« Je rêve d’espaces plus inclusifs. »
Kavitha Koshy
Je n’ai jamais consulté de voyant·e ou de médium ; je n’ai jamais demandé à une diseuse de bonne aventure de me dévoiler ce qu’elle voyait dans sa boule de cristal. Personne ne m’a cherché de présages dans des feuilles de thé ou dans les étoiles, et personne ne m’a jamais lu les lignes de la main. Pourtant, les gens prédisent mon avenir depuis des années. Nul besoin de ces mots que l’on trouve dans les biscuits de fortune, nul besoin de cartes de tarot : mon fauteuil roulant, les cicatrices sur ma peau brûlée et mes mains noueuses disent apparemment aux gens tout ce qu’ils/elles ont besoin de savoir. Mon avenir est écrit à même mon corps.
En 1995, six mois après l’incendie, mon médecin m’a dit que mon désir de faire des études supérieures était prématuré, pour ne pas dire insensé. D’après lui, je devais passer les trois ou quatre prochaines années chez moi, soignée par mes parents, et seulement après cela, il serait approprié de penser à reprendre l’école. Son ton était clair, il pensait que les études supérieures resteraient hors de ma portée ; cela ne faisait tout simplement pas partie de mon avenir. Ce à quoi mon avenir ressemblait, à en croire psychologues et thérapeutes, c’était à une très longue thérapie psy. Mes ami·es allaient probablement m’abandonner, tandis que l’alcoolisme et l’addiction aux drogues me guettaient, et je devais me préparer à un avenir de douleur et de solitude dû à mon handicap. Mes camarades de rééducation, la plupart d’entre eux/elles étaient des personnes plus âgées se remettant d’attaques ou de hanches cassées, voyaient le même horizon morne que celui qui apparaissait devant moi. Une personne m’arrêta dans le couloir pour me conseiller de me suicider, m’expliquant que la vie en fauteuil roulant n’était pas une vie qui méritait d’être vécue (son fils, précisa-t-elle avec désinvolture, lui avait demandé de « le laisser partir » si éventuellement il n’était pas capable de remarcher).
Mes perspectives d’avenir n’augmentèrent pas beaucoup après avoir quitté le centre de rééducation, du moins à en croire les inconnu·es que je rencontrais, et que je continue de rencontrer sur ma route. Une réaction commune de ces personnes, qui pensent savoir mieux que moi ce dont j’ai besoin, est de s’interroger sur ma capacité au discernement quand je refuse l’aide qu’ils/elles me proposent. Ils/elles sont apparemment doté·es d’une capacité de voir dans mon futur immédiat, un pouvoir de prédire mon incapacité à réaliser certaines tâches, ainsi que les accidents et les blessures supplémentaires qui en résulteraient. Ou, grâce à un pouvoir visionnaire, ils/elles imaginent pour moi un avenir à la fois morose et pathétique : puisqu’ils/elles me prédisent des chutes dramatiques de mon fauteuil roulant, leur vision suppose que mon avenir est fait de souffrance implacable, de solitude, et d’amertume ; une représentation qui leur donne le droit de me bénir, d’avoir pitié de moi, ou de refuser de me voir comme une égale. Bien que je mène une vie engagée et satisfaisante, ils/elles peuvent clairement voir l’avenir sinistre qui m’attend : sans espoir de guérison en vue, mon avenir ne peut être autrement que morne. Même la tour d’ivoire qu’est l’université ne m’a pas protégée de ces projections mornes sur mon futur : une fois, lors de mes études supérieures, alors que j’avais proposé un article sur une approche culturelle du handicap, ma professeure le rejeta jugeant le sujet inapproprié parce qu’insuffisamment académique. Tandis que je me préparais à quitter son bureau, elle me tapota sur la main et m’encouragea à « guérir » vite, suggérant que mon désir d’étudier le handicap ne résultait pas d’une curiosité intellectuelle mais d’un besoin thérapeutique déplacé et d’une envie de guérir. Elle pensait qu’au lieu de passer mon temps à chercher à faire des recherches sur le handicap, je devrais plutôt m’efforcer de le dépasser.
