85. Multitudes 85. Hiver 2021
Icônes 85. Mega Mingiedi Tunga

Entretien avec Mega Mingiedi Tunga
Je boule chaque jour. C’est ce que je fais.

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Caractériser avec précision la production de Mega Mingiedi Tunga n’a rien d’aisé. On y découvre un mélange foisonnant de poésie graphique, de collage, de dessin architectural et de cartographie. Un peu croquis, un peu bande dessinée, vastes vues d’ensemble et détails de coin de rue : le tout défie les catégories. Aucune carte de Kinshasa ne rend aussi bien compte que son travail de la complexité de cette ville et peu d’écrits, même des meilleurs (Filip de Boeck, Ch. Didier Gondola, AbdouMaliq Simone), se sont révélés aussi directs. Le romancier et dramaturge Sony Labou Tansi, conteur le plus brillant de Kinshasa, s’il avait vécu au XXIe siècle, aurait sans doute été enthousiaste. Cet entretien a été réalisé à Strasbourg, le 30 septembre 2021 par Jean-Christophe Lanquetin, Dominique Malaquais et Julie Peghini.

Jean-Christophe Lanquetin : Mega, tu viens, il y a quelques jours à la Haute école des arts du Rhin (HEAR), de vernir ta première exposition solo, « Année zéro ». Et te voilà déjà sur le retour – le retour pour Kinshasa. Comment vis-tu ce retour ?

Mega Mingiedi Tunga : C’est intense, comme tous les voyages. Les rendez-vous de dernière minute, les au-revoir aux amis, au niveau de la tête, ça travaille. En même temps, c’est un parcours du combattant. Le choix que j’ai fait de vivre à Kin, de ne pas m’installer ici en France après mes études à la HEAR, est un choix difficile. Mais c’est un choix que j’assume, que ceux d’entre nous qui l’ont fait assumons. Notre expérience, ce que nous avons porté dans la création artistique contemporaine, nous y ont amenés. J’aime être à Kin pour partager cette expérience avec des jeunes, avec d’autres personnes encore, et en même temps, j’aime continuer à bouger, à m’élargir les horizons.

J. C. L. : C’est un choix difficile car la vie à Kin est difficile je suppose ?

M. M. T. : Très difficile. En matière d’art, il y a très peu de galeries, presque pas d’accompagnement. L’État est absent. L’artiste à lui seul est artiste, créateur de projets, gérant de son compte – il fait tout. Au niveau social de la ville et du pays, c’est dur. Pas d’assurance : on peut mourir car il manque cinq centimes pour acheter une dose de Doliprane. C’est très compliqué. Vous imaginez des choses pareilles ? En même temps, ceux d’entre nous qui avons fait le choix de rester subissons une forte pression de nos familles, de nos proches, qui ne comprennent pas notre décision. Ils nous trouvent bêtes de ne pas rester en Europe. Nous essayons d’expliquer ce qui nous anime, mais parfois c’est terrible.

J. C. L. : En même temps, les dessins que tu crées, tu pourrais les créer ailleurs qu’à Kin ?

M. M. T. : Oui, je le pourrais. Ailleurs : lors de résidences, ou dans un contexte au long terme, comme des études, des formations. Ce travail, c’est à Mega, c’est dans ma tête, c’est physique, c’est intellectuel, ça vit en moi, ça voyage avec moi où que j’aille.

J. C. L. : Mais quand tu es ailleurs, c’est néanmoins Kin qui te nourrit ? Quand nous ici voyons tes dessins, c’est une sorte d’immense récit de cette ville-là que nous rencontrons, dans son rapport au monde et à l’ailleurs, mais toujours depuis cette ville-là.

