88. Multitudes 88. Automne 2022
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L’effet-guattari au prisme des quartiers populaires

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« Mais ici tout le monde est dans la politique, frère. Même les daronnes qui vendent leur maïs elles sont dans la politique, tu vois ce que je veux dire ?1 »

Le coup de force de Guattari et Deleuze a été d’affirmer que toute proposition politique se situait dans les brèches ouvertes par « la coextension du champ social et du désir 2 ». Ce cadre d’analyse apparaît comme un puissant remède aux discours ressassés de la dépolitisation contemporaine. La formule du « tout est politique » impliquait un positionnement dans un ensemble d’oppositions structurelles établies : inertie/révolution ; centre/périphérie ; eux/nous. Comment entrer en conflit avec cet ordre symbolique, tout en revendiquant de faire de la politique ? Autrement dit comment faire de la politique tout en étant « apolitique », en passant par une prise de distance obligée avant toute prise de position dans le champ politique ?

Les mobilisations qui émergent depuis plusieurs décennies dans les quartiers populaires français sont singulièrement marquées par cette prise de – mise à – distance. Ce que nous pourrions considérer avec le vocabulaire de Guattari comme un mouvement de déterritorialisation s’est réalisé dans le cadre de rapports de pouvoirs spécifiques, invisibilisés par la grammaire établie des conflits politiques. Identifier les lignes de fuite élaborées dans la pratique par des mobilisations souvent considérées hors-radars politiques et linguistiques (« ce n’est pas de la politique »), impose d’identifier dans le même mouvement les processus d’exclusion, de punition, de dénégation qui ont ciblé ces mobilisations. Des réponses structurées pourtant se sont formulées en conséquence – et en connaissance de cause.

Transgresser l’esthétique de la politique

Commençons par un exemple micro-politique. La question de la représentativité des militant·e·s des quartiers populaires dans les institutions a été au cœur de nombreuses discussions après les élections présidentielles, au moment des investitures des candidat-e-s pour les élections législatives. Et pour cause : la candidature de Jean-Luc Mélenchon réalisait ses meilleurs scores nationaux dans les quartiers populaires. Ces lieux désignés depuis des années comme « dépolitisés », notamment et sans doute singulièrement par la gauche3, ont manifesté un ancrage incontestable de ce côté de l’échiquier politique, si bien que le « retour d’un vote de classe » a été évoqué. Mais cette mobilisation sur le champ électoral n’est pas seulement un retour enfermé dans les téléologies des mythes de la gauche instituée. Dans une campagne marquée par une surreprésentation des idées d’extrême-droite, la question du racisme, et donc, de l’identification par les personnes qui en sont la cible, de la meilleure solution électorale pour se défendre, a joué un rôle important dans la mobilisation les semaines précédant le vote. Ce qui pousse certains acteurs issus des quartiers à saluer ironiquement – et lucidement – le rôle positif de la présence de Zemmour parmi les candidats « avec ce qu’il prône et ce qu’il raconte, c’est incroyable. Il y a un climat de peur. Il fait parler de l’élection ! […]4 »

Il faut dépasser les modes de structuration établis de l’énonciation pour re-connaître les conditions de production d’un discours, sa dimension relative, mais aussi sa « territorialisation », au sens d’une genèse socio-historique dont la puissance se révèle, soit dans le processus de la connaissance, soit dans l’irruption de l’événement politique. Ainsi, lors de la dernière élection présidentielle en France, de nombreuses publications sur les réseaux sociaux en faveur de Jean-Luc Mélenchon mettaient en avant la même formule, répétée comme un argument implacable : « C’est mon gars sûr ». Cette formule issue des quartiers populaires français, récupération de l’expression argotique américaine « That’s my man », désigne une personne sur qui l’on peut compter. Loin des formes légitimes d’expression d’un soutien (on vote pour un programme et des idées, pas pour une personne !), cette formule acquiert une signification hors de la langue, dans l’appréhension des conditions sociales de sa production.

Dans le même esprit, le rappeur Rohff déclarait quelques jours avant le premier tour des élections présidentielles, en mentionnant le programme l’Avenir En Commun : « Ya pas le choix, faut voter pour le peuple ». En utilisant le mot « peuple », terme assez peu utilisé par les rappeurs, il reprend les codes de la politique en y affirmant une charge sociale complètement différente. C’est une prise de position dans le débat et un défi au champ politique (« y a pas le choix ») qui révèle une grande connaissance des mécanismes d’instrumentalisation et de récupération, auxquels sont habitués les habitant·e·s des quartiers. L’a-signifiant cher à Guattari est refus d’allégeance.

