Votre livre Occult Features of Anarchism1 (2019) consiste à la fois en une lecture féministe de l’anarchisme, une critique des gauches huppées et la « véritable histoire des Illuminati », le tout en un. Comment le résumeriez-vous ?
Erica Lagalisse : C’est un essai historique qui montre comment ce que nous appelons « la gauche » s’est développé en lien étroit avec la pensée occulte et la spiritualité New Age. Certes, dans les mains du pouvoir, la « magie » est amenée à soutenir des projets autoritaires – les politiciens et les fascistes le savent bien. Pourtant, si les premiers révolutionnaires n’avaient pas mélangé de manière inédite ce qu’ils considéraient comme une « sagesse magique ancienne » avec la nouvelle science matérialiste et le mécontentement social, nous n’aurions peut-être pas assisté à la montée des mouvements révolutionnaires de gauche. Les connaissances occultes sont adaptables à une variété de projets – systèmes pyramidaux, systèmes de nivellement, ou systèmes pyramidaux de nivellement – nous ferions mieux de ne pas les ignorer.
Quelle est donc votre approche de ce qu’on appelle les « théories du complot » ?
E. L. : L’ expression « théoricien du complot » n’est destinée qu’au bas de gamme [low-class]. Sinon, les professeurs d’université qui discutent des opérations secrètes de la CIA seraient également appelés « théoriciens du complot ». Cela vaut la peine d’être noté, car nous avons plus que jamais besoin de construire des coalitions. Tout comme les gauchistes ne devraient pas faire une croix sur les hippies New Age, ils ne devraient pas non plus supposer que le « théoricien du complot » est forcément un fasciste. C’est précisément parce que les choses peuvent dévier dans cette direction qu’il est important que les gauches trouvent un moyen efficace d’engager un dialogue avec les « conspirationnistes » et autres « théoriciens du complot ». Dans ce processus, nous pourrions examiner dans quelle mesure la « théorie du complot » constitue un discours social valable. Certaines « théories du complot » sont farfelues ou accusent les Juifs d’être responsables de la pauvreté dans le monde, auquel cas discuter avec un fan est une intervention antiraciste importante ; mais parfois, traiter quelqu’un de « complotiste » n’est qu’un préjugé de classe déguisé sous un autre nom. Les universitaires rendent leur savoir inaccessible de diverses manières, ce qui signifie que la meilleure façon pour les gens d’enquêter sur les raisons pour lesquelles le monde semble s’opposer à eux est d’interroger Internet, où ils vont trouver beaucoup de « théories du complot » séduisantes. Je ne pense pas que nous devions nous moquer de qui que ce soit pour cela. De plus, la classe dirigeante semble vraiment essayer de nous briser – cela devrait être considéré comme une hypothèse juste.
Pouvez-vous développer l’idée de la « théorie du complot » en tant que discursivité sociale critique ?
E. L. : De nombreuses vidéos sur YouTube racontent que les Templiers ont trouvé un trésor secret sous le temple de Salomon à Jérusalem pendant les croisades, et que les francs-maçons contrôlés par les Illuminati ont ensuite utilisé cet argent pour transformer les principales religions du monde en une grande tradition bancaire au nom de Lucifer. Oui, cette histoire sonne différemment de celle de Polanyi dans The Great Transformation (1944)2, qui explique également comment les élites mondiales abandonnent leurs allégeances traditionnelles dans le projet de la banque capitaliste moderne – les spécialistes des sciences sociales préféreront toujours mettre en évidence les « forces systémiques » plutôt que les caprices de quelques chevaliers. La version de la culture pop est trop allégorique pour les goûts universitaires mais, étant donné que de nombreux amateurs de « conspiration » pensent que les banques sont si mauvaises qu’elles doivent être sataniques, il devrait être facile de voir comment certains pourraient s’intéresser à l’anti-capitalisme plutôt qu’au fascisme. (Pour les lecteurs universitaires, mon conseil en bref est le suivant : remplacez Foucault par Bourdieu).
Quelle est la place des Illuminati dans cette histoire ?
