Les manifestations de rue au Chili en novembre 2019 ont changé le pays, et continuent à le changer, bien au-delà de ce qu’on peut en comprendre. Ces manifestations nous affectent aussi bien au-delà de ce que nous pouvons en voir. Nous étions là, nous avons marché dans les rues, au milieu des graffitis, des slogans, des chansons et des danses. Ce que nous avons senti excède tellement ce que nous avons pu voir que ce serait trahir la vérité et la puissance de ces mouvements de rue que de ne pas s’interroger sur la nature de cet excès –  et sur les moyens d’y installer une réflexion qui lui rende quelque peu justice.

Des impressions de rue

Nos journées et nos nuits se sont succédé avec intensités et rythmes syncopés, sur fond de sirènes et de bruits de balles pas trop loin, de chansons pleine d’espoir depuis le jardin de ma voisine, et de casseroles qui traversent la rue. Des sentiments très puissants traversaient l’air : profonds espoirs, craintes très réelles, fantasmes d’une même histoire qui revienne, ouvertures d’une autre histoire qui advienne.

La surchauffe affectivo-politique imprégnait ces journées, toujours hantées par les survols et les infravisions, au-dessus de nos têtes, à chaque coin de rue. Les nouvelles arrivaient de partout. D’une amie blessée, du quartier d’à côté, d’un nouvel éclat répressif en Colombie, de l’impression d’impunité face aux excès des forces de l’ordre en Bolivie. Ici aussi, la désorientation présidentielle frôlait l’absurde, en accusant –  stratégie désinformative de haut vol ou bêtise infra-rationnelle ?  – un cocktail de leaders de K-pop coréens, chanteurs chiléno-mexicains et vénézuéliens radicaux, d’être à l’origine de mystérieuses conspirations.

Des gens ont perdu les yeux par balles, alors que jamais on n’avait produit, en conscience, des images d’une telle densité. Aux écritures, chants et danses de rue magnifiques s’est mêlée la destruction indiscriminée de lieux et des corps par les violences policières. Cela n’était pas nouveau, mais l’amplification de tout cela a créé une atmosphère aux airs de fantastique et de tragique très intense.

Une atmosphère exaltante, mais difficile. Ça craint et ça vibre. Tant de beautés, de courages, d’ouvertures, de proliférations de sons, de paroles qui viennent au monde, de plasticités insaisissables. Et tant d’atrocités de la part de l’État en réponse. Honte d’un gouvernement qui persiste dans sa violence et son déni obstiné de la profondeur historique des transformations qu’on traverse –  enfin, qu’on espère traverser.

En parler souligne la maladresse des mots dont on se sert. Ce qui s’impose, à travers eux, en-deçà comme au-delà d’eux, c’est le sentiment de désorientation face à ce qui s’est passé, face à ce qui se passe, les temps verbaux forçant à trahir les continuités de ce qui se vit. Ce n’est pas nous qui parlons, dans la rue ou de retour chez nous. Ce sont des pensées qui nous viennent et qui nous tiennent –  ensemble. Comme dans des images de rêves, nous n’étions presque pas et nous étions cet intime qui se dissout dans une extériorité qui n’admet pas de récupération identitaire.

Nous avons été suspendu·es dans l’attente d’un instant d’histoire : l’accord pour une nouvelle constitution « hoja en blanco ». Entretemps, les rues écrivaient une polyphonie de fureurs, avec des proliférations d’écritures et d’images-textes inouïes. Ainsi s’écrivaient nos « actualités », à même les posters et les murs, changeant au jour le jour, de rebondissements en rebondissements, toujours imprévisibles.

Chaque jour, je notais, j’essayais de traduire, pour comprendre ou pour commencer à comprendre quelque chose. Parce que quelque chose changeait, qui bousculait tout, intégrités éthiques et styles esthétiques inclus. C’est comme si on était passé dans un autre espace-temps –  sans savoir comment ni arriver à sentir ce truc-là dans lequel on se regardait glisser. Les petites rencontres qu’on a à peine pu faire au théâtre ou ailleurs n’étaient qu’une manière d’être ensemble et de prendre soin des cœurs, en partageant un peu de pensée commune, peut-être. Les rêves et les tragédies étaient exposées au dehors, dans cette grande œuvre qui était la plasticité de la vie elle-même.

Mes amis et moi collections quelques traces, quelques « prises », faites par mon téléphone dans la rue, que nous regardions de retour chez nous, que j’envoyais à des correspondants lointains, qui y résonnaient de façon imprévisible, qui nous revenaient plus énigmatiques encore, plus denses même par l’alchimie qu’y opéraient ces regards distants. On y rencontrait des lapins anti-lacrymogènes, un superhéros en attente d’histoire, une signature du collapse, une interprétation du Don Quichotte. Et l’hymne de Las Tesis, qui a eu à présent des versions grecques, arabes et indiennes entre autres.