M. M. T. : Kinshasa est un élément central dans mon travail, car la ville me permet de faire des liens avec d’autres espaces. Je suis né à Kinshasa, j’ai grandi à Kinshasa, j’ai une culture kinoise. En même temps, je bouge et en bougeant, je compare ce que je vois à Kinshasa. Même là où il n’y a pas de liens directs, mon imagination me permet d’identifier des liens politiques, géographiques, diplomatiques, culturels, d’histoires coloniales… Je tente de tisser comme un récit, un film. Ça vient, ça rentre, je fais des détours par des histoires politiques, humaines, je dévoile des choses, je suis libre lorsque je produis mes pensées sur papier.

J. C. L. : Comme tu le sais, j’ai travaillé dix ans à Kin. Cela fait onze ans que je n’y suis pas retourné. Et pourtant… Je suis frappé de me rendre compte à quel point, tout ce temps plus tard, cette ville est encore dans ma tête. C’est une ville qu’on emmène avec soi.

M. M. T. : Kinshasa est une ville monde. Elle est grande, très grande. Plus de quinze millions d’habitants. En même temps, la ville est intense, ça bouillonne. C’est comme une sauce. Le système D marche à fond. Kinshasa est comme une grande bibliothèque. Quand tu y rentres, tu pénètres dans des couloirs, tu découvres des poèmes, des livres, mille choses. Tu rentres et tu sors riche. Et cela te reste dans la tête. Parce qu’une fois que tu es sur place, ça te saute aux yeux, dans les yeux. Pour vivre cela, il faut y aller, y être. Pour voir comment ça se passe. Une grande énergie la traverse, faite de jeunes, de gens très efficaces. Toi, c’est vrai, cela fait onze ans que tu n’es pas revenu. Mais les gens continuent à travailler. Nous continuons à vivre cette aventure. C’est très sérieux.

J. C. L. : Ce que tu dis de la ville, qu’il faut aller voir comme un livre ouvert, c’est pour cela que tu es aussi taximan ?

M. M. T. : Le taxi, c’est une petite aventure. J’avais fait un dessin. C’était en 2019. Kabila, l’ancien président, briguait un troisième mandat. L’opposition était très forte. En un jour, beaucoup de gens sont morts. Kabila a fini par se désister. En tant qu’artiste, je voulais représenter cette journée. Mais ce récit, en me servant exclusivement de ma mémoire, je ne parvenais pas à le restituer d’un point de vue graphique. J’ai tenté, j’ai tenté, mais je n’y arrivais pas. M’est venue alors une idée. J’ai dessiné un objet tout simple, un rétroviseur de voiture. Cela m’a donné une perspective de rétrospective, comme si je regardais derrière. Je me suis dit, ça c’est intéressant ; pourquoi ne pas prendre ça comme élément central du dessin ? Il y avait beaucoup de choses dans ce dessin. C’était un petit dessin, mais il était fort. Des curateurs du musée de Tervuren ont acheté le dessin. 3 500 euros.

J’ai acheté un taxi et je l’ai donné à conduire à quelqu’un d’autre. Deux semaines plus tard, ce chauffeur m’a fait des aventures. Je me souviens bien : c’était aux alentours du 30 juin. J’ai passé mon permis et, dix jours plus tard, j’étais sur la route. Quand j’ai pris le volant, j’ai changé d’univers. Je considère la voiture comme un espace de rencontres. Les gens rentrent, quatre personnes dans un même taxi, comme dans un petit bus. Ils discutent avec le chauffeur, il y a toute une ambiance, enrichissante. Kinshasa by night, les histoires de love, les shegué [enfants de la rue], les gens qui ont des difficultés de transport, qui ne peuvent pas payer pour aller à l’hôpital, tu le fais gratuitement. En même temps, comme je travaille sur la ville de Kinshasa qui est centrale à mes dessins, cela m’a permis d’aller dans des endroits où je ne serais pas allé sans ma voiture. Pour aller voir la ville sous d’autres angles, en perspective, en volume. Je suis allé au fleuve, dans les quartiers difficiles. Aussi, comme je fais le taxi, je discute avec les gens, je focalise les discussions autour de l’orientation de mon travail. Comme je suis un animateur, cela crée des choses avec les gens, cela m’aide. C’est pourquoi il n’y a pas que le stylo dans mon travail. Il y a aussi beaucoup de collage. Le stylo en lui-même ne suffit pas à dire mon univers.