Cet avenir morne imaginé, ces suggestions qu’une meilleure vie nécessiterait de recourir à l’absence de handicap, je les ai dépassés. Mes ami·es, ma famille et mes collègues ont constamment fait apparaître d’autres futurs pour moi, refusant d’accepter les suggestions validistes selon lesquelles le handicap est un destin pire que la mort ou que le handicap empêche de vivre pleinement. Ceux/celles qui ont été les plus convaincant·es pour imaginer mon futur comme regorgeant d’opportunités, ce sont les autres personnes handicapées qui avaient elles-mêmes résisté aux interprétations négatives de leur futur. Elles me racontaient des histoires de vie pleinement vécues, et mon avenir, selon elles, n’impliquait pas la solitude et le pathos mais la possibilité de faire partie d’une communauté. Je pourrais écrire des livres, enseigner, voyager, aimer et être aimée ; je pourrais élever des enfants, faire partie de communautés et les organiser, ou faire de l’art ; je pourrais m’engager dans les luttes militantes pour défendre les droits des personnes handicapées ou m’engager dans d’autres mouvements pour la justice sociale.
Au premier coup d’œil, ces futurs imaginés n’ont rien en commun avec ceux évoqués précédemment et entrent même en contradiction avec eux ; les premiers imaginent le handicap comme un malheur pitoyable, une tragédie qui empêche en effet certain·es de vivre leur vie, tandis que les seconds refusent une telle inévitabilité, définissent le validisme, et non le handicap, comme l’obstacle à une bonne vie. Ce que partagent ces deux représentations du futur, cependant, c’est un lien fort au présent. La façon dont on comprend le handicap dans le présent détermine comment on imagine le handicap dans le futur ; certaines suppositions sur ce qu’est l’expérience du handicap créent certaines conceptions d’un futur meilleur.
Si le handicap est conceptualisé comme une terrible tragédie sans fin, chaque futur qui inclut le handicap ne peut être qu’un futur à éviter. En d’autres termes, un meilleur futur est un futur qui exclut le handicap et les corps handicapés ; en effet, c’est la totale absence de handicap qui symbolise ce futur meilleur. La présence du handicap signale donc quelque chose d’autre : un futur qui porte trop les traces des maladies du présent pour être désirable. Dans cette grille de lecture, un futur incluant le handicap est un futur dont personne ne veut, et la figure de la personne handicapée, surtout celle des fœtus ou des enfants handicapés, devient le symbole de ce futur indésirable. […]
C’est ce supposé accord, cette croyance que nous désirons toustes les mêmes futurs, que j’étudie dans Feminist, Queer, Crip [dont cet article reprend des parties de l’introduction]. Je me suis particulièrement attachée à découvrir les façons dont le corps handicapé est utilisé dans ces visions du futur, où il est mobilisé à la fois comme une métaphore et comme une « présence ou une absence bien matérielle1 ». J’explique que le handicap est rejeté de deux façons dans ces futurs. Premièrement, la valeur d’un futur incluant les personnes handicapées n’est pas reconnue, tandis que la valeur d’un futur libre de tout handicap est considérée comme allant de soi. Deuxièmement, la nature politique du handicap, à savoir sa position comme catégorie contestable et sujette à débat, n’est pas reconnue. Ce manque de reconnaissance de la nature politique du handicap rend possible l’exclusion des personnes handicapées du futur, et particulièrement d’une amélioration du futur ; voir le handicap comme un fait monolithique du corps, comme se tenant au-delà du régime politique, et par conséquent au-delà du débat et du désaccord, rend impossible le fait d’imaginer le handicap et les futurs comportant des handicaps différemment. En mettant à l’épreuve la rhétorique de la naturalité et de l’inévitabilité qui sous-tend ces discours, je défends l’idée que les décisions sur le futur du handicap et des personnes handicapées sont des décisions politiques et devraient être reconnues et traitées comme telles. Plutôt que de supposer qu’un « bon » futur dépendrait naturellement et objectivement de l’éradication du handicap, nous devrions reconnaître cette perspective comme teintée par l’histoire du validisme et de l’oppression des personnes handicapées. En mettant donc au jour ces deux échecs de reconnaissance, et le fait de renier le handicap comme appartenant à « nos » futurs, j’imagine les futurs autrement, argumentant pour des politiques crip de l’accès et de l’engagement basées sur le travail de militant·es et théoricien·nes handicapé·es.