Sur l’une de ces prises photographiques, une voiture blanche, il était écrit : Ceci est un montage. S’attarder sur cette prise, regarder cette photo jusqu’à y voir ce qu’on n’y voit pas, et ce qu’on ne saurait y voir. Comme si quelque chose du mouvement que nous vivions, quelque chose d’important et d’élusif, s’y exposait sans que nous ne puissions encore vraiment le comprendre.

Une voiture démontée pour  un montage

La phrase tracée sur la voiture semblait faire allusion au « faux feu » qui aurait pris, un peu avant, dans cette rue. D’après quelques témoignages sauvages, on aurait ouvert le capot et découvert qu’elle n’avait même pas de moteur. Et cela depuis longtemps ! Elle aurait donc été amenée là, pour être incendiée, et pour servir, comme dans beaucoup de scènes similaires, à dénoncer médiatiquement des actes de « vandalisme » attribués aux manifestants. Le soupçon de destructions provoquées par la police semble ne pas avoir relevé de la paranoïa. La découverte d’un capot vide démontrerait 1°  que la voiture était depuis longtemps abandonnée et/ou vide, 2°  qu’il n’y aurait pas eu grand intérêt de la part des encapuchados (jeunes à capuches) à la « saccager » et 3°  que le « vandalisme » aurait donc été monté de bout en bout par des forces contraires au soulèvement des multitudes, avec l’intention de les designer comme coupables.

Le graffiti ne se contente pas de dénoncer la manipulation. En espagnol « normal », la phrase aurait dû être Esto es un montaje. L’absence d’article évoque au moins deux choses :

1°  Une voix qui s’écrie, une parole plus qu’une écriture –  en réaction par exemple à une accusation Esto es montaje!!!! C’est là le ton de beaucoup de graffitis qui, en s’écrivant dans la rue, parlent à haute voix. Le ton de celui-ci semble toutefois encore plus « monté » que d’habitude, plus affirmatif, plus perçant, plus revendicatif, plus élaboré et plus dense de sens que les autres. Il cumule deux temporalités parallèles, celle du cri et celle de l’écrit.

2°  Un effet de titre, comme pour montrer un cas d’école de ce que c’est qu’un montage. Esto es montaje: comme si quelqu’un pointait du doigt: « Voici ce que c’est que l’essence du montage ». Cela ajoute un petit vertige à l’autoréférentialité du montage complet de la scène. Vous en voulez, du montage ? Voici un parfait coup monté ! Faites-en le comble de votre irréalité !

Bien sûr, une voiture vidée de son moteur depuis longtemps mais qui continue à pouvoir faire croire qu’elle est une « vraie » voiture vaut aussi comme métaphore frappante d’une fin d’époque. Ce gouvernement et ses manipulations désespérées pour rester au pouvoir n’avancent plus que par la seule force de l’inertie. Il n’y a plus de vie, de force, ni d’intelligence dans ce qui est censé le propulser vers l’avant.

Au-delà de ce gouvernement, c’est toute une idéologie (le néolibéralisme des Chicago boys), c’est tout un mode de production (le capitalisme ravageur d’environnements) qui a roulé en roue libre depuis des lustres, qui finit de s’immobiliser ici. Les entrepreneurs-de-soi devaient être des « auto-mobiles », carburant avec toujours plus d’énergie, de richesses, de profits dans les 24 heures du Monde. Les autos sont désormais immobiles : non seulement en panne d’essence, mais en vide de moteur. Cette triste machine devient tout d’un coup très mélancolique, d’une mélancolie capitaliste crépusculaire, proprement nocturne.

Les feuilles de papier apparemment sorties de la voiture et jetées dans la rue donnent à la scène son air post-effondrement. La voiture est doublement vidée de contenu : il n’y a plus de paperasseries pour masquer l’absence de moteur sous le capot. On parlait beaucoup d’ancienne constitution à jeter durant ces journées, de nouvelle constitution à écrire. Tout cela se réduit ici à une pile de détritus, auxquels personne ne fait attention. Autour de l’automobile immobilisée, qui n’a même pas réussi à faire semblant de brûler, la réalité avance beaucoup plus vite que ce qui peut s’en tracer sur du papier, qui ne mérite même pas la poubelle, juste l’exposition en pleine rue à la honte et au mépris public.

Peut-être ces papiers brûleraient-ils mieux que la voiture –  mais personne ne songe à y mettre le feu tant leur insignifiance est patente. L’histoire, durant ces journées et ces nuits, avançait au rythme de ce qui se criait, ou de ce qui se traçait sur des murs ou sur des voitures, pas de ce qui se contentait de noircir du papier.

Le film des événements

Cette photographie prise dans une rue de Santiago capture une vignette de la situation chilienne. Mais le graffiti nous parle de propriétés bien plus générales, de ce qui fait politique. Les rues d’une manifestation ne sont pas seulement dans la rue. Elles circulent aussi sur les écrans. Et comme le montrent bien plusieurs passants saisis par la photo, les écrans se regardent aussi dans la rue. Esto es montaje : cet enchevêtrement d’images se monte à chaque instant pour donner visibilité et sens à ce qui est en train de se montrer.

