L’exploration de la ville en tant que territoire productif essentiel du capitalisme cognitif fait l’objet dans Multitudes d’approches continues concernant la mondialisation (n˚ 6), l’intermittence (n˚ 17), l’architecture (n˚ 20) ou la micropolitique de la ville (n˚ 31). Au sein de coopérations menées sur le thème de la ville productive entre Paris et Rio, ce dossier présente un séminaire international de l’Université Nomade de Rio (2007), «A constituiçao do Comum», autour des villes de Paris, Rio, Buenos Aires et Sao Paulo. Il interroge le rapport conflictuel fondamentalement biopolitique entre d’une part les contrôles des espaces urbains par les pouvoirs institués et de l’autre les appropriations de territoires par les multitudes. Entre l’espace contrôlé et les appropriations de territoires, des relations sans cesse en évolution modifient continuellement la ville et sa vie quotidienne. Les anciennes frontières de l’urbanisme institué de l’ère industrielle entre l’habitat ou l’urbain de la reproduction et l’usine ou le bureau de la production sont transpercées. Le concept de ville productive délaisse précisément l’ancienne notion industrielle d’espace productif pour investir celui de territoires où émergent les nouvelles formes de création de richesses ainsi que les nouveaux sujets du travail précaire et de l’intermittence avec leurs nouvelles conflictualités. La ville productive affirme ainsi une autre géopolitique des rapports sociaux, objet de différentes appropriations en tant que territoire de la vie et du travail.
Si le contrôle urbain institué est notoire, et relativement uniforme, les mouvements d’appropriation territoriale sont ici appréhendés dans la multiplicité qui les caractérise. Pour instituer un même processus de territorialisation dans ces lieux phares de la mondialisation, les pratiques analysées sont par contre spécifiques des cultures et histoires de Paris, Rio, Sao Paulo ou Buenos Aires, ce qui veut dire aussi que bien d’autres nous manquent encore qui devront suivre dans Multitudes.
La puissance des appropriations détourne et force les contrôles des pouvoirs et de leurs urbanistes gestionnaires des espaces et de leurs usagers. C’est d’abord que leur vision déterministe, qui a dominé l’époque fordienne, devient totalement improductive aujourd’hui. Toute la société métropolitaine est travaillée par des mouvements et coopérations de tous les acteurs, des dits créatifs (intellectuels, chercheurs, artistes…) à tous les «sans» (sans statut ou sans reconnaissance de leurs compétences, sans droits, sans toit…) qui agissent sur les territoires mêmes de la ville.
Car c’est bien la ville qui est appropriée dans son ensemble, au-delà de ses découpages administratifs et sociaux institués, par les multitudes d’intermittents, précaires, chômeurs, SDF, Noirs, Beurs ou Indiens qui circulent dans leur métropole pour leur travail et leur plaisir. Ce sont précisément toutes leurs pratiques, affects et formes de création qui produisent la ville même et la transforment continuellement face aux institutions, dans un enchevêtrement de rapports et de conflits. Ce sont ces appropriations subjectives qui désignent un commun, celui de la ville productive. Elles sont constituantes dans le sens où elles changent continuellement les rapports de pouvoir entre une multiplicité de sujets dans des processus totalement renouvelés de négociation. Si les traditionnels référents du militantisme ou de l’activisme des avant-gardes qui apportaient revendications et formes de luttes aux habitants sont dépassés, les oppositions, négociations ou concordances des diverses territorialisations dans la métropole restent encore largement à investir.
Les formes d’expression des multiples subjectivités en lutte dans le territoire passent par des esthétiques et des vecteurs créatifs divers qui injectent des formes d’affect en conflit avec les pouvoirs institués et leurs designs légitimés. Ainsi la musique apparaît-elle, de Rio à Sao Paulo, en passant par Buenos Aires et Paris, comme un fil conducteur de lutte et de création. Faire de la musique, avec les «blocos» à Rio dont les chants et les danses occupent les rues en franche opposition aux espaces centralisés du carnaval, c’est aussi faire du bruit, à Buenos Aires dans les rues avec les «cacerolazos» ou dans la carnavalisation politisée de la «murga portenha», c’est encore, avec les rappeurs dans le quartier des Halles de Paris, marquer son appropriation temporaire mais forte de sa ville.
Le refus de l’enfermement dans certains espaces assignés et la négation de certaines formes de vie déterminées sont très pugnaces. Ces tentatives d’exodes, musicaux ou autres, dont les immersions (F. Borges) dans les villes brésiliennes sont un exemple, recourent aussi parfois à la force. Dans l’occupation à Sao Paulo les «immersions» en tant qu’interstices temporaires, TAZ, fêtes, sont également des moments de lutte frontale, des dialogues durs avec les pouvoirs locaux. La métropole est en réalité traversée par une multiplicité de diagonales, tantôt «molles», tantôt «dures», tantôt immersion ou affrontement, qui sont, dans la plupart des cas, complètement emmêlées au sein du diagramme politique.
Les armes de lutte et d’affirmation (intellectuelles ou pratiques, conceptuelles ou affectives) varient en fonction de chaque situation ou événement, elles ne sont pas prédéterminées. C’est au moment du rapport de force avec les pouvoirs institués qu’elles sont choisies. La lutte se déplace au niveau des signes produits et producteurs des métropoles. Les nouvelles formes d’expression ne sont pas seulement dans l’extradisciplinaire des lieux artistiques, mais se trouvent également dans les rues – terrains de luttes et territoires de langages confondus –, car elles sont elles-mêmes en conflit avec les formes plastiques dominantes (B. Szaniecki).
On parlera donc de la ville productive comme d’un territoire d’appropriation par une multiplicité de pratiques créatrices, culturelles et festives. Qu’elles soient événementielles comme la samba ou le carnaval des rues de Rio (R. Guéron), ou simplement quotidiennes à Paris (T. Baudouin, M. Collin), elles dessinent les contours d’un territoire métropolitain dépassant les anciennes limites entre centre et périphéries – banlieue ou favela –, très en avance sur les tentatives politiques d’organisation de la métropole. Les appropriations de la ville sont par ailleurs de nouvelles formes d’occupations, prises dans le premier sens de manifestations de résistance face aux pouvoirs institués. Là encore, l’affirmation de puissances constituantes de lutte contre les politiques de rente, d’expulsion du cœur de la ville, prend des formes différentes selon les métropoles, comme les manifestations publiques et ontologiques à Buenos Aires (G. Silva) ou à Sao Paulo. Dans le même temps, à Paris, les bobos du centre de la métropole parisienne participent activement aux nouvelles gouvernances instituées par les pouvoirs locaux, alors que les gens des banlieues exclus de ces processus participatifs très codés investissent directement et bruyamment le quartier des Halles.
Ce déplacement des lieux de conflits et de luttes – de l’usine à la ville productive –, qui met en avant de nouveaux sujets et génère de nouvelles armes, politiques et esthétiques à la fois, débouche sur d’autres pratiques démocratiques directes. Les États y perdent de leur légitimité à agir, mais les pouvoirs locaux sont tout autant interpellés dans leur conception similaire de l’espace public habité par de simples «usagers» uniformes, moyens et fonctionnels. Les pratiques d’appropriation de la ville remettent radicalement en cause cette conception de l’espace public comme espace totalement désubjectivé, lieu de l’intérêt général censé n’appartenir à personne, pour le redéfinir comme un territoire commun de ses citoyens.
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