté dans la globalisation (Empire) ouvre la voie au travail de la Multitude dans la constitution du Commun. La participation de Michael Hardt au travail de Negri fut déterminante. Il offre une écriture cristalline et une respiration littéraire à la charpente théorique négrienne. Mais ce n’est pas tout : Hardt positionne directement Negri au cœur du point le plus avancé – l’Amérique – du renversement opéraïste proposée par Tronti en 19701, qui prenait la forme suivante : « Là où le Parti (communiste) est fort, la classe ouvrière est faible (en URSS), là où la classe ouvrière est forte (aux États-Unis), le Parti est faible2 ».

Nous pouvons penser la rencontre de Tronti et de l’Amérique comme allant au-delà d’elle-même : la souveraineté de l’empire est la globalisation de l’américanisme et, en même temps, elle est son déclin. C’est cet effort pour aller vers une autre amérique (en minuscule) qui reste encore à opérer. Tronti a pensé placer Lénine en Angleterre et Marx à Detroit ; Giovanni Arrighi s’est inspiré de Tronti pour placer Adam Smith à Pékin. Nous préférons placer Tronti à Minneapolis, dans le tumulte qui a changé l’histoire du monde après l’assassinat de George Floyd. C’est peut-être ici que peut s’ouvrir une réflexion sur Empire 3 qui soulignerait sa puissante actualité mais aussi son impuissance à développer des propositions propres. Negri a intériorisé les critiques qui venaient d’ailleurs et pour cela, il n’a pas réussi à aller vers les amériques [en minuscule et au pluriel]. Dans cette perspective, ce texte vise à proposer quelques éléments de réflexion.

Perdre la tête pour qu’elle reste en place

Ma relation avec Negri est ancienne, elle s’étale sur un demi-siècle. Avant d’être universitaire, elle a été politique (années 1970) et personnelle (depuis 1983). C’est une relation qui couvre la brève longue décennie 70, ce « 1968 qui a duré dix ans », entre le « nous voulons tout (vogliamo tutto4) » des ouvriers de Fiat sur la place Statuto à Turin le 9 juillet 19695 et la manifestation quasi insurrectionnelle de la Orda d’Oro6 le 12 mars 1977 à Rome. Écrire sur Empire, c’est aussi écrire sur ma propre vie.

Au début des années 2010, au cours d’un séminaire à l’Université pontificale catholique de Rio de Janeiro (PUC), un professeur de l’Université de São Paulo présentait l’exégèse académique d’un pamphlet du Comitato Operiao (Comité ouvrier) de Venise Porto Marghera sur le « refus du travail » qui datait de 1970. Ma sensation fût ambigüe. D’un côté, la gêne d’une lecture distante de « dires » qui étaient pour moi des « faires7 » ; de l’autre, la joie inattendue de retrouver le sujet politique que j’avais connu. La première image qui me vint à l’esprit fût celle du beau livre de Eder Sader8, Quand de nouveaux personnages sont entrés en scène, et je me suis exclamé : « Je suis un personnage de ce texte, car j’ai commencé à faire de la politique avec les ouvriers de Porto Marghera, et c’est justement eux qui faisaient cette critique du travail qui scandalise toujours la gauche ».

Dans la préface à la seconde édition italienne de Job, la force de l’esclave, Negri raconte qu’il a écrit ce livre comme un exercice de résistance, pour comprendre sa souffrance en prison et faire face à une question perturbante : « [serait-ce que ma] perception aigüe de la crise de la mesure et des lois qui la structurent […] a fini par secouer ma raison au point de me pousser (avec quelques amis) à l’affrontement révolutionnaire contre l’État ? ». Et il répond immédiatement : « l’histoire s’est mal terminée, j’étais en prison. Et pourtant, il y eut quelque chose de solide et d’authentique dans notre rébellion9 ».

