77. Multitudes 77. Hiver 2019
Majeure 77. Transformations énergétiques collectives

L’effondrement des grandes infrastructures : une opportunité ?

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La fragilité, la non-permanence et l’obsolescence des grandes infrastructures héritées du siècle dernier interrogent la résilience des systèmes supports de la vie moderne. Les ruines infrastructurelles sont de plus en plus nombreuses : sites de production historiques d’électricité thermique ou nucléaire, centraux téléphoniques, usines de traitement des eaux, gares, routes, viaducs et ponts… En instance d’abandon ou de transformation, un grand nombre d’infrastructures présente un besoin d’intervention urgent. L’effondrement possible de certains ensembles ou sections, fortement fragilisés par l’obsolescence technique et le basculement climatique, menace des équilibres institués.

Ce sont des centaines de milliers d’hectares dont les spécificités spatiales, techniques et la pollution des sites rendent les restructurations difficiles, lourdes et coûteuses. Mais dans un monde aux ressources limitées, c’est aussi une opportunité car la nécessaire transformation est sans précédent et demande des méthodes et des choix qui s’écartent radicalement de ceux qui ont présidé à ces investissements.

Alors que la crise ou le déclin des infrastructures est un thème récurrent de la pensée moderne et qu’elles sont au centre de la politisation des questions environnementale depuis le XVIIIe siècle, l’urgence écologique précipite nombre de ces objets socio-techniques au bord de la faillite. C’est ainsi que l’on peut lire les oppositions contre l’aménagement de grands projets d’infrastructures. Les luttes qui se jouent sur les ZAD, celle de Notre-Dame-des-Landes ou de Bure, spatialisent avec le plus de clarté, de complexité et la radicalité nécessaire, l’enjeu du jeune XXIe siècle : une reprise de territoire contre les soubresauts du projet infrastructurel modernisateur, un nouvel aéroport ou un centre d’enfouissement des déchets nucléaires. Mais ce n’est pas seulement la contestation de ces « nouveaux » chantiers mais aussi la conjoncture matérielle et politique de certains ensembles infrastructuraux existants qui appelle à la transformation.

Les vaillants zombies de l’anthropocène

En août 2018, l’effondrement du viaduc du Polcevera à Gênes a placé sous les projecteurs médiatiques l’état de délabrement d’importantes sections et ouvrages d’art du système viaire français. Inquiétudes soulignées dans plusieurs articles, audits et rapports du Ministère des transports et de la Transition écologique et solidaire qui pointent d’une même voix de « fortes dégradations », de « possibles effondrements » et des « risques inacceptables pour les citoyens ». Le réseau routier national non concédé est dans un état critique : 17 %, soit 2 040 kilomètres de chaussées sont gravement endommagés et un tiers des 12 000 ponts exigent des rénovations et des réparations structurelles immédiates. De nombreux pays sont touchés en Europe, mais aussi aux États-Unis, où la société américaine des ingénieurs civils (ASCE) appelle à l’investissement de 1 700 milliards de dollars d’ici 2020 pour maintenir en état de fonctionnement le parc routier (ce qui équivaut à 10 % du PIB des USA). 36 % des ponts autoroutiers ont été identifiés comme déficients.

Les causes sont diverses et souvent corrélées : le vieillissement des structures et la fragilité du béton mais aussi la baisse des investissements de l’État pour la maintenance et la gestion de ce réseau. Aux dégradations matérielles de l’usure, s’ajoute la crise climatique qui vient affaiblir et menacer nos grands systèmes techniques peu résilients aux catastrophes.

Cela touche toutes les infrastructures. Pour le parc énergétique, les durées d’exploitation de nombreuses centrales thermiques ou nucléaires arrivent à terme, même si plusieurs d’entre elles ont vu leur autorisation de fonctionnement prolongée à 60 ans.

