Alors que Madame Thatcher avait cru pouvoir « résidualiser » le logement social à l’habitat des plus démunis en Europe comme en Grande Bretagne, une actualité bancaire française nous incite à réfléchir à ce qu’est un service d’intérêt économique général en Europe. L’accession sociale à la propriété peut-elle être considérée comme un service d’intérêt économique général ?
Rapide histoire du Crédit immobilier de France
En août dernier, la célèbre agence de notation américaine Moody’s se permettait de dégrader de AAA à Baa1, soit trois degrés, une banque française connue surtout de la clientèle HLM, le Crédit immobilier de France.
Le Crédit immobilier de France est le nom commun qu’avaient pris en 1991 les Sociétés anonymes de crédit immobilier créées par la loi Ribot en 1908 pour permettre d’accéder à la propriété à des familles qui souhaitaient un habitat individuel plutôt qu’un logement collectif, des familles disposant de revenus aussi limités que ceux des locataires HBM, et dont il fallait donc suivre le parcours avec le plus grand soin. Jusqu’en 1977, année de la grande réforme de la politique du logement, au cours de laquelle le gouvernement commença le désengagement de l’État du secteur, les Sociétés anonymes de crédit immobilier comme les sociétés HBM puis HLM se finançaient auprès de la Caisse des dépôts et des Caisses d’épargne, pour être capables, en bénéficiant elles-mêmes de faibles taux d’intérêt, de prêter à faible taux ou de pratiquer des loyers bas.
En 1977, le financement par la Caisse des dépôts et consignations sur les Fonds d’épargne fut réservé au seul logement locatif social, jugé correspondre à un besoin incompressible, alors que l’accession sociale à la propriété conduisait à la constitution d’un petit patrimoine et à l’éventualité d’une promotion sociale, donc devait se mesurer à l’aune du marché. L’État décida tout de même d’aider l’accession à la propriété sociale en la gratifiant d’une bonification d’intérêt dans les Prêts d’accession à la propriété, ce qu’on appelait « aide à la pierre ». La distribution de ces prêts fut confiée à trois banques : le Crédit immobilier de France, le Crédit Foncier, le Comptoir des entrepreneurs. Pour que cette aide à la pierre ne soit pas inflationniste, comme elle en avait la réputation, les taux d’intérêt étaient augmentés chaque année. Manque de chance, l’inflation fut peu à peu jugulée, et il fallut abandonner le PAP que les emprunteurs ne pouvaient plus rembourser. Le prêt à taux zéro, PTZ, remplaça le PAP complété par le PAS, prêt d’accession sociale à la propriété, pour des ménages aux revenus inférieurs à un plafond comme pour le logement locatif social. L’aide personnalisée au logement vient aider aux paiements des traites. Environ un tiers des ménages accédant à la propriété pour la première fois sont concernés.
Ce nouveau système d’accession aidée fut ouvert au CIF, au CFF, mais aussi aux grandes banques généralistes : BNP-Paris Bas, Société Générale, Banques Populaires, Caisses d’épargne, Crédit Mutuel, et aujourd’hui Banque Postale. La différence entre toutes ces banques et le CIF, c’est que chez les autres il faut un apport personnel de 20 % du montant de l’emprunt, un taux d’effort maximum de 30 % du revenu, et une durée d’emprunt limitée à 20 ans environ. Au CIF, toutes ces contraintes sont abolies par une relation aux emprunteurs très soutenue, modulant taux et durée de prêts en fonction de leurs situations, et par un suivi interpartenarial avec les collectivités locales et les organismes HLM. Un tiers des prêts du CIF sont par convention avec l’État consacrés à des accédants dont les revenus sont en dessous du revenu médian. Pour financer ces prêts à des conditions très sociales, le CIF émettait des obligations sur les marchés financiers, et convertissait donc une épargne de moyen terme en des prêts longue durée, selon le modèle éprouvé depuis longtemps par la Caisse des dépôts et consignations.
Qui dit aujourd’hui emprunt sur les marchés financiers, dit notation, par des agences toutes américaines, qui en matière de logement ne connaissent que la garantie hypothécaire, alors que l’accession sociale en France est assurée pour l’habitant, souvent auprès de la Caisse nationale de prévoyance. Cette assurance permet en cas de coup dur de faire face aux échéances pour le remboursement du prêt. Résultat, les accédants à la propriété ne comptaient en 2012 que pour 7 % des surendettés recensés par la Banque de France.