Par chance je n’ai pas vécu la souffrance de Negri, mais un exode en France puis au Brésil plein de découvertes. Slavoj Zizek parle avec dédain des « révolutionnaires » qui inconsciemment ne croient pas faire vraiment la révolution. Je me suis toujours trouvé dans cette condition. Ma vision d’une politique radicale n’était pas révolutionnaire du tout : ce qui m’intéressait, c’était le processus, le contre-pouvoir, la dimension constituante des luttes plutôt que leur aboutissement, avec tous les dispositifs et les pièges qui vont avec. Il n’est pas possible de faire la révolution en vrai, car elle installe un nouveau régime bien pire que celui auquel elle se substitue.

Mon malaise avec la théorie de Negri et Hardt a commencé en 2013, lorsque la multitude théorisée par Hardt et Negri a surgi en chair et en os au Brésil. Elle ne luttait pas contre un dictateur arabe, ni contre la droite espagnole, ni même contre les symboles de la finance de Wall Street. La multitude brésilienne s’est soulevée pour revendiquer une autre gestion de l’espace et du temps dans les métropoles, et s’élever contre le pacte de gouvernance mafieux brésilien auquel se révélait avoir participé le Parti des travailleurs (PT) de Lula. Après un premier moment de paralysie dû au côté intempestif du mouvement, l’aristocratie « pétiste » a bien compris qu’il était impossible de concilier l’imagination démocratique des multitudes avec les compromissions et bonnes affaires qui se tramaient entre la Petrobrás (la compagnie étatique des pétroles) et les grands travaux et méga-évènements (Coupe du monde 2014, Jeux olympiques d’été 2016). Elle a alors entamé un travail de dénigrement de grande envergure des manifestations de juin 2013, y compris vis-à-vis de l’étranger, aidée en cela par la pérégrination à Paris de quelques frustrés « cariocas » (natifs de Rio de Janeiro).

En 2014, pour la première fois depuis la décennie 1970, je me sentais totalement engagé dans la tentative de démultiplier le mouvement de juin et de le transformer en mobilisations contre les grands évènements et surtout, contre l’hégémonie « pétiste » qui poussait à la réélection de la présidente Dilma Rousseff. Il ne s’agissait pas seulement de prendre au sérieux les luttes contre les expulsions des pauvres hors des favelas, mais aussi, d’analyser comment, après le choc sismique de juin 2013, il était impossible de tout recommencer comme avant.

J’avais organisé un séjour au Brésil de Negri, pensant que cela pouvait contribuer à déjouer la machine staliniste mobilisée par le « lulisme » pour décrédibiliser les manifestations de 2013 et imposer la « Coupe des coupes10 » en vue de préparer les élections présidentielles. À l’inverse, pour des raisons et des mécanismes que je ne comprenais pas, la présence de Negri au Brésil a amplifié le dénigrement « luliste » des mouvements de juin 2013. Cela m’apparaissait comme une tragédie. Je me rendais compte que c’était une folie d’emboîter la visite de Negri dans une mobilisation politique contre la Coupe du monde de football. Sa pensée et sa créativité ne peuvent s’insérer dans un travail de construction politique, au jour le jour, à partir d’un évènement concret. Il décrit cette construction comme une « continuité froide », nécessaire pour « construire lentement, sur des dizaines d’années, une organisation de base dans les usines, c’est-à-dire, une passion froide. Ceci demande du temps et du contrôle, une excitation contrôlée, une sorte de sagesse patiente11 ».

La rupture, déjà exprimée à partir de mon soutien à la candidature de Marina Silva à l’élection présidentielle, s’est concrétisée quand un article que j’ai écrit avec Bruno Cava a été censuré dans notre revue Lugar Comum juste après la réélection de Dilma Rousseff. Nous y disions que c’était une « victoire à la Pyrrhus » et que les gouvernements soi-disant progressistes étaient exsangues. Nous disions aussi – et ceci en novembre 2014 – que l’« impeachment » de Dilma se profilait à l’horizon.

