Walter Benjamin a posé une interrogation provocatrice au cœur du discours marxiste sur la révolution, traditionnellement envisagée comme « la locomotive de l’histoire mondiale ». Au lieu de souscrire à cette métaphore optimiste, Benjamin avance l’idée contraire : « peut-être que les révolutions sont une tentative des passagers de ce train − à savoir, la race humaine − de tirer sur le frein d’urgence. »
Cette réflexion de Benjamin met en lumière une conception alternative de la révolution, non pas comme un moteur du progrès historique, mais plutôt comme un geste critique de l’humanité cherchant à interrompre son propre parcours. Selon Benjamin, les révolutions incarnent un effort pour altérer le cours présumé inévitable de l’histoire, suggérant une interrogation fondamentale sur la nature et la direction du changement social. Loin de l’image d’une avancée linéaire et inéluctable, Benjamin invite à envisager les révolutions comme des moments de rupture, des instants où l’humanité s’efforce de réévaluer et potentiellement de redéfinir son avenir. Cette perspective renouvelle la réflexion sur le potentiel révolutionnaire non seulement en tant que force de changement, mais aussi en tant que manifestation de l’éveil d’une volonté collective de contester et de repenser la trajectoire historique. En parlant de Trotski, Isaac Deutscher écrivait « La révolution est, pour lui, ce moment, bref mais chargé de sens, où les humbles et les opprimés ont enfin leur mot à dire, et à ses yeux ce moment rachète des siècles d’oppression. Et il y revient avec une nostalgie qui prête à sa reconstitution un relief intense et éclatant » (Deutscher, 1980). Nous pouvons entendre dans ces mots − tout comme chez Benjamin − une conception qualitative de la temporalité, opposée à la temporalité uniforme des positivistes.
Dans le contexte actuel de crises globales interconnectées, cette vision acquiert une résonance particulière. Les dynamiques rapides et complexes de changement, perçues comme menaçantes et déstabilisatrices, appellent à une réévaluation de la notion de révolution. Contrairement à l’idée d’un « frein d’urgence » apportant un répit nécessaire, un moment de réflexion et de réévaluation, nous observons que des forces réactionnaires et autoritaires exploitent le désir de stabilité et de sécurité pour promouvoir un ordre social régressif. Les murs se dressent partout, entre les hommes, entre les sexes, entre les expériences. Le temps de répit devient de plus en plus court, ou comme une apnée, entre deux alertes humanitaires, écologiques, économiques, ou sanitaires. La pandémie de Covid-19 et l’état résultant d’isolement qu’elle a précipité, parallèlement aux guerres et aux dynamiques complexes des flux migratoires, contre lesquels la société semble avoir développé une immunité dangereusement indifférente, représentent des enjeux critiques qui nous encapsulent et nous mettent au défi. La valeur de l’autre s’efface et s’absente. Ces phénomènes ne nous isolent pas seulement les uns des autres, mais nous plongent également dans une confrontation incessante avec le barrage omniprésent d’images et d’obstacles qui imprègnent notre existence quotidienne. Ce barrage nous plonge également dans une distance de nous-même, tournés ainsi en permanence dans un extérieur imagé, nos désirs et nos manques paraissent assouvis, mais ils ne sont qu’éloignés, aliénés.
Ces observations soulignent l’urgence pour les forces progressistes de naviguer entre la dialectique du désir de transformer radicalement nos vies et la société et la nécessité d’offrir des repères de stabilité et de solidarité. De répondre à la fragilisation de la psyché, à la difficulté de penser un avenir avec confiance. Qu’est-ce qui pourrait répondre à ce désir, à ce besoin ? Quelle marge de manœuvre nous reste-t-il pour bâtir une pensée commune ?
La réflexion de Benjamin sur la révolution comme « frein d’urgence » vient enrichir notre compréhension contemporaine des luttes pour le changement social. Elle met en évidence la nécessité de réimaginer la révolution non seulement en tant que moteur de progrès, mais aussi comme un acte de prise de conscience et de réorientation collective face aux défis du présent. Nous allons ici tenter de lier un affect − la compassion − à cette idée de prise de conscience et de réorientation collective, puisque la compassion semble souvent s’éveiller par une crise, ou une prise de conscience de la fragilité et de la vulnérabilité face à une situation d’urgence. Il suffit de se rappeler les manifestations record en 2015, lors des attentats à Paris, réunies sur le slogan JeSuisCharlie, ou encore l’ampleur du mouvement derrière le hashtag #MeToo. Les révoltes et les soulèvements sont souvent des manifestations de douleur collective face à des injustices, et la compassion peut être à la fois le moteur et la réponse pour comprendre et répondre à cette souffrance. Elle ne se limite pas à soulager la douleur, mais vise également à construire une vie commune, une communauté autour du vécu d’une souffrance partagée. Elle peut être un catalyseur pour promouvoir le bien individuel et collectif, favorisant ainsi la justice et l’égalité, des idées souvent associées aux mouvements révolutionnaires. Mais comment pourrions-nous nous tourner vers l’Autre sans passer par l’accident, par la catastrophe individuelle ou collective ? Et rendre ainsi la compassion politique et révolutionnaire ? Aucun propos ni aucune réponse ne saurait épuiser, ni élucider la question de la compassion, et il en va de même pour la révolution. C’est avec l’intention d’explorer leurs croisements à travers les chemins de l’univers philosophique et psychanalytique que nous analysons la compassion en essayant d’accéder à sa dimension politique, mais aussi transcendantale. Cela nous permettra peut-être de la libérer des perceptions limitées auxquelles on l’assigne et de lui restituer sa portée politique et sa portée révolutionnaire.
