97. Multitudes 97. Hiver 2024
Majeure 97. Frontières/lisières

Explorer les frontières internes, documenter le continuum de violence

et

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Avenue de Beaulieu, à Lausanne. Cette avenue passante du centre-ville, qui de prime abord ne fait pas exception à la logique urbaine à l’œuvre dans une ville de Suisse romande, est traversée par différents champs d’expériences. Pour certain·es, il s’agit d’une rue ordinaire. Pour d’autres, elle mène vers un haut lieu de la violence administrative du dispositif d’asile suisse : le Service de la population (Division asile et retour), anciennement appelé « Police des Étrangers ». Au sein de l’État fédéral suisse, la procédure et les décisions en lien avec l’asile relèvent de la compétence fédérale. Les administrations cantonales comme celles-ci sont quant à elles responsables de la mise en œuvre des décisions, de l’intégration des personnes après délivrance d’un statut de séjour tout autant que de l’exécution des renvois – négociés ou forcés – vers des pays d’origine ou tiers. Dans ce contexte, ce sont principalement les personnes ayant reçu une décision de non-entrée en matière1 en lien avec leur demande d’asile qui, ne pouvant pas travailler légalement ou toucher d’aide sociale, sont contraintes de se rendre dans ce bâtiment administratif à une fréquence décidée par le ou la fonctionnaire traitant leur dossier (d’une fréquence quotidienne à mensuelle). Elles y obtiennent une aide à la survie dérisoire, généralement sous forme de bons de nourriture, appelée « aide d’urgence2 ». Remplissant l’obligation constitutionnelle d’aider les personnes en situation de détresse n’étant pas en mesure de subvenir à leur entretien (Constitution fédérale de la Confédération suisse, art. 12), cette mesure a surtout été conçue pour décourager de rester en Suisse après une décision de non-entrée en matière, assujettissant les personnes à un contrôle constant de toutes les composantes de leur vie, couplé à une crainte permanente de la possibilité d’être expulsées.

Plus qu’un bâtiment administratif, cet espace matérialise le contrôle continu et diffus exercé par l’État sur les personnes migrantes, participant directement au continuum de violence de l’expérience migratoire. À la manière d’une frontière interne, il marque « les distinctions entre le bon citoyen, le sous-citoyen, et le non-citoyen, ceux qui ont leur place contre ceux qui sont superflus et n’ont pas la leur, citoyen contre sujet, réfugié, migrant » (Stoler 2022, xvii, notre traduction). Il est par ailleurs un espace de négociation constante de la présence d’une personne sur le territoire. Il matérialise l’omniprésence de la possibilité de renvoi jusque dans son architecture. En effet, un des guichets possède deux portes, l’une pour entrer, et l’autre activant un dispositif policier emmenant la personne lorsqu’une décision de renvoi est prononcée3.

En Suisse, comme ailleurs en Europe et au-delà, l’État a délégué à un nombre toujours plus important et divers d’acteurs et d’espaces la gestion de la population étrangère présente sur son territoire, ancrant « la frontière comme partie intégrante de notre monde social, en faisant l’activité ordinaire d’un large éventail de travailleurs » (Shahvisi 2021, 42, notre traduction). De plus en plus de lieux, tels que le Service de la Population, les tribunaux ou différentes structures administratives, remettent en question – de manière souvent violente – la légitimité de la présence de personnes sur le territoire. En effet, différentes lois, mesures et pratiques construisent des effets frontières de tri et de surdétermination des personnes selon leur statut ou leur apparence socio-politique dès lors qu’elles n’ont pas la nationalité suisse ou qu’elles sont perçues comme appartenant à un groupe minoritaire.

L’agence de recherche Border Forensics, ainsi que nombre de chercheur·euses, collectifs, activistes et personnes directement concernées par les frontières et leurs impacts, tentent de documenter ces réalités brutales et d’explorer les conditions d’(in)visibilité de ces violences. Les méthodes que Border Forensics développe, qui s’étendent sur des terrains allant du Sahara à la Suisse, offrent des outils pour révéler et contester ces violences, mais aussi pour bâtir de puissants contre-récits dépassant l’impensé de ces frontières internes4. Ces pratiques, enracinées dans une compréhension approfondie des interactions entre les dynamiques de frontiérisation [bordering] et les expériences vécues aux frontières, mettent en lumière la nécessité d’une action collective pour défendre les droits et la dignité des personnes en mouvement.