Mon soutien à Marina Silva est semblable à celui de Negri au TCE

Appuyer Marina Silva consistait à renouveler – en termes différents et adaptés – l’appui que nous avions donné au PT entre 2003 et 2005 et ceci, pour les mêmes raisons : non pas pour croire à un projet particulier, mais pour parier sur un gouvernement qui se laisserait traverser par les mouvements. Ce que le soulèvement avait mis à jour n’était pas le cynisme ou la corruption du PT (déjà connus), mais que son appareil et sa direction étaient totalement imperméables aux dynamiques de la radicalisation démocratique. Ce qui, avec le scandale du Mensalão12 en 2004, était présenté comme une corruption inhérente au système de représentation, s’est révélé être en 2013 la corruption idéologique du PT lui-même. Lula et le PT se sont efforcés de dénigrer le récit du mouvement, distillant de faux points de vue qui connurent un succès incroyable auprès du public supposé le plus lucide, les universitaires.

Il est arrivé quelque chose de parfaitement comparable à ce que Negri décrit dans Fabrique de porcelaine 13, quand une contestation a interrompu son séminaire sur le post-moderne au Collège international de philosophie à Paris, juste après sa sortie de prison et son retour en France. « […] La salle était pleine, mais juste quand j’ai commencé à parler, écrit-il, j’ai été obligé d’interrompre le séminaire. J’étais accusé de trahison ». Negri commente l’ironie de la situation, « car [il avait] été condamné à plusieurs années de prison »et « [il se trouvait] insulté comme s’[il était] un vendu ». « Les contestations se sont prolongées sur plusieurs semaines. Elles s’amplifièrent encore quand j’ai déclaré mon appui au “oui” pour le référendum à la Constitution européenne. » La Constitution européenne était vue (et continue de l’être) comme le fondement du néolibéralisme… Il me semblait (et il me semble encore aujourd’hui – en 2006), que seule l’Europe permettra que se constitue un champ politique qui corresponde aux transformations les plus récentes de la combativité sociale. C’est exactement ce que je pensais de ma rupture d’avec le PT et du momentum de l’élection possible de Marina Silva.

Pour la gauche traditionnelle, les propositions des auteurs d’Empire ont été ressenties comme de vraies provocations. N’affirment-ils pas qu’il n’y a plus de dehors, qu’il est nécessaire de lutter et de transformer au sein de la nouvelle condition et d’étirer les limites de l’horizon, de quelque manière que ce soit. Ils appréhendent le capitalisme contemporain à l’aune des transformations structurelles du travail, sans tomber dans le piège qui attribue la mutation à l’idéologie néolibérale. Ceci, non parce que cette dernière n’existerait pas, mais parce que sa force (ancienne et basée sur la pensée néoclassique) réside dans les transformations structurelles du post-fordisme (dans un premier temps) et puis dans celles du capitalisme cognitif (dans un deuxième temps). Analyses contestées comme « fascistes » par le Comité invisible qui a interrompu le séminaire.

La réponse de Negri à ces critiques fut initialement ferme. Nous y avons répondu dans un livre écrit conjointement en 2005, Glob(AL): biopouvoir et luttes dans l’Amérique latine globalisée14. Nous nous sommes séparés au sujet du Brésil après juin 2013 et j’ai commencé à me demander si sa loyauté à l’idée abstraite de gauche ne découlait pas de certaines ambivalences du projet politique et philosophique d’Empire.

Corruption et contagion

Dans Empire, Hardt et Negri consacrent quelques pages aux thèmes de la corruption et de la contagion, anticipant les plus grands défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, en ces débuts de la troisième décennie du nouveau siècle. Cependant, vingt ans après, cette anticipation ne fonctionne plus de la même manière. L’hégémonie de Lula sur presque quatre gouvernements fédéraux (sans parler du nombre incalculable de gouvernements d’États et de municipalités), n’a non seulement provoqué aucune rupture avec la traditionnelle corruption brésilienne, mais l’a reconduite à un autre niveau.

