Ce libanga1, je te l’adresse sous forme d’un billet, peut-être un billet pour une autre planète, une « planète sans visa2 » en ton hommage my darling Dominique Malaquais. Ensemble, nous avons éprouvé théorie et pratique de l’art dans un contexte de remises en question continuelles ; là où écarts et persistances, plus que brutales, relient l’Afrique à d’autres continents. Dès lors de notre première rencontre autour de 2006, nous avons écouté les multitudes de voix d’artistes trop longtemps verrouillées en RDC auxquelles tu as donné une grande place dans ta vie. Plus tard en 2009, je suis partie à Mbandaka dans la Province de l’Équateur grâce à ta plateforme SPARCK pour tourner Ground Overground Underground, un film signé Mowoso diffusé une seule fois en 2010 à Afropolis, une exposition sur les villes africaines. Ce film sur le rêve de Mikili donnera finalement lieu à un essai que tu écriras à ma demande sur l’histoire d’un échec3… S’ensuivront des poèmes vidéosoniques, une série de films que j’ai réalisés avec Kongo Astronauts dont les titres sont comme les pistes d’un album « Postcolonial dilemna Track #1/#2/#3/#4/#5/… ». Tu as été la première à visionner chacun de ces films. Ce fut le point de départ de discussions entre nous sur la notion d’exil, de tactiques de survie et d’œuvres remixables à l’infini… Tu as su accueillir les multiples étincelles de l’art émergeant en RDC dont SPARCK (Space for Pan-African Research, Creation and Knowledge) a été un des systèmes de propulsion – non sans liens avec Chimurenga Magazine le projet de Ntone Edjabe en Afrique du Sud auquel tu as beaucoup contribué et vers lequel ta bibliothèque ira.

Ensemble avec toi, Michel Ekeba et moi-même, co-fondateurs de Kongo Astronauts, nous avons créé une force motrice ; un partage de connaissance qui articulait des mondes artistiques habituellement peu connectés entre eux alors que tu nous embarquais dans celui de la recherche dont tu faisais partie. Ton regard nous a encouragés à définir plus finement ce que nous étions en train de faire, sans occulter nos errances conceptuelles dénuées de désir d’excellence ou de stratégies. De toute façon, à Kinshasa on privilégie l’art de la tactique. Nous nous sommes secoués mutuellement dans un dialogue qui s’est étalé dans le temps, en produisant du sens depuis nos différentes constellations. J’avoue que c’est étrange de te parler alors que tu n’es plus là. Je crois que c’est une manière de continuer à te faire vivre dans nos rêves, nos réflexions, nos doutes et notre détermination, à laisser cet en-commun que nous avons défendu ensemble et avec d’autres se déplier et rayonner au-delà de ton passage sur terre. Tu restes un point d’ancrage dans un moment de l’histoire où l’art à Kinshasa était en train de progressivement retrouver une respiration. Ce nouveau souffle a pris son essor en 2003 lors de la fin de la deuxième guerre du Congo. Des carcasses de voiture brulées furent installées par un groupe d’étudiants sur les terrains de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Cette installation collective, nommée Wenze-Wenze, eu un impact important. Ces étudiants téméraires étaient exaspérés par les formalismes académiques, un héritage de la période coloniale, qui donnait si peu d’espace à l’autodétermination malgré tous les savoir-faire présents. Ce fut la naissance du collectif EZA possible. C’est aussi grâce à l’esprit très ouvert du directeur de l’Académie, Monsieur Daniel Shongo, que cette installation a pu avoir lieu. Étaient aussi très présents des artistes indépendants comme le peintre Francis Mampuya, l’artiste et musicien Bebson Elemba et le chorégraphe-danseur Faustin Linyekula. Des personnalités de l’extérieur comme Jean-Michel Champault ont soutenu cette contestation avec les moyens nécessaires pour la rendre possible. Elle s’est étendue par la suite à un partenariat avec la Haute École des Arts du Rhin (HEAR), où j’ai enseigné les arts hors-format avec Pierre Mercier et Francisco Ruiz de Infante pendant presque deux décennies. L’exposition « Kinshasa Chroniques » (2018-2020), qui a rassemblé 70 artistes de la RDC, est l’aboutissement de ce nouveau souffle et une de tes plus belles propositions pour donner une visibilité à cette nouvelle génération d’artistes. Dans sa version parisienne à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Kongo Astronauts s’est retrouvé en grand sur l’affiche de l’exposition : Michel Ekeba à cheval défiant dans sa combinaison d’astronaute la statue équestre du Maréchal Foch place du Trocadéro.

Ce matin en me réveillant après une forte pluie tropicale, j’ai lu deux courtes publications sur Internet, deux flashs rapides qui se sont mélangés avec mes pensées pour toi. Je dévoile là un fonctionnement associatif ponctuel. Et ce n’est pas pour faire figure de style que j’en parle mais pour poursuivre ce processus de traversée qui aurait pu être entièrement algorithmique alors qu’en fait provoqué par de vraies affinités rhizomatiques. Une sorte de together elsewhere (ensemble ailleurs) qui me relie aux avant-gardes post-industrielles et à différentes espèces d’interzones virtuelles dans lesquelles je t’ai embarquée.