Violences et frontières

Dans une conférence de 1993 intitulée « Qu’est-ce qu’une frontière ? », Étienne Balibar explore la surdétermination, la polysémie, l’hétérogénéité et l’ubiquité des frontières. Plus qu’une simple limite entre deux États, Balibar avance que la frontière est toujours « surdéterminée, et en ce sens à la fois sanctionnée, redoublée et relativisée par d’autres divisions géopolitiques » (Balibar, 2022, p. 187). Elle sert « à séparer différentes catégories de “ressortissants” » (p. 188). Par ailleurs, les frontières sont polysémiques car « elles n’ont pas le même sens pour tout le monde » (Balibar, 2016, p. 189). Elles différencient les individus selon différentes caractéristiques de classe, d’origine, de statut, et procurent « des expériences différentes de la loi, de l’administration, de la police, des droits élémentaires comme la liberté de circulation et la liberté d’entreprendre » (Balibar, 2022, p. 190). Finalement, Balibar met en avant l’hétérogénéité et l’ubiquité des frontières, avançant que « certaines frontières ne sont plus du tout situées aux frontières, au sens géographico‑politico‑administratif du terme, mais sont ailleurs, partout où s’exercent des contrôles sélectifs » (p. 192).

Dans le prolongement de la pensée d’Étienne Balibar, évoquer les frontières ne consiste donc pas simplement à séparer l’intérieur et l’extérieur d’un État donné pris comme référence. Il s’agit aussi et surtout de penser l’épreuve de la frontière et les violences qu’elle engendre dans la continuité de l’expérience migratoire, afin de mettre en évidence les effets spécifiques des dispositifs étatiques sur des groupes d’individus. Dans ce sens, les espaces frontières, qu’il est utile d’aborder avec le concept anglophone de borderscape, sont « non statique[s], mais fluide[s] et fluctuant, constitué[s] et traversé[s] par une pluralité de corps, discours, pratiques et relations qui révèlent des définitions et des recompositions continues des divisions entre intérieur et extérieur, citoyen et étranger, hôte et voyageur, à travers les multiples frontières nationales, régionales, raciales » (Biserna, 2017, p. 1, notre traduction).

Border Forensics : documenter et contester la violence des frontières partout où elle se matérialise

S’appuyant sur le projet Forensic Oceanography (FO), Border Forensics mobilise des méthodes spatiales et visuelles afin de documenter la violence aux frontières dans ses diverses manifestations et soutenir les demandes de vérité et de justice à travers différents forums. Issu de l’agence de recherche pionnière Forensic Architecture, FO a été le fer de lance de l’utilisation de technologies géographiques – telles que l’imagerie satellitaire, la modélisation océanographique, ou encore la géolocalisation – pour reconstruire des cas spécifiques de violations des droits humains et de décès survenus en mer Méditerranée. À partir du cas The Left-to-Die Boat (Forensic Oceanography, 2012), FO a enquêté sur les politiques et pratiques frontalières émergentes qui menaçaient la vie et les droits des personnes migrantes. Ce faisant, elle a mis en lumière les conditions d’invisibilité et d’impunité des violences aux frontières et des violations en mer. FO a joué un rôle central dans l’établissement d’un nouveau modèle de pratiques d’investigation à l’intersection de la recherche académique, de la pratique artistique et spatiale, de la technologie et de l’activisme, permettant d’amplifier les traces et signaux de violences, difficilement perceptibles dans nos espaces socio-politiques, où les violences institutionnelles sont normalisées.