À un moment d’Empire, Hardt et Negri abordent le thème de la corruption. La souveraineté impériale ne s’organise pas autour d’un conflit central, mais se répand en une prolifération non localisable. Hans Magnus Henzensberger a parlé, après le chute du Mur de Berlin, de « guerres moléculaires ». Cette crise, qui s’exprime par une prolifération de conflits, partout et nulle part, est appelée par Hardt et Negri « corruption » et « génération », en des termes aristotéliciens. Toutefois, ils ont développé leur argumentaire à l’envers. « Sous la forme contemporaine et moderne dont elle est utilisée, la corruption est devenue un concept pauvre pour nos objectifs. Elle fait aujourd’hui seulement référence au “pervers”, à ce qui se détourne du correct, du bon et du pur15. »

La critique du moralisme et la recherche de pureté résonnent de façon un peu étrange lorsque, face à l’épuisement des gouvernements dits progressites, Negri veut faire preuve de loyauté, non pas envers les luttes, mais envers ce qui reste de l’idée abstraite et pure de la « gauche ». Peu importe que les principes de gauche masquent le manque de principes le plus absolu et ouvrent la voie à la catastrophe politique du bolsonarisme.

Hardt et Negri ajoutent : « Le pouvoir impérial se fonde sur la rupture de toute relation ontologique déterminée. La corruption est simplement le signe de l’absence de toute ontologie ». Mais peut-on alors continuer de soutenir la corruption matérielle et morale du « chavisme » et du « lulisme »? Comment accepter que la constitution d’une politique de l’immanence, soit, d’un « gouvernement expansif poussé en avant par la dialectique des forces sociales et politiques de la République16 » puisse se réduire à des politiques négociées avec les grandes entreprises et les grands entrepreneurs ?

Quand il s’agit de parler de l’Empire comme crise permanente, l’hybridation entre gauche et mouvement demeure un terrain de lutte débordant et efficace. Quand, par contre, il s’agit de la politique de la gauche, au pouvoir ou le quémandant, (dans le cas latino-américain, des gouvernements dits progressistes), tout devient question de principe et les luttes sont priées de rester au placard. Peu importe si cela défend le manque de principes le plus absolu, et si cela mène au désastre un pays comme le Venezuela, ou à la légitimation de la dérive fasciste au Brésil. Le même moralisme bride toute critique de la corruption et défend la gauche corrompue. Nous sommes exactement dans le cadre de la guerre « au nom des mêmes valeurs » si bien décrite par Merleau-Ponty dans sa Note sur Machiavel. Par exemple, au sujet du procès contre Lula, Negri endosse un double discours : il affirme d’un côté que la justice ne l’a pas jugé de manière impartiale et de l’autre, que parler de corruption serait moralisant. Du point de vue médiatique, présenté comme politique concret, ce qui compte, c’est que parmi les patrons du BTP qui ont mouchardé Lula, en plus de la plus importante entreprise du Pays (Odebrecht), il y a celui de l’OAS, le même qui lui a mis à disposition son jet privé pour que le président aille « convaincre » les Indiens du territoire Tipnis (dans la Bolivie de Evo Morales) d’accepter la route que son entreprise construisait avec l’aide de la Banque nationale de développement (BNDES).

La corruption dont il est ici question est politique. Elle a des effets sur la constitution de contrepouvoirs, indigènes en l’occurrence. De la même manière, Lula peut surfer à l’international sur l’assassinat de Marielle Franco. Les investigations ont montré qu’elle avait été tuée par des membres des milices sociologiquement et politiquement proches du clan Bolsonaro. Cependant, il semble que les commanditaires potentiels du crime furent les mafias politiques qui gouvernaient (et gouvernent encore) Rio de Janeiro en alliance avec le PT, dans l’objectif de démanteler l’opération judiciaire dans laquelle est impliquée le PT (Lava Jato, littéralement, « lavage au karcher »). La foule de juin 2013 a rejoint les luttes contre les expulsions des pauvres provoquées par les méga-opérations (stades, raffineries, Arc métropolitain, rénovation urbaine du centre historique et portuaire de Rio), dans une logique de contre-pouvoir. La gauche que Negri défend est dégénérée, elle ordonne les expulsions. Que le juge Moro17 soit tombé dans le piège bolsonariste en acceptant d’être son éphémère ministre de la justice n’occulte pas le fait que Bolsonaro est entré en conflit avec son ministre lorsqu’il a voulu déconstruire l’opération Lava Jato, et ceci, avec l’appui de la bureaucratie « pétiste ». De la même manière, le journaliste qui a mis à jour la supposée partialité de Moro contre Lula est entièrement partie prenante du réseau de communication de l’ultra droite américaine, participant même à la campagne de fake news de Trump contre Biden.