Le vaste plan de transformation du parc de production thermique prévoit de remplacer progressivement les tranches les plus polluantes (charbon et fioul) par de nouvelles installations au gaz. En Loire-Atlantique, en Seine-Maritime, dans les Bouches-du-Rhône, en Moselle, des arrêts sont en cours ou en passe être décidés. En Ile-de-France, les récents débranchements de Vitry et Porcheville, respectivement édifiées dans les années 1930 et 1970, posent – comme partout ailleurs – des questions de restructurations foncière et paysagère entre dépollution, patrimonialisation et renaturation des sites. Le parc nucléaire est aussi touché et le vieillissement des installations laisse planer de sinistres augures. Des défauts et fragilités – structurels ou liés à l’usure (comme la fissure des cuves) – menacent certaines centrales, dans un contexte où plus des deux tiers des réacteurs français auront atteint les 40 ans de fonctionnement à l’horizon 2028. Alors que l’exploitant EDF tient à prolonger leurs activités, la fermeture de 14 réacteurs nucléaires sur 58 a été annoncée en 2018, mais elle est, là encore, conditionnée à la mise en service ou à la restructuration d’autres sources d’énergie pour préserver la sécurité d’approvisionnement dans un contexte où, d’une part la consommation électrique nationale ne connaît aucune décroissance et d’autre part beaucoup d’infrastructures, notamment les barrages hydrauliques, sont en passe d’être privatisées…

L’infrastructure comme monument technique est un fort marqueur territorial et paysager depuis la fin du XIXe siècle. « Le monument de la modernité est technique » avait déjà remarqué Alexis Tocqueville en observant quelques ouvrages de la société américaine comme le pont de Brooklyn, les ascenseurs, les silos ou les centrales fumantes. Il anticipait leur état de ruines comme un miroir de la société les ayant édifiés. Le devenir-ruine de ces infrastructures réfléchit aujourd’hui un persistant paradoxe : la permanence physique de cette monumentalité technique renvoie à une forme d’indestructibilité en dépit des détériorations matérielles et de l’obsolescence qui frappent. Le gigantisme et la massivité de leur encombrement territorial semblent pérenniser l’idéologie prométhéenne associée et le silence de ces certitudes. Ils sont vaillants ces zombies de l’anthropocène qui portent en eux toutes les voracités et les appétits des anciens modèles thermo-industriels. Comme l’écrivait Yves Stourdzé en 1979 dans Ruines du Futur, les relancer ou les « reproduire signifie désormais créer directement des ruines, des débris, des éclats, et des nuisances… »

Dans les ruines du service public

Dans l’imaginaire collectif, persiste un attachement à l’idéal social de la grande infrastructure comme édifice de service public, qui alliait économie d’échelle, performance technique et service de qualité pour le plus grand nombre. Mais en Europe comme aux États-Unis, le modèle libéral n’a eu de cesse d’abîmer cet édifice, grandement construit tout au long du XXe siècle avec des investissements massifs pour l’édification d’infrastructures de transport, d’énergie et de télécommunication. En France, depuis les années 1990, la baisse des financements publics et les privatisations ont fortement impacté la gouvernance, la gestion et l’entretien de ces grandes infrastructures, qu’elles soient ferroviaires, routières ou électriques. Au-delà de la crise environnementale et de la structure capitalocène de ce modèle infrastructurel, c’est la crise généralisée du service public qui fait vaciller ces grands systèmes techniques. Alors que le public se retire progressivement de leur gestion (au profit du privé), l’objet technique centralisé demeure et se fissure, sans le modèle politique, économique et social qui avait assuré un temps son succès, mais aussi sa maintenance et sa sécurité.