Dominique Malaquais : Il y a des figures récurrentes dans ton œuvre. La tour de l’échangeur [érigée par Mobutu], le stade Tata Raphaël [où a eu lieu le fameux match Ali-Foreman], les mains du rond-point Victoire [monument aux artistes par le sculpteur Liyolo]… Et puis il y a l’image du rétroviseur, que j’aime tant. On la regarde, on regarde ces éléments récurrents, et on a l’impression que tu crées, que tu recrées, que tu réinventes ton Kinshasa à toi. Tu nous parlerais de cela ?

M. M. T. : En tant qu’artiste, je ne crois pas pouvoir reproduire les choses. La ville de Kinshasa, ce que j’y vois, je le mange, je le mange jusqu’à ce que le ventre soit bombé et je vomis cela. Je vomis cela d’une manière particulière, avec mon regard. Ce ne sera plus le même Kinshasa, ce sera le Kinshasa de Mega, avec la ville qui est revisitée. Cela peut changer, cela peut être bouleversant, quelqu’un regarde et comprend la ville d’une autre façon. C’est cela que j’aime : faire des choses qui permettent à la personne qui regarde, quelqu’un qui ne connaît pas mon travail, de prendre le temps – beaucoup de temps – pour se plonger dedans, car il y trouve beaucoup d’informations, d’éléments, il rentre dans un monde qu’il ne peut pas absorber en une minute. Il a besoin de temps pour voir, il va peut-être découvrir des choses que j’ai faites et dont je ne me suis pas rendu compte. C’est quelque chose de partagé. Et même si je compare Kinshasa à d’autres villes, c’est vraiment le regard d’un artiste, c’est mon regard qui compte. J’essaie d’emmener les gens dans une réalité personnelle, particulière.

D. M. : Je me souviens de notre première collaboration à Kinshasa, en 2008. Je n’ai aucun sens de l’orientation. Tu avais créé une cartographie de tous les lieux qui m’intéressaient. Je travaillais à l’époque sur le match Ali-Foreman et tu m’amenais à pied dans ces endroits que je souhaitais découvrir. Une chose qui apparaît dans ce dessin que tu as fait pour moi, et qui apparaît comme un élément récurrent dans ton travail, ce sont les papiers bureaucratiques. Les passeports, les visas… Dans l’exposition que tu viens de vernir à la HEAR, ce sont les papiers en rapport avec la COVID. Nous parlerais-tu de l’emploi des documents bureaucratiques dans ton œuvre ?

M. M. T. : C’est une question compliquée. Quand je pense à cela, je pense à tous les gens qui souffrent pour bouger ou qui ont été dans ce cas. Pour beaucoup de gens, voyager, c’est un rêve, mais pour d’autres, c’est une école. Ça permet de comprendre des choses, de se nourrir. Mais depuis l’Afrique, depuis le Congo, en ce moment de crise sanitaire, c’est terriblement difficile. Quand je suis arrivé à Strasbourg, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit : « Mega, je te comprends par rapport à ces documents que tu as mis là, je sais ce que tu as souffert pour venir. Mais il faut savoir que la France a inscrit le Congo sur sa liste rouge ». J’ai aussi appris que les États-Unis avaient été mis sur liste rouge. Ça, ça a été une bonne dose d’humour pour moi. Parce que quand tu es à Kinshasa, pour obtenir un visa, c’est une véritable galère. Même à l’intérieur du continent – pour aller au Mali, au Sénégal. Vous avez vu comme il a fallu se battre. Vous avez dû envoyer une lettre au ministère français de l’Intérieur. À la suite de ça, j’ai reçu un coup de fil de l’ambassade française à Kin. Sans ce coup de pouce des partenaires, je n’aurais pas eu cet appel et je n’aurais pas pu venir.