E. L. : Il était une fois la Révolution française, et tous les rois et reines d’Europe étaient très contrariés, alors ils ont formé la Sainte Alliance. Connue sous le nom de « Conspiration des Rois », c’est elle qui s’est engagée à coopérer pour instaurer des interdictions internationales de publication, une surveillance transnationale et la déportation des militants par tout souverain menacé par des « incursions révolutionnaires ». Les Illuminati, en revanche, ont commencé avant la révolution française, et considéraient que l’État et l’Église étaient corrompus. Ils critiquaient les propriétaires terriens et la propriété privée. Fondé par un professeur bavarois en 1776, leur groupuscule est passé de cinq étudiants à 54 membres trois ans plus tard, dont des personnes comme Mozart. Les membres partageaient des idées provocatrices du siècle des Lumières, aujourd’hui banales, comme la valeur de la science, tout en réfléchissant à la manière de rendre la société plus égalitaire. En 1783, une campagne de répression a commencé à cause d’une fuite d’informations. Nous entendons dire pour la première fois que tous les francs-maçons sont « sous le contrôle » des Illuminati – mais c’est le gouvernement qui parlait ainsi alors !
Comment l’histoire s’est-elle inversée ?
E. L. : En partie parce que les propagandistes du début du XXe siècle ont cherché à vilipender les Juifs en les associant aux banques et à la franc-maçonnerie. Il y a aussi des gens au pouvoir aujourd’hui qui gagnent à ce que nous ignorions le capitalisme et l’Organisation Mondiale du Commerce en nous concentrant sur les Juifs ou les Reptiliens (qui manipuleraient les élites par télépathie). L’ art classique de la mémoire, réorganisé en pratique magique à la Renaissance, a été réinventé au sein de la psychanalyse et de la psychologie moderne, et opère maintenant à travers les médias pour nous distraire et nous fourvoyer [misguide]. En fait, les médias traditionnels aussi bien que les gens qui produisent des vidéos « conspirationnistes » privilégient depuis longtemps l’art consistant à utiliser des images sensationnelles pour inspirer certaines associations mentales et manipuler la mémoire. Nous sommes vraiment victimes d’un contrôle mental magique, mais pas de la manière dont certains « théoriciens de la conspiration » le suggèrent. C’est d’ailleurs sur ce point que je suggère aux personnes doutant du Covid‑19 de porter leur attention : le virus est authentique, mais l’art obscur des relations publiques l’est tout autant.
Alors, le coronavirus fait-il partie d’une grande conspiration mondiale ?
E. L. : Une conspiration appelée capitalisme. Le virus n’a pas besoin d’être fabriqué par les gouvernements pour servir les intérêts des élites. Les États interviennent dans les pandémies non pas pour atténuer la souffrance humaine, mais pour consolider leur pouvoir. Ce n’est donc pas une coïncidence si les gouvernements ont profité de la pandémie de Covid‑19 pour amplifier le pouvoir de la police, interdire la contestation et vous rappeler de craindre votre voisin. Bien sûr, nous sommes encouragés à vivre dans l’isolement solitaire, en faisant défiler l’apocalypse, en ne nous interrompant que pour jouer à des jeux de guerre numériques ou regarder du porno pourri, tout en enrichissant Jeff Bezos par l’achat de merde sur Amazon ; cependant, il est également vrai que la distanciation physique a ralenti le taux d’infection et permettra à plus de personnes de survivre. En ce qui concerne la politique de ce « virus couronné », comme pour tant d’autres conspirations des rois, les deux choses sont vraies. C’est la ligne que je trace dans mon livre Anarchisme Occulte.
Traduit de l’anglais par Jacopo Rasmi
1Cet entretien est une version retouchée et traduite d’une interview avec Erica Lagalisse parue sous le titre : « The Conspiracy of Kings, Class War and the Coronavirus » sur DOPE Magazine, no 10, été 2020 : https://issuu.com/dogsectionpress/docs/dope10. Le livre est récemment paru en traduction française : Anarchisme occulte. Avec une attention particulière portée à la conspiration des rois et à la conspiration des peuples, Éditions du Remue-ménage, Montréal, 2022.
2Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, réédition 2009. (États-Unis et Autriche, 1944)