Ce qu’offre Feminist, Queer, Crip, ce sont des politiques crip du futur, une insistance à penser différemment ces futurs imaginés, tirés de ces présents vécus. À travers ce livre, je maintiens l’idée du politique comme grille de lecture pour penser la manière dont nous pouvons arriver à un « ailleurs », pour imaginer d’autres façons d’êtres qui peuvent être plus justes et plus soutenantes. En imaginant des futurs plus accessibles, j’affirme mon désir pour cet ailleurs, et peut-être aussi pour cette « autre » temporalité, dans laquelle le handicap est compris autrement : comme politique, comme valable, comme intégral.
Avant d’aller plus loin, il me faut toutefois reconnaître que je marche ici sur des œufs. « Un futur avec un handicap est un futur que personne ne veut » : tandis que je trouve absolument essentiel de démanteler la prétendue évidence de cette revendication, je ne peux pas dénier qu’il y a du vrai en elle. Et cela n’est pas seulement vrai abstraitement, c’est aussi vrai pour moi de manière personnelle et incarnée : c’est un sentiment que j’ai moi-même partagé. Pour autant de joies que j’ai trouvées dans les communautés de personnes handicapées, et pour autant que j’évalue positivement mon expérience en tant que personne handicapée, je ne suis pas intéressée à devenir plus handicapée que je ne le suis déjà. Je réalise que cette position est elle-même marquée par un manque d’imagination validiste, mais je ne peux pas nier qu’il m’arrive de la partager. Je ne suis opposée ni aux soins prénataux, ni aux initiatives de santé publique ayant pour but la prévention des maladies et des handicaps ; des futurs dans lesquels la majorité de la population n’a toujours pas accès aux besoins premiers ne sont pas des futurs que je souhaite2. Mais il y a une différence entre, d’un côté, refuser d’apporter des soins de santé fondamentaux, fermer les yeux sur des conditions de travail difficiles, ou ignorer des préoccupations de santé publique (causant ainsi des maladies et des handicaps) et, de l’autre, reconnaître la maladie et le handicap comme une part de ce qui fait de nous des personnes humaines3. La cartographie de cette différence est définitivement au-delà de la portée de ce livre − et il n’est probablement ni possible, ni souhaitable de l’achever −, mais il me semble qu’en faire l’ébauche est exactement le travail dont nous avons besoin.
Définir le handicap : le modèle politique/relationnel
Le sens du handicap, comme le sens de la maladie, est présumé évident ; nous savons toustes le reconnaître quand nous le voyons. Mais les sens de la maladie et du handicap ne sont pas si figés ou monolithiques ; de multiples compréhensions du handicap existent. Comme d’autres universitaires étudiant le handicap, je suis critique du modèle médical du handicap, mais je suis également circonspecte face au rejet total de l’intervention thérapeutique. Dans les pages qui suivent, je propose un modèle politique/relationnel hybride du handicap, un modèle qui se construit sur les grilles de lectures du modèle social et minoritaire mais qui s’efforce de lire ces grilles au travers des critiques féministe et queer de l’identité. Ma préoccupation est d’imaginer différemment les futurs comportant des handicaps, et cette préoccupation donne son cadre à ma vue d’ensemble de chaque modèle : réfléchir aux différents futurs imaginés ou implicites dans chaque définition donne un biais utile pour examiner les suppositions et les implications de ces grilles de lecture.