Le premier flash du matin provient de Julien Merieau4. Un court texte qui parlait de poésie radicale, noyée dans les recouvrements d’un marché de l’art saturé de propositions où tout se vaut et se chevauche. Il parlait aussi de l’absence de courage, celui de dire oui comme celui de dire non, en établissant un lien, me semble-t-il, entre cette saturation visuelle et/ou sonore et ce que je nomme parfois les politiques de l’intime.

Et le courage de dire oui comme le courage de dire non, tu l’as eu Dominique, c’était dans ton ADN. Un oui ou non argumenté mais aussi un oui ou non qui pouvait s’inverser si un nouveau paradigme pointait son nez à brule-pourpoint ou si d’autres structures de pensée faisaient irruption pour bousculer tes formations de pointes, pointilleuses et surtout bien aiguisées. Tu connaissais autant le double-tranchant que la double contrainte de travailler avec l’Afrique, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Tu connaissais les politiques de l’intime, celles auxquelles je n’échappe pas en tant que française vivant en RDC. Lorsque que l’on se frotte au cœur du monde et que l’on est prêt à déconstruire le cœur des ténèbres, il faut entrer dans la complexité des mutations sociétales et encourager une vision à la fois critique et tournée vers les imaginaires du futur de l’Afrique. Il faut faire face au « sans filet », savoir prendre une perche dans tous les sens que recouvrent ce terme pour s’atteler aux utopies et résister aux folklores artificiels de l’exotisation.

Cette poésie radicale, il fallait aussi la percevoir avec ses spécificités sur le continent africain. C’est ce que tu as fait en étant une passerelle par laquelle nous pouvions passer pour déconstruire les formes abjectes de projection issues du passé colonial. Tu as encouragé avec force les visions d’un futur présent que les siècles d’exploitations humaines et que les extractions des richesses naturelles ont tenté d’anéantir. Tu n’apportais pas forcément des réponses mais ta curiosité insatiable et ton esprit critique a donné de l’ampleur à nos questionnements tout en laissant à chacun la liberté de trouver ses propres réponses. Malgré ce chemin sinueux semé d’obstacles et de contradictions, tu as su magnifier le processus de création de nombreux artistes du continent. Ta conscience multidimensionnelle, ta connaissance immense de la littérature africaine et cette qualité d’écoute nécessaire que tu avais pour accueillir des logiques qui dépassaient parfois tes propres conceptions de l’objet et de la production de l’art étaient exceptionnelles en France. Rares sont ceux, qui, comme toi, ont osé la chaleur brulante du soleil équatorial de la RDC. Tu as su te « planter » au Zénith avec la grâce d’une « fée » (Libanga intertextuel à Lionel Manga, un de nos acolytes cosmiques).

Suite au premier flash matinal, en apparait un autre, cette fois-ci de l’artiste David Legrand5, ça me parle car il se définit comme étant un artiste transpédagogique, « c’est-à-dire qui mêle processus éducatifs et artistiques pour offrir une expérience qui se distingue clairement de l’enseignement artistique formel ». Et donc ce matin, je l’écoute réfléchir autour « des cyber-archéologues, qui peuvent revisiter des monuments disparus. La réalité virtuelle n’étant que le moyen insensé de pouvoir les archiver… ». Il m’est alors revenu à l’esprit la définition du virtuel exprimée par Pierre Levy dans un livre écrit en 1996 : « L’arbre est virtuellement présent dans la graine »6. À partir de Pierre Levy, je tombe par hasard sur un texte écrit par Anne Querrien en 1997 dans un numéro de la revue Chimère sur le devenir imperceptible : « À partir des contraintes de sa propre structure et de son environnement, la graine devra inventer l’arbre, le co-produire avec les circonstances qu’elle rencontrera. La virtualité, c’est cette rencontre de la structure (ici la génétique) avec l ’évènement, les circonstances extérieures… depuis l’absence d’arbre jusqu’à l’arbre suprêmement majestueux7. »

Tu es ce devenir imperceptible, Dominique, plus que l’archive d’un espace-temps donné, tu es la graine qui s’actualise. L’arbre suprêmement majestueux est ce monument vivant des réseaux que tu as tissés pour les artistes, les penseurs et les théoriciens du continent africain qui ont eu la chance de croiser ton chemin.

Ce matin je me disais qu’il y aurait un éloignement subtil et progressif de ce que tu nous as livré à travers tout ce travail d’analyse, mais que même sans tes livres, tes mots, tes paroles, nous continuerons d’être ces arbres qui grandissent et fleurissent… Avec les membres du Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Congolaise, j’ai planté des pamplemoussiers au bord de la rivière à Lusanga (Province du Kwilu) ; ce sont tes arbres. Avec ces pamplemoussiers, symboles de fécondité et de prospérité, je sais que tu es toujours là dans le metavers de nos mémoires organiques et virtuelles.

1 Le Libanga est un phénomène de dédicace dans la musique congolaise.

2 Un livre paru en 1947 du père de Dominique, l’écrivain Jean Malaquais.

3 Mikili parties du monde en lingala, l’ailleurs et plus spécifiquement l’Occident.

4 Julien Mereiau est un photographe, écrivain et musicien nantais dont le travail radiophonique expérimental est unique en France http://fieldmice.free.fr/mulot2.htm

5 http://derives.tv/constellation/legrand
https://aaar.fr/itineraires/artiste/la-galerie-du-cartable

6 Pierre Levy. Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1995

7 www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1997_num_30_1_2145