Au croisement de l’histoire des techniques et de l’environnement, la critique des grands systèmes techniques et l’analyse de ses mutations suivent trois axes. Le premier axe est environnemental : les grands systèmes techniques qui ont longtemps reposé sur un échange écologique inégal ayant majoritairement fait de la destruction des milieux de vie, de la pollution et des risques associés une constante de leur développement, ne sont plus soutenables. Le deuxième axe est technique : il renvoie d’un côté à l’obsolescence et à la durée de vie des systèmes, historiquement orientés sur la croissance, la consommation de masse et les énergies non renouvelables. Le troisième axe est politique, puisque le statut de l’infrastructure en tant que bien public, est en cours de reconfiguration. L’objet technique centralisé est en proie à de nouveaux assemblages et à des déplacements de ce qui faisait sa valeur. Et il y a une spécificité française puisque ce sont les grandes entreprises de service public comme France Télécom ou Edf qui ont bâti, assuré la maintenance et entretenu des sites grandioses avec un savoir-faire historique lié à la connaissance des caractéristiques techniques de chacun. La libéralisation du marché de l’énergie et des télécoms dans la décennie 1990-2000 a engagé des changements politiques et techniques. Ces mutations ont eu de profonds impacts sur l’organisation spatiale et socio-technique des infrastructures et ont précipité la cession au privé de ce monumental patrimoine d’État bâti avec les idéaux du programme national de la résistance.

Changer de société : transformer les infrastructures ?

Peut-on changer de société sans changer d’infrastructure ? En 1980, dans le débat qui a suivi la conférence De l’écologie à l’autonomie à Louvain-la-Neuve, Cornelius Castoriadis répondait par un « non », affirmant à propos des grands systèmes énergétiques : « le problème n’est pas tant l’appartenance des moyens de production à un pouvoir mais plutôt le fait que ces moyens de production et ces infrastructures portent en eux tout le programme et toute l’histoire du capitalisme depuis le XIXe siècle. » L’enjeu de la transition énergétique, ce n’est pas tant un nouveau choix de sources énergétiques (énergies fissile, éolienne, solaire, systèmes hybrides) que la façon dont s’organise matériellement et structurellement les régimes socio-techniques. La technique joue un rôle déterminant dans le changement social. Les réseaux et ses infrastructures sont non seulement considérés comme des pôles de possibles structurations des économies locales ou nationales mais également comme des lieux où se recompose le social. Les débats sur la « non-neutralité » de certains systèmes de production et de distribution et autour de l’évolution autonome de la technique sont au centre de la crise de la technique occidentale qui est à l’épreuve des réalités écologiques. L’urgence environnementale impose des limites au mythe de la croissance et à celui de la destruction créatrice. Le philosophe Pierre Caye, dans Critique de la destruction créatrice. Humanisme et production propose d’envisager la technique non plus comme accélération et intensification de la production, mais comme mesure et limitation. Il fait notamment appel à l’architecture et au processus de patrimonialisation comme vecteur possible de durabilité et de ralentissement. Caye défend la nécessité de l’architecture qui peut assurer dans sa matérialité la permanence que les techniques de production n’ont pas. Quelques grandes infrastructures pourraient ainsi fermer et enclencher leur processus de deuxième vie profondément transformé ou dans « l’improduction ». Les ruines seraient repeuplées pour d’autres fins, ou seulement pour la mémoire : d’anciens modèles thermo-industriels enfin éteints.

Ces presque ruines infrastructurelles posent aujourd’hui la question de leur deuxième vie : de leur finitude ou de leur réparation pour pouvoir durer, encore, ou servir d’autres fonctions. Le patrimoine en cours ou en attente de reconversion est immense. Un des premiers impératifs serait de révéler l’immensité de ce patrimoine infrastructurel public, de lister, de catégoriser, de faire des relevés typologiques, d’identifier les qualités architecturales quand il y en a, d’évaluer l’état de pollution, la possibilité de transformer, d’autonomiser certaines de ses sections. Mais les ré-articulations sont déjà à l’œuvre et prennent plusieurs formes.