Malgré l’essor des études sur le handicap aux États-Unis, et en dépit de décennies de militantisme pour les droits des personnes handicapées, le handicap continue d’y être vu d’abord comme un problème personnel affligeant la personne de façon individuelle, un problème mieux résolu quand cette personne fait preuve de force de caractère et d’une volonté de guérir. Ce modèle individuel du handicap est incarné par ces exercices où on simule le handicap, et qui sont une des activités favorites des campus universitaires (y compris, les années passées, dans ma propre université), comme les journées « handivalides » (disability awareness days). Au cours de ces journées, il est demandé aux étudiant·es de passer quelques heures dans un fauteuil roulant ou de se bander les yeux pour qu’ils/elles puissent « comprendre » ce que veut dire être aveugle ou d’avoir une mobilité réduite […]. Non seulement ce genre d’exercices se focalisent sur les défaillances et les difficultés présumées des corps handicapés (une incapacité à voir, une incapacité à marcher), ils présentent aussi le handicap comme s’il s’agissait d’un fait strictement corporel aisément accessible à la connaissance. Les dimensions temporelles ou contextuelles sont éludées, comme, par exemple, la manière dont les déficiences évoluent au cours du temps, ou encore la manière dont l’expérience du handicap est particulièrement affectée par la culture et l’environnement. Qu’est-ce que se bander les yeux pour « faire l’expérience de la cécité » peut nous apprendre du validisme, sinon nous suggérer que la seule chose qu’il y a à apprendre au sujet de la cécité, c’est qu’elle ressemble à ce que l’on ressent lorsque l’on se déplace dans le noir ? En d’autres termes, la compréhension de la cécité est ici intégralement résumée à l’expérience de se bander les yeux ; il n’y a simplement rien d’autre à discuter. Bien que ce genre d’exercices aient l’intention de réduire les peurs et les mauvaises représentations concernant les personnes handicapées, les voix et les expériences des personnes handicapées en sont absentes. Sont également absentes les discussions au sujet des droits des personnes handicapées et de la justice sociale ; le handicap est dépolitisé, présenté davantage du côté de la nature que de la culture. Comme le note Tobin Siebers, ces exercices portent sur les « imaginaires personnels » plutôt que les « imaginaires culturels », et encore s’agit-il d’imaginaires bien limités4.
Ce modèle individuel du handicap est très étroitement lié avec ce qui est communément désigné comme le modèle médical du handicap ; ces deux modèles formant la grille de lecture qui domine la façon de percevoir le handicap et les personnes handicapées. Le modèle médical du handicap analyse les corps et les esprits atypiques comme déviants, pathologiques, défectueux ; corps et esprits qui peuvent être mieux compris et analysés en termes médicaux. Dans cette grille de lecture, l’approche appropriée du handicap est de « “traiter” la condition et la personne vivant avec cette condition, plutôt que de “traiter” les processus sociaux et les politiques qui limitent les vies des personnes handicapées5. » Bien que cette façon de construire le handicap soit désignée comme un modèle « médical », il est important de noter que ses utilisations ne sont pas limitées aux médecins et autres pourvoyeurs de services médico-sociaux ; ce qui caractérise le modèle médical n’est pas la position de la personne (ou de l’institution) qui l’utilisent, mais plutôt un certain positionnement du handicap comme problème exclusivement médical, et particulièrement la conception d’une telle position comme étant à la fois un fait objectif de sens commun6.