C’est pour cela que j’ai exposé tous les papiers administratifs. Et puis il y a de la magouille dans tout ça. Le test COVID coûte trente-cinq dollars, le vaccin 35. Mais le pass que j’ai obtenu à Kin, il ne marche pas ici. Ce sont des choses qui me déçoivent. Ce sont des choses à montrer dans des expositions. Cela et les procédures de prise en charge de visa, de passeport, d’invitation, d’assurance, de lettre d’hébergement, de billets d’avion et de train : pour que les gens comprennent combien c’est difficile d’inviter quelqu’un qui vient de Kinshasa, du Sud. C’est un parcours du combattant. Ici, dans cette exposition, j’ai partagé cela avec tout le monde. C’est pourquoi c’est accroché comme travail : pas comme témoignage mais comme des travaux de Mega.

Julie Peghini : Jusqu’aux examens médicaux que tu as subis à Strasbourg ?

M. M. T. : Oui. Je suis sculpteur de formation. Au début des années 2000, j’étudiais à l’Académie des beaux-arts de Kinshasa – un bac+3. Je faisais des sculptures de grand format. C’est pour cette raison que les gens m’appellent Mega. Mais ce travail s’est retourné contre mon corps, car cela demandait beaucoup de travail physique. À cette époque aussi s’est tenue à Kinshasa la troisième édition des Scénographies urbaines [coréalisation du collectif Eza possibles, cofondé par Mega Mingiedi Tunga, et du collectif ScU2, cofondé par Jean-Christophe Lanquetin]. C’était très fort. À cette occasion, j’ai construit une passerelle [qui a complètement transformé la vie du quartier]. Je voulais frapper fort ; je voulais faire cela car c’était une nécessité pour moi. J’ai dépensé beaucoup d’énergie physique et cela m’a sérieusement endommagé le dos. Depuis, je ne peux plus marcher de longues distances. Si j’insiste, je peux tomber ; mes genoux – c’est compliqué.

En même temps, quand je suis venu ici à Strasbourg pour compléter mes études, cela m’a permis de comprendre que l’artiste a un statut dans la société, peut être autonome. On a commencé à créer des projets. « Parle-moi de ton projet » : nos professeurs ici nous disaient constamment cela. Car côté concept, on était faibles, nous qui venions de Kinshasa. Je ne pouvais plus faire un travail physique, donc je me suis mis à un travail sur papier. Cela a commencé par là. Puis les rencontres avec les gens. Je ne sors pas du milieu des galeries ou du marché de l’art. Je suis plus dans celui des écoles, des échanges. Comme il y a passablement des personnes qui s’intéressent à mon travail, ils écrivent dessus, des articles. Il y a une réaction positive, des résultats positifs. C’est comme cela que j’ai commencé à vendre petit à petit. Et voilà, je vis de cela. Aujourd’hui, des galeristes commencent à s’intéresser à ce que je fais. Tout au long de ma carrière, j’ai participé à des expositions collectives. Cette exposition, « Année zéro », comme vous l’avez dit c’est ma première exposition solo. J’en suis ravi.

D. M. : Parle-nous du titre « Année zéro ».

M. M. T. : « Année zéro », c’est une naissance pour moi. C’est mon premier solo, comme si je commençais ma carrière vraiment avec cette exposition. Je sais que cela va être dur, mais je crois que c’est réellement un début, donc là je regarde l’heure comme les athlètes, les sportifs qui font les cent mètres en regardant les secondes passer.

D. M. : La montre est aussi un motif récurrent chez toi…

M. M. T. : Bien sûr : cela représente le temps. Il y a les dates, les chiffres, les années. La montre représente aussi des personnes, une société. Dans mes dessins, il y a toujours cet univers du passé, du présent, du futur, de choses vues en rétrospective. Il n’y a pas de ligne tracée. Il y a tout.

J. C. L. : Sur cette question du temps : ici, il y a vingt-quatre dessins…

M. M. T. : Vingt-six.

J. C. L. : C’est une grande partie de ce que tu as fait ces cinq dernières années et même avant. Le rapport au temps est aussi dans le temps que cela t’a mis à créer tout cela. C’est fou tellement il y a de détails. On sent que tu as passé des jours et des jours sur chaque dessin. Ton rapport au temps, il est là également.