Constatant que de nombreuses autres zones frontalières recevaient moins d’attention médiatique que la Méditerranée, les méthodes développées au sein de FO ont été adaptées et appliquées à d’autres contextes avec la création de Border Forensics. En effet, si les effets néfastes des frontières atteignent leur intensité maximale le long des frontières maritimes et terrestres extérieures de l’Union européenne, les violences s’étendent bien au-delà des limites juridiques et territoriales représentées par une conception classique de la frontière. Les violences suivent en effet les personnes migrantes illégalisées, depuis leurs pays d’origine et de transit, jusqu’au cœur des pays de destination, de leurs institutions et espaces urbains, partout où se matérialisent des processus d’exclusion. Dans ce sens, les politiques migratoires, en attribuant le droit de circuler de manière inégale selon une matrice de citoyenneté, de classe, et de race, contribuent non seulement à contrôler les frontières physiques de l’Europe, mais aussi à perpétuer les inégalités et l’ordre social existant au sein même de ses sociétés.

La première série d’enquêtes de Border Forensics s’est concentrée sur le continuum de violences frontalières qui affecte l’ensemble des trajectoires des personnes migrantes illégalisées en provenance des pays dits du Sud, du Sahara aux Alpes en passant par la Méditerranée ou l’Afrique du Nord. À travers ces enquêtes, l’un des principaux objectifs a été de développer des outils et techniques pour enregistrer les formes de violence qui opèrent de manière indirecte, souvent invisibles en l’absence d’images capturant leurs conditions. L’imposition violente des frontières de l’Europe est assurée soit par des acteurs étatiques européens et non-européens et des entreprises privées, soit par la weaponisation des environnements géophysiques, c’est-à-dire l’utilisation d’espaces comme le désert, la mer, les montagnes en tant qu’armes contre le mouvement des personnes migrantes. Ces espaces, pouvant apparaître idylliques pour certain·es, se révèlent être des pièges mortels pour celles et ceux dépossédé·es et illégalisé·es par des politiques migratoires et frontalières restrictives. Par exemple, l’analyse fine de l’environnement géophysique entre le Niger et la Libye permit de démontrer que la répression des autorités conditionne de manière systématique la survie des personnes migrantes tentant de rejoindre la Libye en adoptant des stratégies d’invisibilité dans le désert pour échapper aux contrôles des gardes-frontières (Border Forensics, 2023).

De plus, dans chacune des enquêtes, la brutalité relève à la fois de l’action (comme des actes de violence directe) et de l’inaction (à travers notamment des actes de non-assistance) d’agents étatiques, brouillant la distinction entre ces deux termes. Dans une enquête sur la mort de Blessing Mathew, la reconstitution de la traque policière et la génération d’images manquantes ont permis de cartographier la séquence d’actions et d’inactions menant tragiquement à sa noyade dans une rivière des Hautes-Alpes (Border Forensics, 2022). Pour les enquêtes en Méditerranée, des technologies de surveillance frontalière ont été réappropriées afin de suivre la trajectoire d’un bateau laissé à la dérive et d’identifier les navires militaires à proximité qui ont ignoré les appels à l’aide et refusé d’offrir le secours nécessaire (Forensic Oceanography, 2012). Ces enquêtes cherchent à rendre visibles ces violences indirectes en amplifiant les traces qu’elles laissent, révélant ainsi la réalité brutale dissimulée derrière les espaces frontières.

Des frontières externes aux frontières internes

Cependant, la violence ne s’arrête pas aux frontières externes. Elle s’inscrit dans un continuum affectant les personnes migrantes des années après leur arrivée effective dans un pays de destination. Dans ce contexte, Border Forensics analyse précisément différentes matérialisations de frontières internes ainsi que la violence qu’elles produisent. L’organisation s’est concentrée dans un premier temps sur le contexte suisse en étudiant la manière dont le dispositif d’asile inflige bien souvent des formes sublétales de dommages physiques et psychologiques difficiles à documenter et souvent ignorés. En Suisse, comme ailleurs en Europe, le système d’asile vise à dissuader et à trier les personnes requérantes, empêchant ainsi la plupart d’entre elles d’arriver pleinement dans le pays, même des années après s’y être installées. Cette exclusion systématique s’opère en maintenant les individus dans une situation d’incertitude et de limbo juridique étendu5, ainsi qu’en pratiquant l’isolement à travers des hébergements dans des lieux reculés, parfois souterrains (Del Biaggio et Rey 2017), éloignés des centres urbains et des réseaux de solidarité.