Depuis une petite dizaine d’années Orange rassemble et compresse ses infrastructures télécom sur les sites les plus stratégiques et a engagé la vente d’un grand nombre de centraux téléphoniques au cœur de Paris à des investisseurs pour des opérations immobilières. Dans une logique de rentabilité qui est capable de recycler et de « marketer » n’importe quelle section foncière en programme multi-usages, les sites infrastructuraux à transformer sont devenus des produits immobiliers comme les autres. C’est par exemple le site de l’ancienne usine de traitement des eaux de Paris, qui devenait en 2017 un centre d’accueil de migrants. La revue d’architecture AMC en 2017 titrait « Une cité lacustre pour migrants à Ivry-sur-Seine ». Sans remettre en question la qualité architecturale des yourtes et îlots en bois construits sur pilotis au-dessus des bassins filtrants – récompensé par le prix d’architecture de l’équerre d’argent – la symbolique fait froid dans le dos quand on connaît la politique municipale et nationale réservée à l’accueil des migrants. Et l’hébergement dans cet ancien centre d’assainissement a une durée déterminée puisque dès 2020, l’opérateur Quartus y développera « Manufacture-sur-Seine » un quartier planté de 6 hectares, les anciens bassins de filtration permettront la gestion des eaux pluviales et usées, ainsi que l’irrigation de parcelles cultivées. Tout anecdotique et caricatural que soit cet exemple, il révèle le dynamisme immobilier autour de ces équipements techniques. Outre la revente et le changement de fonction, d’autres solutions s’offrent aux anciennes infrastructures dans une perspective de transition écologique. Par exemple, les réseaux de gaz actuels pourraient accueillir le biogaz ou l’hydrogène produit à partir d’électricité. Il existe de nombreuses solutions qui essayent de donner un avenir aux infrastructures héritées. Ces dernières sont nombreuses à connaître de profonds bouleversements. Le champ de l’énergie est peut-être celui où s’expérimentent avec le plus de radicalité des réappropriations, des changements d’échelle, des relocalisations, l’autonomisation de certaines sections, mais aussi de nouvelles interconnexions.

Ré-articulations :
autonomisation et diversité infrastructurelle

Pour l’énergie, la recherche d’autonomie ou de processus d’autonomisation (Lopez, Coutard, Pellegrino, 2019) à des échelles locales ou régionale dessine de nouvelles géographies infrastructurelles. Au tournant des années 1980, l’échelle infrastructurelle des énergies renouvelables devient un nouvel horizon de projet. L’autonomie énergétique devient un outil conceptuel et méthodologique permettant d’éclairer et de repolitiser les rapports de dépendance et de nécessité.

Des collectifs d’habitant•e•s, groupes de citoyen•ne•s, coopératives énergétiques s’engagent dans cette transition infrastructurelle, en collaboration parfois étroite avec les responsables de la planification énergétique et urbaine, des représentants élu•e•s et des expert•e•s techniques. Certains opérateurs de réseaux (récents ou plus historiques) innovent et apparaissent comme des acteur•rice•s incontournables du renouvellement physique des territoires. De nouveaux régimes sociotechniques cherchent une pérennité : ce sont les territoires à énergie positive, les communautés autonomes (Dobigny, 2017), des micro-réseaux électriques (remunicipalisés ou non) de Londres, Woking, de Berlin ou de New York, des mini-centrales rurales ou urbaines autogérées d’Evalanxmer, de Barcelone ou de Copenhague (Lopez, 2019). Si la production d’énergie est un enjeu de réappropriation, la distribution (petite et moyenne tension) le devient tout autant.