M. M. T. : Je suis quelqu’un qui attend, qui est très patient. Quand je réagis, je me mets à l’action avec mon rythme vraiment calme. C’est important pour ce que je produis, ce calme, car cela implique du collage. Tu peux coller quelque chose, si tu te trompes cela peut détruire le dessin. Pour choisir la chose à coller ou décider de tracer une ligne, pas de problème. Pour déterminer où coller, où tracer, c’est difficile ; au niveau du graphisme, cela prend du temps. Il y a des dessins que je fais sans esquisse, directement à partir de ma pensée, de ma tête. Cela prend du temps : il faut reculer, regarder, comment faire ressortir les couleurs… Je ne suis pas dans le réalisme. Je suis dans mon univers personnel. Un grand dessin, cela peut me prendre un mois de travail. Je ne travaille que la nuit ; la journée, je dors. Les gens ne me voient pas à Kinshasa, sauf urgences ou courses. Je commence le taxi à 18h. À minuit, je termine, je mange et je commence à bosser. Je suis calme, je suis seul, je mets la radio, je travaille doucement jusqu’au petit matin. J’emmène mes deux enfants à l’école, je rentre à la maison, je dors jusqu’à 15h, je les récupère. Je prends une douche. Puis, 18h. Tac. Chaque jour.

D. M. : Quel lien ferais-tu entre ton travail de dessin et ce rapport que tu as à l’entremêlement du passé, du présent, du futur, d’une part, et ton travail de performance ?

M. M. T. : C’est un peu similaire, mais ce sont des médiums différents.

J. P. : Pourrais-tu nous dire depuis quand tu fais ce travail de performance ?

M. M. T. : La performance, c’est depuis que je suis né. J’étais turbulent, très violent. J’ai fait du sport, du jujitsu, de la self défense. J’étais « chaud chaud », comme on dit – enfin, pas vraiment – mais c’est quelque chose qui était en moi. En même temps, j’étais trop timide, beaucoup de choses m’échappaient. Dans la pratique, c’était mon univers, alors que dans la parole, c’était très compliqué pour moi. J’avais de la difficulté à parler en français ; pour formuler une phrase, c’était tout un exercice. Mais j’avais des amis dans le collectif Eza possibles – des amis que je m’étais faits longtemps avant que nous ne devenions un collectif. Ils m’ont toujours soutenu car ils savent que je porte quelque chose. Ma force, mes idées. Ils m’ont accompagné dans cette douleur. « Il faut que tu commences à parler de ton travail ». Si ce n’était l’entourage de ces amis, j’aurais été un bandit, un criminel, un militaire – un être violent. Je ne serais pas ici avec vous. Je suis sauvé grâce à cette communauté d’amis, qui m’a permis de grandir intellectuellement aussi.

Après, c’est Strasbourg qui m’a formé. Quand tu viens ici, même si tu ne parles pas bien, tu es obligé, c’est une nécessité. Au départ, c’était difficile, mais au bout de trois mois quelque chose s’est déclenché. La performance, pour moi, c’est lié à la tradition. Mais nous, ce qu’on fait, c’est de l’expression, un art, un mode de vie, une philosophie. Nous ne sommes pas des guérisseurs, nous sommes des performeurs, nous soignons par l’action. Quand tu regardes cela, si tu es malade, tu peux être soigné. Nous n’avons pas de plantes, mais nous sommes capables de soigner.

J. P. : La performance en tant que telle a commencé avec Eza possibles ?

M. M. T. : La performance a commencé de la manière suivante à l’École des beaux-arts. Chaque soir, on faisait des jeux. Par exemple, un ami criait « La nourriture est prête ! Mouteke [foufou] ! » Il le disait très fort, tous les jours à la tombée de la nuit. Cela a contaminé le campus. C’était pour nous une forme d’expression hors École. Puis on s’est mis à expérimenter avec d’autres choses au-delà de ce qu’on attendait de nous à l’École. Moi j’utilisais mon corps. J’étais dans la douche, je me couvrais de savon, je sortais et je partais en course à travers toute l’École. D’abord c’était la nuit, puis la journée.