Les frontières internes et les formes de violence qu’elles produisent sont marquées par leur invisibilité, produite par différentes composantes du dispositif d’asile et bien souvent sans « auteur visible qui peut être tenu pour responsable et à qui l’on peut imputer la faute » (Winter 2012, 198, notre traduction). Rarement fortuite, cette invisibilisation est la plupart du temps construite par la négation même de l’existence de formes de violence par les autorités ainsi que par l’opacité du dispositif dans lequel elles se produisent.

Afin de dépasser ces limites et de rendre visible les conséquences de ces violences et les conditions structurelles qui les rendent possibles, Border Forensics analyse la manière dont celles-ci se matérialisent à différentes échelles ainsi que les traces qu’elles laissent.

Territoire

La première échelle d’analyse abordée dans les enquêtes est celle du territoire, avec une approche spatiale et temporelle des trajectoires des personnes migrantes à travers différents espaces. Il s’agit par-là de construire une cartographie critique du dispositif d’asile suisse et de matérialiser les frontières internes. En opérationnalisant des concepts comme l’encampement, l’invisibilité ou la ville refuge (Agier and Lecadet, 2014 ; Poinsot, 2018) à travers une analyse spatiale des structures d’hébergement en Suisse, il est possible de faire état de logiques de concentration ou de dispersion des personnes, ayant des conséquences sur la visibilité de ces populations, leurs accès à des réseaux de solidarité ou encore sur leur droit à la vi(ll)e.

Un des espaces centraux du dispositif est le Centre fédéral d’asile, structure fédérale destinée à l’hébergement des requérants d’asile, ainsi qu’à l’exécution des procédures d’asile et de renvoi. En somme, les personnes y sont logées, passent leur audition sur l’asile, et restent dans ces espaces jusqu’à ce que l’autorité fédérale leur délivre un statut de séjour, les envoie dans un canton car elles n’ont pas pu prendre de décision, ou considère qu’elles doivent être renvoyées. Cette centralisation sous un même toit a été considérée comme offrant la possibilité matérielle de remplir l’exigence de rapidité et d’efficacité de la loi sur l’asile suisse. Toutefois, elle altère la mobilité des personnes et relève d’une stratégie de contrôle consistant à les maintenir au même endroit, les rendant disponibles à l’administration en tout temps durant la procédure.

Par ailleurs, ces infrastructures imposent des temporalités particulières, affectant directement les personnes et leurs rapports à l’espace. En effet, les heures de sortie et de couvre-feu, les services fournis et les obligations devant être remplies à heures fixes en différents lieux, de même que l’inaccessibilité de certains moyens de transport selon le statut de la personne, dessinent un espace restreint du territoire et construisent une mobilité altérée et contrainte. L’analyse de ces espaces, mis en évidence par une cartographie sensible, permet donc de rendre visible cette frontière interne : une frontière spatio-temporelle dessinée par des logiques de temporalité administrative et d’accès restreints à la mobilité.

Architecture

Les frontières internes et les formes de violences qu’elles produisent se matérialisent également dans l’architecture des différents espaces du dispositif d’asile suisse. Les Centres fédéraux d’asile ainsi que les bâtiments administratifs cantonaux ou communaux peuvent être décrits comme des lieux de contrôle et de surveillance constante des mouvements et des comportements des personnes. Les conditions de vie imposées dans les centres d’hébergement ainsi que les restrictions d’accès à des besoins de base tels que l’intimité et le confort, maintiennent les personnes requérantes dans un état de précarité et de dépendance, qui renforce leur vulnérabilité et les expose à une forme de violence omniprésente et non reconnue comme telle (Hassoun, 2023).

Les bâtiments des Centres fédéraux d’asile sont également conçus pour limiter les interactions et les activités des résidents, créant un environnement qui souligne leur marginalisation et leur isolement. La surveillance constante, les contrôles et fouilles, ainsi que les régulations internes strictes régissent chaque aspect de la vie quotidienne, renforçant la déshumanisation et le sentiment d’impuissance des personnes contraintes de vivre au sein du dispositif.