Des microsystèmes techniques émergent et se construisent en contrepoint ou en complément du grand système technique électricité. Si les micro-réseaux semblent à contre-courant de l’ordre électrique, l’affirmer serait nier l’immense capacité de ce modèle historique à absorber et/ou contrôler ces initiatives par une réglementation qui lui reste encore très favorable, notamment en Europe et aux États-Unis. Les grands opérateurs historiques de distribution tentent de garder la main sur le modèle historique en développant leurs smart grids dont le principe est d’envisager les micro-productions locales comme une réserve d’import-export dans le marché de l’énergie, au profit de l’équilibre du grand réseau de distribution. Ainsi les micro-réseaux hautement technologiques, qu’ils soient totalement ou partiellement connectés aux grandes infrastructures électriques, sont aujourd’hui l’une des solutions techniques les plus soutenues par la technostructure libérale et le discours sur l’innovation. À ce titre, la Directive européenne 2018/2001 qui promeut les communautés d’énergie, et qui a été saluée par un certain monde associatif favorable aux coopératives, présente toutefois la possibilité que la gestion de ces communautés soit captée par le privé. C’est déjà fortement le cas aux États-Unis (Lopez 2019). Les micro-réseaux ne sont pas un outil conceptuel, technique et opérationnel suffisant pour construire une alternative socio-technique soutenable (technologie robuste, non émettrice de gaz à effet de serre, baisse des consommations). Pourtant, différemment du macro-système technique augmenté ou smart grid classique, qui pense l’effacement ou l’autonomie de certaines parties du système électrique comme variable d’ajustement du grand réseau, les micro-réseaux et leurs infrastructures associées font de l’optimisation de la petite échelle la priorité d’un système technique dont le périmètre est extensible.

Deux idéologies s’affrontent. D’un côté, les défenseurs du réseau historique prônent l’intégration des énergies renouvelables dans le système technique existant, via le réseau intelligent, dans une continuité technologique et culturelle macro-infrastructurelle. De l’autre côté, se dessinent un changement de paradigme et une rupture technologique et sociale qui passent par l’expérimentation de nouveaux systèmes techniques, les plus autonomes possible par rapport aux grands réseaux existants. Dans ce cas, chaque unité doit maximiser ses capacités productives et optimiser sa gestion, afin d’assurer son autonomie de fonctionnement et redistribuer dans le cas d’interconnexion l’excèdent dans la maille énergétique locale ou nationale. Il faut bien mesurer que chaque réalité technique implique un système de relation (gouvernance), un fonctionnement opératoire (technique) et une chaîne métabolique (énergie-ressource-environnement) spécifique au territoire d’implantation. Le niveau géographique de la mutualisation et le degré d’autonomie de certaines boucles de services (totale ou partielle), tout comme l’interconnexion, sont un casse-tête stratégique non reproductible. L’hétérogénéité et la diversité infrastructurelle dominent, il n’y a pas de modèle et c’est une des clefs de leur efficacité. Ainsi, les hiérarchies pourraient s’inverser, le grand réseau électrique tout en restant fortement structurant pourrait devenir secondaire pour l’approvisionnement de certains secteurs où il deviendrait essentiellement une réserve de solidarité en fonction des besoins.

En Europe et en France, les politiques publiques (notamment des collectivités territoriales et des municipalités) ont un rôle central à jouer en termes de régulation et de gouvernance car les périls et les rapports de force sont nombreux et encore mal évalués. Il faudrait pouvoir anticiper à l’échelle des territoires des modalités de solidarité entre collectifs bien pourvus de ressources locales et ceux qui le sont moins afin de ne pas créer des ghettos énergétiques. Il semble que les grands réseaux pilotés par le public soient l’infrastructure privilégiée pour jouer ce rôle et redéfinir des formes de solidarité entre les territoires. Mais un certain nombre de questions se posent : comment financer un réseau qui aurait un rôle marginal, ou en tout cas second par rapport aux systèmes locaux ? Dans le cadre d’une reconfiguration nationale des systèmes techniques énergétiques à partir du local, il s’agirait de pouvoir envisager et coordonner nationalement une politique par le local qui participerait à identifier et décider de ce que l’on garde et de ce que l’on laisse s’effondrer. Quelles seraient alors les grandes infrastructures à garder, et sous quelle forme de propriété – dans la mesure où les infrastructures débordent par nature les territoires ?