Un jour, j’ai fait une installation à l’occasion du jubilé de l’École, intitulée l’Univers de Wallenda (d’après le nom du fondateur). J’ai construit une sorte de pyramide pour représenter les divers départements à l’intérieur de l’École, avec du métal, du papier, du fil. J’ai créé ça pendant la nuit. Le matin, tout le monde était perturbé. Un seul professeur a aimé – M. Tokondo. Il a dit : « Depuis longtemps je vous dis que ce petit-là, quand il fait des choses, il nous prouve qu’il est fort ». Vient l’après-midi et l’ouverture des journées ; la fête commence. Les officiels arrivent et l’ambassadeur de Suisse vient voir. Il s’arrête devant l’installation, il s’agenouille même pour regarder. Il dit : « J’ai besoin de la personne qui a fait ce truc ». J’étais alors sous la douche, ça tombait bien. Je suis sorti en caleçon. Je suis un animateur, j’anime dans les deuils, les fêtes ; ce sont des performances que je fais, je suis dans un autre monde. J’ai salué l’ambassadeur ; il m’a demandé d’expliquer l’installation. Des gens se sont approchés. C’était ma première installation.

Après cela, j’ai participé au sein de l’École à une sorte de rébellion à distance des ateliers institués. On cherchait un coin, on fumait des joints. C’est parti comme cela, les histoires de performance et d’installation. Maintenant, quand je voyage, lors de résidences, je profite du matériel présent pour proposer des installations. C’est ce que j’ai fait ici, dans cette installation.

J. P. : Tu peux nous parler de l’installation que tu as faite ici ?

M. M. T. : Cette galerie, la Chaufferie de la HEAR, pour nous, c’est un tremplin. C’est une galerie dans une école d’art, pas une galerie privée. Quand tu entres, c’est intéressant, car la distance entre le sol et le plafond est déséquilibrante. Elle est si importante que cela t’amène à regarder constamment vers le plafond. J’accrochais mes dessins et il y avait un vide – un vide entre eux et la hauteur de la pièce, malgré un tapis rouge que j’avais introduit qui faisait le tour de tout l’espace. Mon intention était de parler de politique. À la gare, j’ai ramassé le fauteuil rouge [que l’on voit suspendu du plafond au milieu de la pièce, au centre d’un cône/tour fait de gobelets de plastique qui, du plafond, s’étire jusqu’au sol]. Il était tout déchiré. Je l’ai ramené à l’atelier, l’ai travaillé, l’ai rendu présentable. Puis je me suis mis à réfléchir : comment le mettre en scène ? J’ai pensé aux gobelets [eux aussi ornés de rouge]. Tout étant rouge, cela allait parler de politique. La politique, on en parle en société, là où il y a des industries, des voyages, des circulations. Beaucoup de ces choses-là sont érigées via la politique. Mais vous le voyez dans mon installation avec le fauteuil qui lévite : la politique n’est souvent pas bien assise ; elle est instable.

En haut de l’installation, près du plafond, il y a des panneaux de signalisation [routière] ; c’est comme si le dehors était dedans. Je parle dans tout cela de la société de consommation : beaucoup de plastique. La tour [de gobelets avec son fauteuil], c’est comme une usine qui fabrique, qui fabrique. Quand j’ai commencé à monter cette installation, l’espace a commencé à s’améliorer à mes yeux. L’installation est venue dialoguer avec mes dessins.

J. C. L. : Tu fais cela souvent. Je me souviens d’une autre exposition, à la Réunion.

M. M. T. : Oui, je fais cela souvent. Quand j’expose, il y a toujours un travail autour de l’espace.

D. M. : Pour ton bilan de diplôme à la HEAR, tu avais fait une extraordinaire installation en forme de pirogue – pirogue qui était également un nez d’avion.