Ces structures et pratiques produisent des formes de « violence lente » (Nixon, 2011) qui agissent sur le long terme, altérant les trajectoires de vie des personnes requérantes d’asile en limitant leur capacité à développer une autonomie et à s’intégrer dans la société. Le centre d’hébergement, loin d’être un simple lieu de transit, devient une frontière interne qui sépare les individus non seulement géographiquement, mais aussi socialement et économiquement, de la population locale et des réseaux externes au dispositif. Cette séparation est renforcée par des pratiques qui soulignent et perpétuent leur statut d’« autre », entravant toute forme d’intégration véritable tant qu’elles sont maintenues dans ces conditions.

Corps

Finalement, le corps se retrouve au centre des enjeux renvoyant aux frontières internes, tant comme cible de régulation et de différenciation par le dispositif, que site d’exploration de ses conséquences.

Le dispositif d’asile perpétue des dynamiques coloniales distinguant l’expatrié du migrant, ainsi que les migrants entre eux par l’utilisation des catégories de genre, de classe, de race et d’appartenance socio-politique. Cette logique est particulièrement notable dans les droits octroyés aux personnes selon leur statut. Comme décrit plus haut, les individus déboutés ou frappés d’une décision de non-entrée en matière sont non seulement interdits de travailler mais également exclus du régime d’aide sociale, remplacé par une aide dite « d’urgence » d’environ 10 francs suisses (10 €) par jour selon les cantons6. L’octroi spécifique de l’aide d’urgence à une catégorie de population a été conçue comme un dispositif dissuasif face à la fiction d’abus de l’asile et la volonté de créer des mesures d’incitation au départ (Leyvraz et al., 2020, p. 152). Par-là s’instaure une nouvelle frontière interne au sein du système de protection sociale. Cette dernière fonctionne non seulement comme un mécanisme de tri entre les individus, mais également comme un critère de réattribution des définitions de la dignité humaine, fragmentant les droits et les protections normalement accordés en vertu de la dignité inhérente à chaque personne.

En modelant les temporalités, les spatialités et les architectures des expériences vécues par les personnes migrantes, le dispositif d’asile redéfinit ce qui est considéré comme soutenable et digne. En érigeant ces corps en état d’exception, les autorités suisses justifient, par exemple, l’hébergement des requérant·es d’asile dans des environnements carcéraux, des lieux surpeuplés ou des abris souterrains, infligeant aux corps des souffrances provoquant le développement de troubles psychiques et somatiques.

Résister et naviguer à travers les frontières

Dans un ajout d’Étienne Balibar daté de 2021 à son texte de 1993 « Qu’est-ce qu’une frontière ? », celui-ci avance que « [s]i nous avons des yeux pour le voir, il doit nous frapper (et nous interroger quant à certaines notions élémentaires du droit des personnes) que les contrôles d’identité naguère institués sur les points de passage et d’embarquement dans les ports, les aéroports, les postes‑frontières, s’effectuent maintenant – le plus souvent “au faciès” – dans les stations de métro ou les trains de banlieue » (Balibar, 2022, p. 192). Cet ajout, près de trois décennies après la publication initiale, ancre la notion de frontière interne au cœur des enjeux contemporains liés à la lutte pour les droits des personnes migrantes et racisées. Utiliser nos yeux pour voir les différentes manifestations de frontières internes, c’est observer les espaces des dispositifs d’asile et leurs effets sur les personnes, mais c’est également analyser les mécanismes de différenciation à l’œuvre lors d’actions policières ou de décisions administratives.

Lorsqu’on observe le bâtiment administratif du Service de la population à Lausanne, on constate que les deux portes coulissantes automatiques s’ouvrent sur un guichet d’une entreprise de sécurité privée, avec un·e ou plusieurs agent·es chargé·es de contrôler les entrées en fonction des rendez-vous. Leitmotiv des espaces du dispositif d’asile suisse – ainsi que d’autres lieux fréquentés par des populations précarisées – cette « loge sécurité » matérialise l’approche sécuritaire commune aux dispositifs d’asiles depuis les frontières extérieures et externalisées de l’Europe jusqu’aux administrations au cœur des villes.