La rhétorique de la défense, ou plutôt de la self-defense, n’est pas un phénomène nouveau : elle était au cœur de la théorie politique des Black Panthers aux États-Unis5, et les recherches récentes sur « les arts de la résistance 6 » ou la « critique de la subalternité 7 » révèlent la richesse (et la complexité) des formulations politiques issues d’une position dominée, obligée d’inventer, dans une forme d’horizontalité radicale qui rappelle « les lignes de fuite » définies par Félix Guattari8. D’ailleurs, tout au long de sa vie et de son élaboration intellectuelle, ce dernier s’est nourri des expériences politiques venues du Sud, inspirant en retour la lecture des mouvements d’indignation et révolte à du monde entier, dans leurs possibilités comme dans leur empêchement9. Plus récemment, l’analyse de la « polyfocalité10 » désignée par Hamid Dabashi rejoint ainsi le chemin guattarien d’une « pragmatique plus générale (diagrammatique) ouverte sur l’ensemble des modes d’encodage et de sémiotisation non linguistique11 » des processus de contestation politique – chemin extrêmement fertile pour entrevoir la décennie 2010 et ses nombreux processus révolutionnaires.

Innovation formelle et cohérence politique

Si comme le dit James C. Scott, la domination crée le texte caché 12, les prolongements politiques de ce qui s’élabore dans l’ombre demeurent positivement incertains : l’articulation, ou la tension avec le texte public joue des rapports de force au principe de ce dernier, et le transforment. Pour être en mesure d’analyser – et pourquoi pas, si l’on se place dans la perspective de Félix Guattari, d’accompagner dans la pratique – ces flux matériels et sémiotiques « aussi réels l’un que l’autre 13 », il s’agit donc de penser en même temps et toujours dans des conjonctures différentes, les modes de sanction et les modes d’invention, les contraintes et les contournements.

C’est ce qu’il se passe lorsque les conditions sociales d’existence, les désirs produits par l’histoire de l’immigration et de l’aménagement urbain, les modes de socialisation et de subjectivation propres aux quartiers populaires, conduisent leurs habitants à inventer une Coupe d’Afrique des Nations des quartiers (CAN des quartiers, devenue dans le langage commun la CAN de Noisy, de Rennes ou de Corbeil) : copiée sur la Coupe d’Afrique des Nations qui se tient tous les deux ans, cette manifestation sportive a d’abord été considérée par les institutions sous son angle hérétique : les équipes composées par les jeunes selon leur pays d’origine ne manquaient pas susciter des réactions et des suspicions de « communautarisme ». Alors que le discours dominant interprète la constitution d’équipes selon les pays d’origine des jeunes joueurs comme une marque de « séparatisme », les organisateurs définissent une signification et un objectif totalement à l’inverse : un moyen, par le motif du maillot, de rassembler dans la même équipe des jeunes issus de quartiers rivaux ou en conflits, ou d’attirer, sur une manifestation sportive plutôt réservée aux jeunes garçons, des « mamans » garantes notamment des héritages culturels revendiqués, dont la présence prévient aussi de potentielles tensions.

En somme, se formule dans cette pratique une grammaire politique originale, qui s’affirme « en défiant et en dominant la vérité de l’establishment », pour reprendre les mots de Richard Shusterman lorsqu’il développe son épistémologie implicite du rap aux États-Unis14 : l’attitude d’opposition est avant tout générée par l’analyse réflexive des modes de domination, et l’innovation formelle répond à une cohérence culturelle et politique, elle-même en constante discussion.

Ces contradictions sont systématiquement exprimées par les militant·e·s des quartiers populaires lorsqu’ils sont à l’initiative. Ils situent instantanément leur discours dans des rapport de pouvoir : répondre à une aspiration – un désir – ne peut se faire sans prévenir les attaques de l’extérieur que sont les accusations en amateurisme, en opportunisme ou en communautarisme. Bien entendu, la pression et la sanction provenant du « eux » hoggartien produit en premier lieu du désengagement15. Mais les « nécessités faites vertus », si bien décrites par Pierre Bourdieu16 sont bien des vertus à part entière. Le mécanisme de sanction est d’ailleurs si bien affronté qu’il peut se retourner : par exemple, après avoir refusé de soutenir l’initiative, certains pouvoirs politiques locaux tentent de « rattraper » tant bien que mal ces CAN des quartiers, en en accompagnant plus ou moins l’organisation.