[…] Dans la perspective alternative que j’appelle « modèle politique/relationnel », le handicap ne réside plus dans les esprits ou les corps des individus mais dans la construction des environnements et des réseaux sociaux qui excluent ou stigmatisent des formes particulières de corps, d’esprits, et de façons d’êtres. Par exemple, sur le modèle médical/individuel, les utilisateurices de fauteuils roulants souffrent d’incapacités qui réduisent leur mobilité. Ces incapacités sont adressées à la sphère médicale qui fait des interventions et des traitements ; quand cela échoue, les individus doivent prendre le meilleur parti de cette mauvaise situation, compter sur leurs ami-es et les membres de leur famille pour arranger les lieux qui leurs sont inaccessibles. Dans un modèle politique/relationnel du handicap, le problème du handicap est localisé dans l’inaccessibilité des bâtiments, les attitudes discriminantes, et les systèmes idéologiques qui attribuent la normalité et la déviance à des corps et des esprits particuliers. Le problème du handicap est résolu non à travers des interventions médicales ou une normalisation chirurgicale mais par un changement social et une transformation politique.
Cela ne veut pas dire que les interventions médicales n’ont pas de place dans mon modèle politique/relationnel. Dans ma proposition, le modèle politique/relationnel ne s’oppose, ni ne valorise les interventions médicales ; au lieu de prendre simplement de telles interventions pour acquises, il reconnaît que les représentations médicales, les diagnostics, et les traitements qui transforment les corps sont imprégnés d’idéologie partisane sur ce que constitue la normalité et la déviance. Ainsi, il reconnaît qu’il est possible de simultanément désirer être guéri·e d’une maladie chronique et de s’identifier comme allié·e des personnes handicapées7. Je veux créer un espace où il est possible pour chacun·e de reconnaître les changements de forme ou de fonction qui lui arrivent − voire d’en faire le deuil −, sans pour autant exclure la reconnaissance du fait que ces changements ne peuvent être séparés du contexte dans lesquels ils se produisent. […]
Identifier le handicap : corps, identités, politiques
[…] La grille de lecture politique/relationnelle reconnaît qu’il existe une difficulté à déterminer qui est inclus·e ou pas dans le terme « handicapé·e », refusant tous principes se référant implicitement à un groupe de personnes en particulier ayant, par essence, certaines qualités similaires. Au contraire, le modèle politique/relationnel du handicap voit le handicap comme un lieu de questionnements plutôt que de définitions fermes. Peut-il englober toutes les sortes d’incapacités cognitives, psychiatriques, sensorielles, et physiques ? Est-ce que les personnes ayant des maladies chroniques se situent en dessous de la catégorie de handicapé-e ? Est-ce que quelqu’un·e qui a eu un cancer des années auparavant mais qui est maintenant en rémission est handicapé·e ? Qu’en est-il des gens ayant certaines formes de scléroses multiples qui vivent temporairement, à chaque récurrence de la maladie, différentes sortes d’incapacités, allant de la perte de la vision à des difficultés de mobilité, mais qui n’ont pas de limitations fonctionnelles lorsque les scléroses sont en période de rémission ? Qu’en est-il des gens ayant d’importantes séquelles de naissance ou d’autres différences visibles qui n’ont pas d’impact sur la capacité physique, mais qui provoquent souvent des traitements discriminatoires ?
[…] Un des arguments que j’utilise dans ce livre est qu’une partie du travail pour imaginer ce genre d’élargissement du mouvement des personnes handicapées nécessite de s’engager simultanément dans une lecture critique de ces identités, de ces espaces et de ces corps. Nous devons suivre les chemins par lesquels nous avons été forgé·es comme groupe, mais aussi les chemins par lesquels cette formation en tant que groupe a été jugée incomplète, a été contestée, a été refusée. Nous avons besoin de reconnaître que ces formations ont déjà toujours été influencées par des histoires de race, de genre, de sexualité, de classe et de nationalité. En échouant à prendre soin de ces relations, les études sur le handicap se sont assurées de rester, comme le dit Chris Bell, « des études blanches sur le handicap8 ». En d’autres termes, nous devons penser avec les apports et les effacements amenés par les mots « handicapé·e » et « handicap », et prendre en compte les façons dont de tels mots ont été utilisés et à quels effets.