M. M. T. : Oui, j’y parlais de deux masques différents. Le cockpit d’avion comme masque occidental, qui voyage, qui est rapide. Aujourd’hui, le monde n’est plus comme avant, le temps des voyages en bateau. Le monde est devenu un grand village, le temps est réduit. En même temps, la pirogue était un masque traditionnel africain qui voyage, qui navigue, se rend dans tous les continents. Comme un navire qui part lentement en Asie, en Amérique, en Europe. Il amène aussi des informations de là où il vient, ce masque traditionnel. Il s’agissait, dans ce travail, de deux choses qui ne fonctionnent pas sur le même terrain, la mer et le ciel. Je tentais de maîtriser ces objets-là dans un même espace, celui de mon installation. Le tout était accompagné d’un mémoire – douze, treize pages – qui se lisait comme un accordéon plutôt que comme un livre.

J. P. : Est-ce que cela revient à l’entremêlement des temps ?

M. M. T. : Je vais te dire quelque chose sur le temps. Ici, quand un couple veut avoir un enfant, ça se prépare. Quand l’enfant naît, cela continue. Ce n’est pas une question économique seulement, mais aussi d’éducation, de soutien, d’accompagnement. Chez moi, quand l’enfant naît, à deux semaines ou même trois jours, sa maman dit à l’enfant : « C’est toi qui vas m’envoyer en Europe, c’est toi qui vas m’acheter une parcelle ». Le bébé a à peine quelques jours. Ça fait une syncope dans la tête. Les gens à la fois dans le futur et dans le passé. C’est un univers que tu ne peux pas expliquer. Dès la naissance, les mamans parlent du fait que les enfants vont leur venir en aide, les enterrer. Ce sont deux réalités différentes.

J. P. : Il y a beaucoup d’humour dans tes dessins.

M. M. T. : Il y a des kretch.

D. M. : Comment traduire ce terme ?

J. P. : Quand je te kretche, je te chambre.

M. M. T. : L’humour, je trouve cela intéressant, car cela me fait plaisir, me fait sourire. Après, tu peux trouver cela méchant. Mais quand tu comprends, tu saisis que ce n’est pas mauvais. Et puis le kretch, c’est aussi un code : je te transmets un message que d’autres gens ne peuvent pas comprendre. Mais l’humour, pour moi, c’est d’abord un humour plastique.

J. C. L. : Julie a raison de parler d’humour dans les dessins. Il y a toutes sortes d’associations entre les choses que tu assembles, que tu mets côte-à-côte. Pour moi, c’est comme des kretch. Tu chambres la ville, tu redessines l’espace qui devient ton territoire, avec tes personnages, tes assemblages, qui sont pleins d’humour. Mais pas que… Parfois c’est très sérieux.

M. M. T. : Oui, il y a des vrais-faux, et puis il y a des faux-vrais.

J. C. L. : Il y a des questions très profondes, d’histoires, de choses très graves.

M. M. T. : En tant qu’artiste, je ne fais pas des choses pour les touristes. Je réfléchis sur les grandes questions de société, sur le passé, le futur, le colonial, aujourd’hui.

J. C. L. : C’est pour cela que j’ai démarré cet échange sur le fait de vivre à Kin. Je lis vraiment chez toi le regard de quelqu’un qui scrute le monde depuis Kinshasa. Alors que la plupart du temps, on regarde le monde, Kinshasa, depuis l’Europe, depuis les États-Unis. Pour moi, c’est une grande singularité de ton travail, le fait de voir dans ton travail que tu regardes le monde depuis Kinshasa.

M. M. T. : Moi je vis à Kinshasa, Kinshasa vit en moi. Je dors à Kin, je travaille à Kin, si des balles sont tirées dans le quartier de Bandal, je sais, j’en informe les gens. Je suis la matière de Kin, je suis Kinshasa. Les gens qui visitent l’exposition voyagent à Kinshasa à travers les dessins.