Une fois la loge de sécurité franchie, une salle d’attente austère donne accès à cinq guichets dans lesquels se trouve le personnel administratif chargé d’appliquer les décisions en lien avec la loi sur l’asile. L’interaction au guichet, traversée de rapports de pouvoir manifestes entre une personne contrainte d’être là et une autre chargée d’appliquer une décision en lien avec sa présence, devient un espace frontière constamment renégocié. Chaque décision, chaque interprétation des règles, renforce ou modifie les contours et les dimensions de cette frontière. Ainsi, ce lieu administratif n’est pas seulement un toit pour de simples formalités mais un espace frontière où se produisent des actes chargés de significations politiques et sociales, influençant directement les parcours de vie des individus concernés et dessinant une atmosphère anxiogène pour quiconque se rendant dans ce bâtiment administratif.

La confrontation quotidienne aux borderscapes suisses met en lumière des dynamiques de pouvoir et de contrôle similaires à celles observées dans les régions frontalières plus largement (re) connues, telles que la Méditerranée, mais aux matérialités bien différentes. Les luttes des personnes migrantes et de celles et ceux qui agissent en solidarité avec ces dernières occupent une place prépondérante en Méditerranée. Aujourd’hui, elle est un paysage de mort, mais également une mer de lutte, que les personnes migrantes illégalisées tentent de traverser. Au cours des dernières années, les luttes, les connaissances et la solidarité entre les individus, qui leur ont longtemps permis de surmonter les frontières successives érigées sur leur chemin, ont été complétées par une série d’autres acteur·ices cherchant à agir en solidarité avec eux, leur permettant bien souvent de franchir cet espace de mort.

Comment s’inspirer des mobilisations en Méditerranée et imaginer un espace de lutte qui s’érige contre les frontières internes des espaces socio-politiques suisses et européens ? Dans quelle mesure pouvons-nous développer les « indicateurs tactiques » (Foucault 2004, p. 5), ébauchés ici afin de penser les frontières, documenter leur continuum de violence et contester leurs conséquences et leurs invisibilisations ?

Si les répercussions des frontières internes et du dispositif d’asile sont somatiques et psychologiques, la violence reste structurelle, et son dommage est social et politique. Perpétuons donc ces réflexions collectives, nécessairement complexes et systémiques, afin non seulement de faciliter la (sur) vie des personnes assujetties au dispositif d’asile suisse, mais également de contester et de rendre impossibles ces violences dans le futur.

Bibliographie

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Winter, Yves. 2012. « Violence and Visibility ». New Political Science. 34 (2), 195-202

1Cette décision du Secrétariat d’État aux Migrations (l’autorité fédérale suisse en charge de la migration et de l’asile) stipule, selon l’art.31a de la loi suisse sur l’asile, que l’État n’entre pas en matière sur une demande d’asile si la personne requérante est considérée comme pouvant retourner, se rendre, ou poursuivre son voyage, vers un État tiers considéré comme sûr ou vers son pays d’origine ou de provenance.

2Voir notamment : Coulon, Giada de. Lillégalité régulière au quotidien. Ethnographie du régime de laide durgence en Suisse. Lausanne, Antipodes, 2019.

3Voir notamment les différentes mobilisations du Collectif Droit de Rester qui documente et visibilise la violence du dispositif d’asile suisse et de son architecture : www.instagram.com/p/C6D-WV1Ifvq/?utm_source=ig_web_copy_link&igsh=MzRlODBiNWFlZA==

4Les enquêtes de Border Forensics sont disponibles en accès libre sur : www.borderforensics.org/fr

5Sur la notion de limbo et ses effets, voir notamment : Tazzioli, Martina. « The Temporal Borders of Asylum. Temporality of Control in the EU Border Regime » Political Geography 64 (2018), 1-32 ; Bhatia, Monish. « The Permission to Be Cruel: Street-Level Bureaucrats and Harms Against People Seeking Asylum » Critical Criminology 28, no 2 (2020), 277-92 ; Esaiasson, Peter, Nazita Lajevardi, and Jacob Sohlberg. « Reject, Limbo, and Accept: The Effect of Migration Decisions on Asylum Seekers » Journal of Ethnic and Migration Studies, 2022, 1-15.

6Soit 3 à 4 fois moins que le minimum vital calculé pour une personne vivant en Suisse.