Ce faisant, il se pourrait que nous ayons à imaginer un « nous » qui inclue les individus qui s’identifient comme, ou qui s’identifient avec les personnes handicapées mais qui « n’ont » pas eux-mêmes un handicap. Les universitaires travaillant sur les maladies chroniques ont commencé ce travail, argumentant de la nécessité d’inclure dans les communautés de personnes handicapées celles et ceux à qui il manque un diagnostic « approprié » de leurs symptômes (à comprendre comme « accepté médicalement », approuvé par les docteurs et les assureurs). Agir ainsi ne permet pas seulement de fournir à ces personnes le soutien social dont elles ont besoin (de l’accès aux services sociaux, à la
reconnaissance par les ami·es et la famille), cela permet aussi de présenter le handicap moins comme une catégorie diagnostique et davantage comme une affinité collective ; s’éloigner du modèle médical/individuel du handicap signifie que l’identification au handicap ne peut pas seulement être liée à un diagnostic.
Une situation moins familière, et potentiellement plus compliquée, est celle des personnes qui n’ont, non seulement, pas de diagnostic mais aussi pas de « symptôme » d’incapacité et qui cependant s’identifient aux personnes handicapées. Comment comprendre la formation de ces groupes de personnes qui peuvent, comme le disent Carrie Sandahl et Robert McRuer, « revendiquer être crip tout en n’étant pas handicapé·es9 » ? Les Enfants Entendant de Parent·es Sourd·es (EEPS, ou CODA, Children of Deaf Adults) seraient un exemple frappant de ce genre d’identification ; ces enfants se considèrent elleux-mêmes comme faisant partie de la communauté sourde, certain·es revendiquent même l’identité sourde, mais ils/elles ne sont pas elleux-mêmes sourd·es ou malentendant·es10. Mais est-ce que la revendication crip requiert ce genre de liens du sang ou d’attachement ? Qu’est-ce que cela peut signifier pour des partenaires amoureux/ses ou des ami·es de se revendiquer crip, ou de se comprendre elleux-mêmes comme « handicapé·es culturel·les » ? Qu’est-ce que cela signifie quand des théoricien·nes et les militant·es engagé·es à repenser le handicap ainsi que la validité physique et psychique font des revendications similaires ? La revendication crip peut-elle être une méthode pour imaginer des futurs multiples, positionnant le « crip » comme un espace désiré et désirable pour certaines personnes au regard de leur propre corporéité ou de leurs propres processus mentaux/psychologiques ? Comme le note McRuer, ces pratiques font courir le risque de l’appropriation, mais elles offrent aussi un refus vital de binarités simplistes comme handicapé·e/non-handicapé·e, et malade/en bonne santé11. Se revendiquer crip peut être une façon de reconnaître que nous avons toustes des corps et des esprits avec des capacités changeantes, qui luttent avec les sens politiques et historiques de tels changements. Ainsi, pour revenir à la notion d’un « nous » comme étant davantage une promesse qu’un fait : penser avec ce que les revendications crip de personnes non-handicapées pourraient impliquer exigera de s’interroger sur qui au juste peut se permettre ou s’imaginer faire de telles revendications (et sur quels fondements).
Porter attention à ce genre de questions − les histoires et les effets des revendications de handicap, les variations dans la possibilité et la viabilité de l’identification handie − permet de distinguer ce genre de « revendications crip des non-handicapé·es » des déclarations bien intentionnées, mais profondément validistes, qui disent que « nous sommes tous handicapés ». De telles déclarations obscurcissent les spécificités auxquelles je fais appel ici, mélangeant toutes les expériences de limitations physiques, mentales, ou sensorielles sans regarder les inégalités structurelles ou les systèmes d’exclusion et de discrimination. C’est pour cette raison que Linton met en garde contre « les effacements de la frontière entre personnes handicapées et non-handicapées », expliquant que « nommer la catégorie » de « personnes handicapé·es » reste nécessaire parce que cela permet effectivement de « porter attention à » la discrimination basée sur le handicap12. Mais je suggère qu’explorer les possibilités des revendications des non-handicapé·es, aussi bien que de faire attention aux promesses et aux dangers de la flexibilité de la catégorie, peut précisément faciliter ce genre d’attention critique.