Le problème entier de la compassion réside dans une très étrange dynamique du phénomène, qui estompe les frontières des catégories ordinaires : sujet et objet, soi-même et autrui, jouissance et souffrance ; tous ces éléments qui sont liés à un ensemble de contradictions et de contraires se trouvent en quelque sorte bouleversés et résolus par le mécanisme de la compassion. La compassion défait ainsi les partitions trop rangées que l’histoire de la philosophie a voulu figer : de la séparation du privé et du public, de l’intime et du politique, de la raison et des émotions. C’est cette qualité subversive de la compassion, qui transcende les dualismes, que nous souhaitons éclairer en tant que potentiellement révolutionnaire. Le moment théorique présent, agité par des questions aussi vastes que la guerre, le féminisme ou l’écologie, remet en cause toutes les distinctions que la compassion dénoue. Un concept aussi désuet que la compassion pourrait-il rejoindre les enjeux les plus actuels de la politique ?
Revenir au moment présent par l’intermédiaire de la compassion, c’est ainsi ne plus penser une distinction aussi nette entre les mondes humains et leur environnement, ne plus voir dans la binarité du masculin et du féminin un partage bien défini des rôles sociaux. La compassion remet en question les polarités par le jeu de rôle auquel elle incite. Emmanuel Levinas nous a donné un exemple bien connu, celui du rôle de l’uniforme dans la création de l’Autre, du lointain, de l’ennemi, facilitant ainsi le meurtre. Tandis que la rencontre du visage de l’autre dans la proximité du face-à-face nous permet de reconnaître l’humanité commune à travers les émotions et les souffrances qu’elle dépeint (Levinas, 1991). La compassion, dans son acception politique, est un jeu qui nous met en mouvement, qui nous pousse à sortir de nous-mêmes sans pourtant nous mettre à la place de l’Autre. Elle crée ce face-à-face, cet entre-deux, cet entre-nous, qui est justement le domaine de la politique. Serait-elle capable d’être le premier pas nécessaire vers le politique, entendu au sens le plus large du terme − comme ce qui change les comportements ? (Navarro, 2010). L’élan vital, l’élan révolutionnaire, se voit ainsi naître, que ce soit dans le désir de changer le monde, ou de changer son rapport au monde, aux autres ou encore à soi-même. En ce sens, la compassion n’aurait plus rien à voir avec l’empathie insulaire et sclérosante qui nous enferme en nous-mêmes au lieu de nous mettre en lien avec autrui. Il ne s’agit pas cependant de nier l’importance de l’empathie. L’empathie doit bien évidemment garder un rôle positif dans les relations intimes, ainsi que dans la littérature, les films, l’éducation d’un imaginaire, etc. Nous avons cette aptitude innée d’entrer en résonance empathique avec l’autre de façon plus ou moins spontanée. Mais dans les relations sociales et politiques, cette résonance ne semble pas se matérialiser de façon évidente. La compassion pourrait être un meilleur guide d’action dans le monde où nous vivons. Un remède contre l’aliénation − en liant la transformation sociale à la libération personnelle ; la connexion intrinsèque entre les émotions générant un élan révolutionnaire et leur consolidation en une subjectivité révolutionnaire. La compassion, envisagée comme une capacité d’écoute active et un projet constructif de « souffrir avec » (du latin : cum patior, « je souffre avec »), peut jouer un rôle crucial dans les moments de révolte ou de soulèvement. Ainsi la douleur ne se réduit-elle plus à un subir, mais se transforme en un agir : pour l’Autre, malgré soi, à partir de soi.
Dans la préface du livre Une histoire globale des révolutions (Bantigny et al. 2023), une vérité souvent négligée est soulignée : les révolutions ne sont pas des événements exceptionnels, mais plutôt des occurrences régulières tout au long de l’histoire. Loin d’être confinées à des époques spécifiques, les révolutions sont omniprésentes et continuent de se manifester sous différentes formes. La prise en compte de la diversité des révolutions révèle leur rôle crucial dans le façonnement de l’histoire humaine. Elle permet une compréhension plus nuancée des dynamiques de pouvoir et de résistance, soulignant ainsi l’importance des contextes politiques, sociaux et culturels dans lesquels ces mouvements émergent.