La voiture est devenue un écran : le véhicule d’un message. Et le véhicule et le message nous disent que ce qui se passe dans le moment présent (esto) relève d’une opération de montage. Pas seulement d’un coup monté, d’une manipulation infâme et maladroite, à dénoncer comme telle. C’est la vérité de toute action politique qui s’affiche ici pour ce qu’elle est : le montage de bouts de réalité pris sur le vif pour bricoler une composition porteuse de sens. Ce que nous vivions alors était-il du pur politique, du contre-politique, ou du résolument a-politique ? Si les discours d’avenir sont souvent une traduction des sentiments du présent, l’absence de fiction future trahissait ici la nature éclatée de ces sentiments.

L’histoire que nous faisons dans les rues de Santiago n’a pas de sens en dehors de ce qui s’en mont(r)e en temps réel –  par des graffitis de rue, des photos de téléphone portable, des émissions de télévision. Les médias, ces jours-là, étaient saturés d’accusations et de contre-accusations de manipulations –  visant à salir l’image des hommes politiques, des forces armées, des encapuchonnés. Tout semble pris dans un tourbillon incessant de rumeurs et de fake news, de tweets et mèmes, de croyances grégaires et de contagions virales.

Notre désorientation tient peut-être à cela. Ces pensées qui nous viennent et qui nous tiennent ensemble, ces affects qui nous submergent, ces passions trop intenses qui nous surchauffent : tout cela résulte de circulations trop rapides pour donner prise à notre préhension, à notre compréhension, et donc à notre action. L’auto est immobile, vidée de son moteur, photographiée, peut tenir assez longtemps en place pour nous faire entrevoir la vérité du montage trop rapide qui affole nos regards.

Il faut démonter le véhicule pour bloquer la circulation des montages et des coups montés. L’automobile paralysée déjoue les automatismes dont se nourrit la circulation d’images et de récits que nous appelons « politique ». Nos désorientations, nos maladresses, nos sentiments d’insuffisance, nos peurs et nos exaltations  sont autant de symptômes que les automatismes de la politique se bloquent. C’est cela qui s’est monté dans ces journées et ces nuits de manifestations. Esto es montaje : la possibilité de déjouer les automatismes, de découvrir en nous des rythmes plus humains, plus souples et plus à même de pouvoir être dansés à « plus qu’un ». La possibilité de faire place à d’autres montages de nos réalités, à d’autres intervalles d’interprétation(s) des mondes.

Ces autres rythmes, ces danses multiples, ces pas de côté, ces distractions sont déjà là dans la photographie. Elles sautent aux yeux dès lors qu’on regarde autre chose que la voiture et son graffiti. La dispersion des gens à l’entour, la cohabitation d’histoires et de réalités parallèles, la multiplication d’écrans tournés chacun dans des directions différentes, la pluralité de langages en train de se créer : tout cela pullule dans les passant·es indifférent·es à la présence de la voiture et de son cri muet –  et qui, surtout, ne semblent « passer » nulle part. Tout le monde est là, discutant sur le trottoir ou sur un balcon, envoyant un texto, se regardant les un·es les autres sans aucune direction commune pour aligner leurs attentions.

Les images traditionnelles de manifestations de rue sont montées de façon à nous faire sentir l’unité d’une foule, la cohésion d’un mouvement commun. La photographie de cette voiture perce à jour le coup monté de cet unanimisme illusoire. Il n’y a pas un peuple uni : celui-ci n’est homogénéisé que par le montage des images qui prétendent parler pour lui. Il n’y a que des gens. Des gens comme mes amis et moi. Dispersés et perdus, désorientés parce que chacun regarde dans des directions différentes, selon le groupe avec lequel il est en train de discuter. Notre sentiment de tenir ensemble, qui a fait la force des plus beaux moments de ces manifestations, s’est nourri de notre capacité à nous entretenir au sein de petits groupes d’ami·es, de voisin·es, de passant·es. Aucun « point de vue » souverain, que des « points de vies » changeants, nomades, pris ou repris.

Les rumeurs de coups montés nationaux circulant dans les médias de masse ont certes pu ballotter tous ces petits montages de proximité où chacun·e s’entretenait avec chacun et/ou avec soi-même, dans l’intimité de ses questionnements. Ce sont ces entretiens à même la rue qui ont nourri la force de notre ensemble hétérogène et polyrythmé. En saisissant la dispersion des passant·es qui partagent la même scène de rue, cette photographie en dit plus sur le film des événements qui se sont déroulés à Santiago en novembre 2019 que toutes les interprétations unanimisantes censées en tirer la signification.

Aux dernières nouvelles, le plus important cinéma d’art du centre-ville brûlait. L’incendie avait été provoqué par les lacrymogènes qu’on a vu voler ce jour-là, au-dessus de nos têtes, en direction de sa toiture. Sur sa façade, un graffiti avait écrit no más lacrimógenas. Cela fait aussi partie du film.