Maintenir la gauche malgré tout

Negri serait-il devenu ambigu ? Proposons deux réponses provisoires. La première est que l’innovation de Negri a été (du moins en partie) neutralisée de l’intérieur. Le résultat paradoxal des critiques dirigées contre Empire fut la manifestation de loyauté de Negri à l’idée abstraite de gauche, et l’utilisation de thèmes secondaires : l’extractivisme, l’accumulation par dépossession, la frontière comme méthode, le silence face à la débâcle vénézuélienne. La pire de ses génuflexions devant la doxa de la gauche est d’avoir accepté le discours – qu’il avait toujours refusé – sur le néolibéralisme comme entreprise de victimisation généralisée. La richesse de la recherche post-opéraïste a été d’identifier les transformations structurelles du travail dans le post-fordisme (et ensuite, dans le capitalisme cognitif) sans tomber dans le réductionnisme qui attribue le régime d’accumulation du capitalisme contemporain au néo-libéralisme, comme si un gouvernement qui n’est pas néo-libéral pouvait revenir au régime d’accumulation antérieur, et comme si Marx critiquait le capitalisme industriel au nom du régime d’accumulation féodal.

La seconde constatation est la suivante : Negri parie sur la dimension positive que la « banalisation » de ses concepts aurait, à long terme, sur l’émergence d’un nouvel habit communiste. Plusieurs fois, discutant avec lui de l’incapacité de la gauche à se reformuler, je lui demandais : pourquoi ne pas abandonner définitivement ce « champ » ? Il a toujours répondu : jamais, ce serait se marginaliser dans le débat.

Il est une troisième réponse, complémentaire aux deux autres : la relation de Negri avec l’« idée » de communisme est plus idéaliste, et sa recherche d’absolu moins luxemburguienne qu’il ne l’admet. En 1918, Rosa Luxemburg critiquait déjà la révolution russe. Elle n’a pas seulement explicité l’ambivalence de la critique marxiste de la démocratie dite « bourgeoise », mais aussi anticipé la tragédie à venir. Elle a appelé la Révolution « coup d’État18 », critiquant durement et explicitement Lénine et Trotsky : « […] le remède inventé par Trotsky et Lénine, la suppression de la démocratie en général, est encore pire que le mal que l’on veut éviter ».

La loyauté de Negri envers la gauche – active pour le « lulisme », passive pour le « chavisme » –, résulte peut-être de cette relation mal résolue avec l’histoire (de la révolution russe) et avec une certaine interprétation de Machiavel. Si l’opéraïsme italien ne faisait aucune allégeance aux partis communistes et regardait vers les États-Unis plutôt que vers l’URSS, sa relation avec le « communisme réel » n’était pas encore réglée. Est toujours restée une grande ambiguïté, à commencer par ce devoir de considérer cette fameuse loyauté envers la gauche comme une essence, et le communisme comme une idée. Aux contestataires de son séminaire il reproche de n’avoir pas reconnu ses tentatives de « réinventer une perspective communiste pour les temps qui viennent19 ». À ceux qui ne croient pas à cette réinvention, il refuse le droit à la parole.

Interrogé sur la signification de la chute du Mur de Berlin, Negri répond : « Dans ma tête, 1989 correspond à 1968. Alors que 1968 a fait tomber les murs qui enfermaient notre société, 1989 a fait tomber le mur qui défendait le socialisme réel en le maintenant en dehors du marché mondial ». Deux pages après, nous apprenons le contraire : « L’Union soviétique a failli, non parce que son existence était un rêve impossible, mais parce que la stratégie occidentale de fermeture et de répression et la haine anti-humaniste ont gagné ». C’est comme dire – toutes proportions gardées – que le mouvement radical en Italie a été vaincu par les lois spéciales (la rémunération de la délation en particulier) et non par le fait que ses dirigeants avaient été totalement pollués par la permanence de l’idéologie de la gauche, cette même gauche dont Negri dit « qu’elle a dans son placard le cadavre du capitalisme car elle est née d’une interprétation objectiviste et déterministe du Capital de Marx. Les dirigeants de gauche aimeraient jouer aux patrons, et comme ils ne peuvent le faire dans le secteur privé, ils le font dans le secteurs public, étatique20 ».