La compassion étendue au champ politique, c’est celle qui ne se déploie pas seulement momentanément, comme réponse impuissante face à l’événement ou à la catastrophe, c’est au contraire celle de la durée de l’engagement permise par le jeu de rôles produit par la compassion. Le jeu, la mise en mouvement, ce sont les terrains où la philosophie et la psychanalyse se retrouvent : la compassion nous meut aussi bien qu’elle nous émeut, elle nous lie les uns aux autres, non pas seulement dans l’instant de l’émotion collective, mais aussi comme ces points de suspension qui nous relient les uns aux autres quand la vie a repris son cours. La dimension politique de la compassion sort du face-à-face pour passer au stade de la communauté en reconnaissant par le même geste la fondamentale différence de l’Autre et son égalité radicale. Ou, pour le dire avec Blaise Pascal, et afin d’apaiser la peur arendtienne (Arendt, 1963) de l’émotion collective dans laquelle la pluralité pourrait se perdre : « La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ; l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie. » (Pascal, 1669). Ainsi, Pascal nous invite à réfléchir sur l’équilibre délicat entre l’ordre et la liberté. Une société juste et harmonieuse nécessite une unité fondée sur la participation et le respect de la multitude, évitant à la fois la confusion anarchique et la tyrannie autoritaire. Cette réflexion est particulièrement pertinente dans les contextes contemporains de gouvernance démocratique, où la recherche d’unité doit constamment intégrer les voix diverses et parfois discordantes de la population.
Un monde où la contradiction est possible, où la raison et l’esprit acceptent d’être dans la proximité et dans l’écoute des corps et des affects qui les animent ; une forme de rationalité qui fait appel à l’intuition et à la sensation plutôt qu’à la rigueur de l’argumentation. S’affranchir de la dichotomie pour penser plus directement le réel : voilà ce que la compassion nous promet. Ne penser la diversité que dans l’unité. C’est la diversité qui met en question les frontières mêmes de l’humanité. Où commence-t-elle ? Où s’arrête-t-elle ? Que ce soit chez les partisans de la compassion, ou souvent aussi chez ses détracteurs les plus virulents − on se met facilement d’accord sur le fait que la compassion est un support d’action, qu’elle met l’être en mouvement vers l’Autre, vers l’humanité.
Néanmoins, la compassion ne constitue pas un credo politique à faire valoir, mais bien une praxis, une pratique politique du vivre en commun qui exprime notre lien au monde et à autrui tel que nous le ressentons. Nos attitudes attestent le rapport qu’une sensibilité entretient avec le monde dans lequel elle est physiquement impliquée de manière indissociable. Elles questionnent notre prise en charge du monde à la lumière de nos vécus individuels et collectifs, dont nous sommes tantôt les acteurs, tantôt les témoins. Ce que la compassion politique est à même d’instaurer, c’est précisément le maintien de cette conscience d’une humanité partagée en existence − ce qui en constituera en retour son élan révolutionnaire.
Bibliographie
Arendt, Hannah. Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1963
Bantigny, Ludivine, et al. Une histoire globale des révolutions. La Découverte, 2023
Bensaïd, Daniel. Walter Benjamin. Sentinelle messianique à la gauche du possible.
Les prairies ordinaires, 2010 (First edition 1990)
Lachaud, Jean-Marc. Le marxisme atypique de Walter Benjamin. journals.openedition.org /
www.researchgate.net/publication/333140889_Le_marxisme_atypique_de_Walter_Benjamin
Levinas, Emmanuel. Entre nous. Essais sur le penser‑à‑l’autre, Paris, Grasset, Paris, 1991
Isaac Deutscher, Trotsky. 10/18, Paris, 1980, vol. 5, p. 319‑320
Navarro, Marion. Les comportements politiques : continuité ou opposition entre les générations ? Regards croisés sur l’économie 7, no 1 (2010): 211-215
Parker, Ian, and David Pavón-Cuéllar. Psychoanalysis and Revolution: Critical Psychology for Liberation Movements. 1968 Press, 2021
Pascal Blaise. Pensées, Paris, Le Livre de Poche, 2000 [1669]
Pelletier, D. Michael Löwy. La révolution est le frein d’urgence. Essais sur Walter Benjamin. journals.openedition.org.
https://journals.openedition.org/assr/49243
Benjamin, Walter. Écrits français. Gallimard (Folio), p. 434
Benjamin, Walter. Œuvres III. Gallimard (Folio), p. 433
Traverso, Enzo. Walter Benjamin et Léon Trotsky. contretemps.eu. / www.contretemps.eu/walter-benjamin-trotsky-marxisme-traverso/ (première édition, Revue Quatrième Internationale, 1990)
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