Se revendiquer crip de façon critique c’est reconnaître les responsabilités éthiques, systémiques, et politiques qui sont derrière ces revendications ; déconstruire la binarité entre handicapé·e et valide physique/psychique requiert davantage (et non moins) d’attention à la façon dont les corps/esprits différents sont traités d’une autre façon.
Prêter attention aux défis épistémologiques portés par les revendications de handicap introduit déjà une autre série de questions au sujet des revendications crip. Penser avec ce « nous » collectif, de cette création des communautés crip, signifie également rendre compte de celles et ceux qui, « ayant » des maladies ou des incapacités, pourraient être reconnu·es par les autres comme faisant partie de ce « nous handicapé·es » mais qui ne se reconnaissent pas eux/elles-mêmes comme tel·les. Ce groupe désignerait le groupe le plus large de personnes handicapées : il inclurait les personnes avec des déficiences auditives et celles dotées d’une faible vision, ou « de genoux déglingués », celles qui ont de l’asthme, ou du diabète et qui, pour toutes sortes de raisons, ne se revendiquent ni d’une identité crip ni comme handicapées. Même si beaucoup de personnes vivant avec des déficiences tombent dans ce camp, elles constituent pour moi le groupe le plus difficile à analyser dans ce livre ; et même, je dirais qu’il s’agit du groupe le plus difficile à penser, aussi bien pour les études sur le handicap que pour le militantisme en faveur des droits des personnes handicapées. Étant donné ma (notre) focalisation sur les droits et la justice pour les personnes handicapées, sur le militantisme queercrip radical, sur la vision du handicap comme désirable, comment puis-je (comment pouvons-nous) échanger avec celles et ceux qui ne veulent pas faire partie de telles communautés ?
Une réponse à ces questions pourrait être de considérer que cela importe peu que de telles personnes se revendiquent crip ou pas : repenser nos visions culturelles du handicap, imaginer nos futurs dévalidés, sera bénéfique à toustes, quelles que soient nos identités. Comme le note Ladelle McWhorter, « les pratiques et les institutions qui séparent, par exemple, le “valide”, le “sain”, le “complet” d’un côté, du “déficient”, du “malade mental”, et du “défecteux” de l’autre, créent les conditions dans lesquelles nous vivons toustes ; elles structurent la situation dans laquelle chacun·e d’entre nous se définit et créé sa propre façon de vivre13 ». Écrivant et enseignant avec les études sur le handicap,
imaginant la grande diversité de corps et d’esprits de mes lecteur·ices et de mes étudiant·es, je trouve de l’espoir dans les prédictions de McWhorter, et dans son articulation d’un futur meilleur. De même que le militantisme féministe bénéficie à quantité de personnes qui ne veulent pas rien avoir à faire avec le féminisme, de même les études et le militantisme liés au handicap sont idéalement bénéfiques à des quantité de personnes qui ne s’y intéressent pas ou n’y sont pas investi·es […]. En même temps, je suis certaine qu’il ne s’agit pas là de la seule réponse possible, ni en tous cas d’une réponse complète. Alors que je m’embarque dans ce voyage vers des futurs accessibles, je veux mettre en lumière la question de l’affiliation crip, ce qu’elle veut dire, ce qu’elle entraîne, ce qu’elle exclut.
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Charlotte Puiseux
1Monica J. Casper et Lisa Jean Moore, Missing Bodies: The Politics of Visibility (New York, NYU Press, 2009), p. 4.