L’Europe dans la crise du Crédit Immobilier de France
Mais quand Moody’s dit : tout cela, c’est bien risqué ; les prêteurs ne prêtent plus. Les candidats à l’accession sociale à la propriété avec les revenus les plus bas sont privés de prêts et 2 500 salariés du CIF risquent de perdre leur emploi. Le gouvernement a apporté la garantie de l’État aux prêts en cours, soit plus de 4 milliards d’euros, mais en même temps il a annoncé l’extinction de l’entreprise. Aux députés le contestant, le ministre des Finances a opposé les règles européennes qui veulent que dès lors qu’un service bénéficie de la garantie financière de l’État, il ait été reconnu par la Commission européenne service d’intérêt économique général. L’hypothèse de la plupart des observateurs, c’est que le CIF a vécu, sauf pour ses missions les plus sociales assurées par 200 à 300 salariés qui seraient repris par la Banque Postale.
Cependant les propositions du gouvernement doivent d’abord être ratifiées par les actionnaires de l’entreprise, ces Sociétés de crédit immobilier installées dans les régions et qui ont plus de cent ans d’expérience. Il n’est pas question de pour elles de laisser découper l’entreprise qu’elles ont créée. L’ensemble de la banque où les plus démunis ne représentent qu’un tiers de la clientèle est indispensable pour assumer l’ensemble des missions. C’est aussi ce qu’affirment les salariés. Tous les observateurs soulignent que la gestion rigoureuse du CIF lui permet de faire tourner sa machine sans pertes, et de rembourser ses prêteurs en temps et en heure. Un véritable dilemme se présente au gouvernement, aux actionnaires du CIF et à ses salariés. La garantie de l’État et la transformation en service d’intérêt économique général de facto qu’elle apporte ne peuvent concerner le seul CIF, que s’il est cantonné à ses seules missions sociales, et à l’accession très sociale, service pour lequel il a une compétence exclusive.
Mais cette compétence, tant ses dirigeants que ses salariés estiment nécessaire de l’exercer dans le cadre de missions plus larges pour lesquelles il est en concurrence avec d’autres banques. En Europe, le gouvernement qui crée un service d’intérêt économique général est obligé d’ouvrir ce service à la concurrence, et de donner les mêmes avantages aux entreprises qui rendent le service, la garantie de l’État en l’occurrence. C’est pourquoi les États ont tendance à ne créer ces services d’intérêt général que pour des besoins d’ordre public, pour les publics les plus problématiques, dans le cas du CIF pour ses missions sociales budgétées à 200 millions d’euros annuels : crédits pour des travaux et accessions exceptionnelles de personnes très démunies.
Pour la Commission européenne, c’est au gouvernement de définir un cahier des charges viable, de définir les contours du service économique d’intérêt général qu’il veut mettre en place. Connaissant ces règles, le Ministre des Finances a déclaré à l’Assemblée nationale que l’octroi de la garantie avec extinction de l’entreprise était une exigence de la Commission européenne. Mais Karima Delli, députée européenne EELV, très sensibilisée aux problèmes de logement puisque fondatrice de Jeudi Noir, a interpellé le Commissaire européen à la Concurrence. Selon le Commissaire européen à la concurrence, M. Almunia : « La Commission n’a posé aucune condition de cessation d’activité du Crédit immobilier de France. En effet, à ce jour, les autorités françaises ne lui ont pas formellement notifié un quelconque projet de garantie en faveur du CIF. […] De ce fait, la Commission n’est pas en mesure de prendre la moindre position en la matière […] » (21 décembre 2012) Et Karima Delli de conclure le même jour dans son communiqué de presse : « Je me réjouis de cette réponse claire apportée par la Commission européenne, qui rejette toute volonté d’extinction de l’activité du CIF, et donc toute responsabilité vis-à-vis des licenciements et des difficultés à prévoir pour les ménages les plus modestes. »
En fait, la réponse du Commissaire prouve seulement que le Ministre avait anticipé, et ne souhaitait pas se confronter au casse-tête que représente la définition d’un service économique d’intérêt général, dans un contexte où « l’intérêt général » est compris le plus souvent comme le cantonnement des pauvres dans des conditions « durables ». La collecte du livret d’épargne reconnue service d’intérêt économique général en 2002 a été banalisée entre toutes les grandes banques de la place ; elle ne concourt plus que pour les deux tiers à la mission de financement du logement social par la Caisse des dépôts et consignations. Le plafond des dépôts a été doublé par le gouvernement de François Hollande. Les conditions sont réunies pour que l’épargne populaire soit affectée davantage à la garantie du droit au logement, tant par le locatif que par l’accession sociale.
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