Réside-t-il dans cette brèche, creusée en conflit avec les « données » de la domination, un mouvement irrépressible vers la transformation des rapports sociaux du capitalisme, et donc une cohérence des subjectivations et des pratiques en direction de cet objectif ? L’émergence d’initiatives dans les quartiers populaires est toujours interrogée d’un point de vue politique. Des « émeutes » de 2005 aux mouvements de distribution alimentaire, en passant par la constitution des listes citoyennes issues des quartiers aux élections municipales, toute prise de position est d’abord interprétée sous le prisme de l’opposition et de la rupture, dont le caractère autonome serait forcément le résultat d’un « rendez-vous manqué 17 » – notamment avec la gauche. Le conflit avec la gauche apparait comme un passage obligé, presque contraint et forcé, de la constitution d’une pensée politique à même de porter une conduite engagée, qui peut par ailleurs refuser de se considérer ou de se désigner « politique ».

Lorsqu’on aborde la question de l’engagement dans les quartiers populaires, la question du rapport de cet engagement à la politique est structurellement contradictoire : entrevue comme quelque chose de sale 18, d’inévitablement lié à l’hypocrisie, à la trahison et à la « récupération », la politique se trouve mise à distance en même temps qu’elle est, comme par instinct de survie, revendiquée. Dans un même discours se manifeste ainsi une opposition radicale aux cadres établis de la définition de la politique, et une revendication à « en être ». Cette dialectique entre velléité de reconnaissance et aspiration à l’intégration19 est loin d’être figée : l’expérience de la pratique politique et des institutions par les militant·e·s des quartiers populaires, la transmission – difficile – des tâtonnements des générations précédentes, l’affirmation culturelle de la banlieue… sont autant de forces agissantes qui contribuent à remettre en cause l’idée pré-conçue d’une rupture entre d’un côté, la politique, et de l’autre, « le terrain » et ses pratiques ordinaires.

« Le truc qui nous sécurise c’est ça, pas d’alliance pas d’appel au vote. Et c’est ça qui fait le tri… […] En fait nous on dit ni droite ni gauche à l’époque mais à la fin c’est ce que Mélenchon ou Podemos ils appellent le populisme… Quand eux ils sortent ça après, on se dit ah putain on était en avance de ouf en fait ! (rires)20 »

Dans la pratique politique ainsi formulée, les tournures que prennent « les agencements du désir » précèdent toute définition d’un projet de société, et l’aspiration à faire rentrer dans le champ de la politique un ensemble de pratiques qui en sont exclues (qui en ont été exclues par les équipements collectifs et leur constante production de mécanismes de sanction) fait partie de cette économie du désir, forcément conflictuelle et contrariée.

Expérimentations, expérience et héritage

Les micropolitiques et tâtonnements rhizomatiques proposés par Félix Guattari ont incontestablement ouvert une brèche critique à la disposition de tout individu ou collectif dont le désir d’agir sur le réel se confronte aux duretés des cadres de mobilisation établis. Considérer ces cadres comme autant de « citadelles21 » à assiéger a ouvert dès les années 70 un espace de formulation politique contre « la dictature du signifiant », y compris et sans doute singulièrement au sein de la gauche. Relire Guattari aujourd’hui, notamment dans la dynamique de montée en puissance et d’affirmation des pensées féministes et antiracistes, rappelle la modernité d’une telle critique, et le courage de son expérimentation, jamais désarmée par l’ampleur et la complexité de la tâche, dans des espace-temps très divers.

Dans un passage de La révolution moléculaire, Felix Guattari s’aventure une fois chez Les gangs à New-York22 pour aborder l’ambiguïté de la notion de marginalité urbaine et mettre en lumière ce qu’il considère comme des expérimentations aveugles, en l’occurrence, les réponses pratiques mises en œuvre par les gangs aux problèmes sociaux qui frappent leur environnement. Ces quelques pages comportent d’éclatantes intuitions : la mise en mouvement de subjectivités collectives pour répondre à des problèmes hors des radars institutionnels, la difficulté des « mouvements révolutionnaires » à connecter ces mobilisations de terrain, les contradictions internes qui rendent difficilement intelligible l’orientation politique de ces mobilisations ou encore, la manière dont les autorités freinent les alliances autonomes « au ras du sol ».