La légende de 1989 se transformant en un 1968 ne fonctionne pas. 1968 n’a pas seulement été un soulèvement occidental, il a été global. Il s’est attaqué aux guerres coloniales (Viêt-Nam) et au socialisme réel. Comment ne pas se souvenir des ouvriers polonais et du Printemps de Prague ? Comment ne pas faire la différence entre l’expansion démocratique du conflit en Occident et son étouffement par les tanks à Prague ? Nous avons vraiment besoin de revenir à Rosa Luxemburg et à sa critique du totalitarisme, celle que Negri met littéralement au rebut dans les paragraphes dédiés à Hannah Arendt dans son livre sur le pouvoir constituant21.

Traduit du portugais (Brésil)
par Priscilla De Roo

1 Mário Tronti, Operai e Capitale, Einaudi, Torino, 1970.

2 Negri parle du mouvement italien comme d’un 1968 qui a duré dix ans dans son entretien autobiographique. Antonio Negri, Du retour. Abécédaire biopolitique, Entretiens avec Anne Dufourmantelle, Calman Lévy, septembre 2002, p. 35.

3 Michael Hardt & Antonio Negri, Empire, Éditions Exils, 2000.

4 En référence au roman de Nanni Balestrini Vogliamo Tutto, Feltrinelli, Milano, 1971.

5 « Fatti di Piazza Statuto », www.museotorino.it/view/s/8b4db05b5873467cb8f38c574b0d650d

6 Nanni Balestrini, Primo Moroni (eds.), L’orda d’Oro. 1968-1977. La grande ondata rivoluzionaria e creativa, politica ed esistenziale. Sugar&co, Milano, 1988.

7 John L. Austin, cité par Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire. Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel, Fayard, Paris, 2018. Le livre de Barbara Cassin est extrêmement intéressant du point de vue philosophique et, dans le même temps, entièrement ébloui par la réalité des processus politiques et sociaux de l’Afrique du Sud post-apartheid.

8 Eder Sader, Quando novos personagens entraram em cena. Experiências e lutas dos trabalhadores da Grande São Paulo 1970-1970, Paz e Terra, Rio de Janeiro, 1988.

9 Ibid., p. 10.

10 Coupe du monde de football.

11 Antonio Negri, Du retour…, op. cit., 2002.

12 Pratique courante au Brésil, mais jamais vue jusqu’alors au PT, consistant à soudoyer des parlementaires d’opposition pour qu’ils soutiennent l’exécutif.

13 Antonio Negri, Fabrique de Porcelaine. Pour une nouvelle grammaire du politique, Stock, Paris, 2006.

14 Giuseppe Cocco & Antonio Negri, Glob(AL). Biopoder e lutas em uma America Latina globalizada, Editora Record, Rio de Janeiro, 2005 (Traduction française publiée par Amsterdam, Paris, 2007).

15 Michael Hardt & Antonio Negri, Empire, op. cit., 2000.

16 Michael Hardt & Antonio Negri, Empire, op. cit., 2000.

17 Juge fédéral chargé de l’enquête sur l’opération Lava Jato. Après quatre ans d’instruction, il condamne Lula à neuf ans et demi de prison en 2017 ainsi que des dizaines d’entrepreneurs du BTP.

18 Rosa Luxemburg, Critique de la révolution russe, 1919.

19 Antonio Negri, op. cit., 2006, p. 9.

20 Antonio Negri, op. cit., 2006, p. 12.

21 Antonio Negri, Le pouvoir constituant : essai sur les alternatives de la modernité, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Pratiques théorique », 1997.