Un autre élément déterminant à prendre en compte est la défaillance des grands réseaux en cas de ruptures fondamentales dues aux dérèglements écologiques et à l’imminence de perturbations systémiques. La très grande échelle, la centralisation et l’interconnexion rendent très difficile l’augmentation de la résilience des réseaux (Barthélémy et al., 2011). Les actions classiques de résilience appliquées aux systèmes techniques sont très restrictives mettant généralement en œuvre des actions de fiabilisation (surprotection des ouvrages), augmentation des systèmes de secours et stockage, etc (Barroca, Serre, Diab 2012). La résilience doit plutôt intervenir à travers des mesures appliquées à plusieurs échelles spatiales et temporelles (Serre et al, 2012). Dans Bioregions 2050 l’Île-de-France après l’effondrement, les auteur•e•s insistent sur le risque d’interruption des chaînes d’approvisionnement extrarégionales en cas de rupture radicale. L’efficacité et le fonctionnement des grands réseaux électrique seraient profondément déstabilisés, voire suspendus. La pénurie électrique impacterait tout autant les systèmes numériques sur lesquels reposent les smart grids et le pilotage énergétique à distance (voir le scénario « La fin des data centers » Lopez & Diguet 2019). En cas de rupture forte, c’est l’intermittence des sources renouvelables qui régulerait l’offre électrique, ainsi la demande devra s’adapter à la pénurie. Qu’importe le degré d’effondrement et sa prévisibilité, c’est toute notre territorialité « réticulaire » (Dupuy, 1991) qui est aujourd’hui en questionnement et le futur des infrastructures passe par la réorganisation en profondeur de la matrice infrastructurelle existante.

Les infrastructures sont en pleine transformation et le changement touche autant les ressources extraites, transformées et diffusées que l’échelle des objets techniques ou le public – ou les publics – des infrastructures. La refondation du service public à partir des communs (Alix, Bancel, Coriat et Sultan, 2018), des mouvements de remunicipalisation ou de déprivatisation à des échelles municipale ou régionale s’intensifie et se multiplie. Ainsi, les microproductions locales et autres initiatives citoyennes de relocalisation apparaissent comme une volonté de réinjecter du public à partir du local. Comme l’avait déjà remarqué John Dewey (1927), le public des infrastructures n’est pas une masse immobile et préfigurée de citoyen•ne•s, mais une collectivité d’intérêt dont une part est de plus en plus engagée dans la recherche d’une gouvernance plus collective, militante, sobre et économe des ressources naturelles.

Bibliographie sélective

Alix, Bancel, Coriat et Sultan, (éds) : Vers une république des biens communs, Paris, Les liens qui libèrent, 2018

Bruno Barroca, Damien Serre et Diab Youssef, « Le concept de résilience à l’épreuve du génie urbain », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Volume 12 Numéro 2 | septembre 2012, mis en ligne le 20 septembre 2012, consulté le 17 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/12469 ; DOI : 10.4000/vertigo.12469

Pierre Caye, Critique de la destruction créatrice. Humanisme et production, Paris, Les Belles Lettres, 2015

Cornelius Castoriadis (et Daniel Cohn-Bendit), De l’écologie à l’autonomie, Paris, Seuil, 1980

Economic Development Research Group, Failure To Act : Closing the Infrastructure Investment Gap for America’s Economic Future, report for the American Society of Civil Engineers, 2016

Fanny Lopez, L’ordre électrique. Infrastructures énergétiques et territoire, Genève, Metis Presses, 2018

Fanny Lopez, Olivier Coutard, Margot Pellegrino, Les territoires de l’autonomie énergétique,  Editions Iste, 2019

Laure, Dobigny (2017) : Le Choix des énergies renouvelables. Socio-anthropologie de l’autonomie énergétique locale en Allemagne, Autriche et France, thèse sous la dir. d’Alain Gras, Université Paris 1

Yves Stourdzé, Les ruines du Futur, 1979 pour la première édition, Réed. Sens & Tonka, 1998