Tout évitement de l’effort théorique originel conduit à un contre-emploi dramatique des notions léguées par Guattari. Les difficultés de la pratique politique aujourd’hui viennent de l’effondrement des cadres et modes de définition de la critique que le mouvement ouvrier avait consolidée comme socle culturel tout au long du XXe siècle. C’est toute la difficulté de la « reprise et de la remise en acte » de l’héritage révolutionnaire auxquelles nous renvoyait Félix Guattari.

Pour les habitant·e·s des quartiers populaires qui s’engagent, traverser la frontière du politique est un coût, en même temps qu’une nécessité face au coût de rester à sa porte. Le travail réflexif permettant de tenir dans cette contradiction se réalise bien entendu dans l’expérimentation par la pratique, mais aussi par l’appropriation d’une socio-histoire des modes d’engagement dans les quartiers populaires. C’est ainsi que la question de la transmission, souvent contrariée ou empêchée, revient beaucoup chez les militantes et militants des quartiers.

Le travail analytico-militant préconisé par Félix Guattari n’est pas un tâtonnement neutre, que l’on retrouve aujourd’hui dans les livres de développement personnel sur le mode « il faut se lancer pour réussir » ; de même, ces outils ne sauraient être récupérés par une pensée (et une pratique) aplatie de l’instantanéité, où tout ce qui s’expérimente, voire tout ce qui emprunterait les habits du nouveau, aurait valeur de révolution23. Notre approche politique ne veut renoncer ni à la critique, ni à la critique de la critique. Antonio Negri et Michael Hardt liaient déjà, dans un passage d’Empire inspiré par Deleuze et Guattari, « l’intelligence et l’action de la multitude 24 » à la construction – forcément agressive – de concepts nouveaux, à même de faire charnière entre le possible et le réel.

« L’intellectualité 25 » singulière produite par l’expérience de la subalternité apparaît dans cette perspective comme un horizon d’investissement et d’exploration. Un lieu pour affirmer que « quelque chose a disparu » en même temps que ce quelque chose a survécu.

1Entretien réalisé le 10/04/2022.

2Alliez Éric, Querrien Anne. « L’effet-guattari », Multitudes, vol. 34, no 3, 2008, pp. 22-29.

3Rabaté Ulysse, Politique Beurk Beurk. Les quartiers populaires et la gauche : conflits, esquives, transmissions, Éditions du Croquant, 2021.

4Entretien réalisé le 07/04/2022.

5Il s’agit toujours de rappeler que le nom originel de BPP était le Black Panthers Party for Self-Defense. Pour les contours théoriques et historiques d’une telle philosophie politique de la violence, voir Dorlin, Elsa, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017.

6James S. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2009.

7Djerbal Daho. « Critique de la subalternité », Rue Descartes, vol. 58, no 4, 2007, pp. 84-101.

8Une perspective poursuivie notamment ici : Vertongen Youri Lou. « L’invention démocratique dans les pratiques minoritaires. Le Comité d’Actions et de Soutien aux « sans-papiers » », Multitudes, vol. 55, no 1, 2014, pp. 193-201.

9On pense bien sûr aux nombreuses références aux travaux de Guattari dans l’Empire de Michael Hardt et Antonio Negri.

10Dabashi Hamid, Post-Orientalism, Knowledge and Power in a Time of Terror, Transaction Publishers, 2011

11Guattari Félix, Lignes de fuite. Pour un autre monde des possibles, Paris, Aube, 2011 (1979).

12Scott James C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam, 2009.

13Guattari Félix, La révolution moléculaire, Paris, Recherches, 1977, p. 258 et suiv.

14Shusterman Richard, L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit, 1992.

15Talpin Julien, Bâillonner les quartiers. Comment l’État réprime les mobilisations populaires ?, Lille, Les Étaques, 2020.

16Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

17Cf. Olivier Masclet.

18Rabaté Ulysse, Politique Beurk Beurk… Op. cit.

19Merklen Denis, Quartiers Populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute, 2009.

20Extrait d’entretien, 10/10/2021.

21Guattari Félix, Lignes de fuite. Pour un autre monde des possibles, Paris, Aube, 2011 (1979), p. 95-96.

22Guattari Félix, La révolution moléculaire, Paris, Recherches, 1977, chapitre 3, p. 185 et suiv.

23On pense ici, avec colère et désespoir, à l’ouvrage promotionnel d’un futur président de la République française, intitulé Révolution.

24Hardt Michael, Negri Antonio, Empire, Paris, Exils, 2000, p. 369.

25Negri Antonio, « L’autonomie du politique chez Mario Tronti » in Balibar Etienne, Negri Antonio, Tronti Mario, Le démon de la politique, Paris, Amsterdam, 2021.