2[…] Nirmala Erevelles défend l’idée qu’une réponse critique venant des études handies à la question de la désirabilité du handicap pourrait consister, non à renier cette désirabilité quand elle apparaît, mais plutôt à explorer les conditions sociales et matérielles sous lesquelles un tel désir est possible. cf. Nirmala Erevelles, Disability and Difference in Global Contexts: Enabling A Transformative Body Politic (New York, Palgrave Macmillan, 2011), p. 29.
3Pour une présentation du handicap comme biodiversité humaine, cf. Rosemarie Garland-Thomson, « Welcoming the Unbidden: The Case for preserving Human Biodiversity », in What Democracy Looks Like: A New Critical Realism for a Post-Seattle World, ed. Amy Schrager Lang and Cecelia Tichi (New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 2006). cf. également Kenny Fries, The History of My Shoes and the Evolution of Darwin’s Theory (New York, Carroll & Graf, 2007).
4Tobin Siebers, Disability Theory (Ann Arbor, University of Michigan Press, 2008), p. 29. Pour une autre critique des exercices de simulation du handicap, cf. Art Blaser, « Awareness Days: some Alternatives to simulation exercises », Ragged Edge Online, September/October 2003, www.ragged-edgemagazine.com/0903/0903ft1.html
5Simi Linton, Claiming Disability: Knowledge and Identity (New York, NYU Press, 1998), 11.
6Et il est à noter que toustes les professionnelles du milieu médical n’emploient pas nécessairement le modèle individuel/médical du handicap : iels sont souvent des allié·es et des militant·es, et il y a assurément des professionnel·les du milieu médical qui ont des handicaps. Comme le remarque Leslie J. Reagan, « la critique handie du modèle médical… est sans doute la mieux comprise quand elle est pensée comme une critique de la société en son entier, et non de la profession médicale seule, critique adressée à la priorité donnée à la médecine et aux solutions médicales et au délaissement des enjeux de reconstruction sociale. » Leslie J. Reagan, Dangerous Pregnancies: Mothers, Disabilities, and Abortion in Modern America (Berkeley, University of California Press, 2010), p. 65.
7Pour un exemple célèbre de ce phénomène, cf. Susan Wendell, The Rejected Body: Feminist Philosophical Reflections on Disability (New York, Routledge, 1996).
8Chris Bell, « Introducing White Disability Studies: A Modest Proposal », in The Disability Studies Reader, 2nd ed. (New York, Routledge, 2006): 275−82. Nirmala Erevelles and Andrea Minear offrent une lecture productive des théories intersectionnelles aux prises des études handies ; elles œuvrent dans les deux directions, interrogeant la blanchité des études handies et l’inattention au handicap dans les études critiques de la race, Nirmala Erevelles and Andrea Minear, « Unspeakable Offenses: Untangling Race and Disability in Discourses of Intersectionality », Journal of Literary and Cultural Disability Studies, vol. 4, no. 2 (2010): 127-45. […]
9Carrie Sandahl, « Queering the Crip or Cripping the Queer: Intersections of Queer and Crip Identities in Solo Autobiographical Performance,” GLQ 9, nos. 1-2 (2003) : 27 ; Robert McRuer, crip Theory: Cultural Signs of Queerness and Disability (New York, New York University Press, 2006), 36.
10Robert Hoffmeister, « Border Crossings by Hearing Children of Deaf Parents: The Lost History of Codas, » in Open Your Eyes: Deaf Studies Talking, ed. H. Dirksen L. Bauman (Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008), 189-215 ; cf. également Lennard J. Davis, My Sense of Silence: Memoirs of a Childhood with Deafness (Champaign, university of illinois press, 2000) et Brenda Jo Brueggemann, Deaf Subjects: Between Identities and Places (New York, New York University Press, 2009).
11Robert McRuer, crip Theory, op. cit., p. 36-37.
12Simi Linton, Claiming Disability, op. cit.
13Ladelle McWhorter, préface à Foucault and the Government of Disability, ed. Shelley Tremain (Ann Arbor, University of Michigan Press, 2005), p. XV.
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