J. C. L. : Au vernissage, il y avait de nombreux professeurs de la HEAR. Beaucoup de nos profs, en général, ne veulent pas aborder les questions postcoloniales ou liées à l’Afrique. Ils trouvent que c’est compliqué ou que ce n’est pas leur histoire à eux. L’autre soir, un certain nombre de ces personnes étaient devant ton travail, et tout d’un coup tes dessins leur permettaient d’accéder à un monde. Tu leur ouvrais la porte.

J. P. : Pourquoi ? Parce qu’ils rattachaient soudain les dessins à leurs propres références ?

J. C. L. : Oui. L’art brut, le Situationnisme. Ces catégories absurdes mais opérantes pour beaucoup de gens ici. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’ils rentraient dans l’œuvre.

M. M. T. : La veille du vernissage, un ami est passé. Il était accompagné d’un collègue originaire d’un pays non-européen. Ce collègue a vu dans un de mes dessins le drapeau de chez lui. Cela lui a fait grand plaisir que quelqu’un venant d’Afrique pense à représenter son pays. Le surnom de ce collègue, c’est « La route ». J’ai trouvé ça génial. Mais aussi, quand tu me dis que mes dessins parfois parlent de choses très sérieuses, c’est parce qu’on y remonte un peu le temps.

D. M. : On remonte le temps par le biais d’images très contemporaines. Je pense par exemple, dans ta « Lettre à Pauline », au téléphone portable d’où jaillit un diable. C’est le coup de téléphone qui ordonne l’assassinat de Patrice Lumumba.

M. M. T. : C’est le diable qui appelle Satan.

D. M. : Exactement. C’est toujours pour moi ce glissement entre les temporalités qu’on trouve dans ton travail et entre les formes de perceptions que différentes personnes peuvent avoir d’un même lieu ou d’un même événement. Tout cela s’enchevêtre, s’entrechoque. Le résultat, ce n’est pas une représentation de Kin, c’est un « boulage » à propos de Kin. Une Kinshasa réarticulée par le cerveau et par la main de l’artiste. Pourrais-tu définir pour nous cette notion de « bouler », qui apparaît si souvent dans ton travail et ta parole ?

M. M. T. : « Bouler » c’est réfléchir. Mais c’est aussi réfléchir deux, trois fois en même temps. Comme si tu marches sur un terrain miné : il faut choisir où tu poses les pieds. Il y a des moments où bouler, c’est aussi cela. Si on te donne un choix, à toi de dire oui ou non, il faut bien bouler. En même temps, c’est un terme qui est d’abord employé ici, à Mikili [l’« Occident » dans l’imaginaire kinois]. « Bouler », dans ce cas, c’est quand tu viens en Europe et que les gens te disent : « Mega, faut bouler ! » Ce qu’ils entendent en fait, c’est « Reste ! », mais ils disent « Boule ! ». Un « bouliste », c’est encore autre chose : c’est quelqu’un qui crée des concepts. Au quotidien, il y a aussi « la boule ». Le cerveau, la tête, l’idée, c’est une boule, dans le sens d’une sphère. Dans ce sens-là, c’est un terme que la communauté congolaise ici en Europe utilise. Nous, les Kinois, on a récupéré cela. Supposons que dans un croisement, quelqu’un veut te faire du mal, tu lui dis : « Mais non, il faut bouler ». Tout cela dépend du contexte. Et change.

D. M. : À certains égards, c’est une métaphore de ton travail.

M. M. T. : Bien sûr, cela fait bouler les gens, cela fait bouler Kinshasa. Si je critique la politique, ça fait bouler les politiciens congolais. Si je critique la mondialisation, ça fait bouler cette partie du monde que je critique. En même temps, si ces choses font bouler les gens, c’est que la personne qui a fait le travail est un bouliste.

D. M. : Est-ce que toi tu te définirais comme un bouliste ?

M. M. T. : Oui, je suis un créateur d’idée. Je boule chaque jour. C’est ce que je fais.