Sous les auspices de quelle configuration cosmique fus-tu conçue, Do ? Quels mânes y présidèrent et gravèrent dans cet humide potentiel de vie un ordre de mission précis, sous la forme d’un complexe de paroles référentielles, qui serait l’objet de ton existence sur le théâtre des apparences ? Pour le dire dans les termes d’une subtile charte africaine explicitant la complexité intrinsèque du réel1, quel était ton tàgm ? De quelles portes du Ciel, domaine d’où tout provient et où tout retourne, tenait-il ? Rouge ? Noire ? Bigarrée ? Cendrée ? Blanche ? Pailletée ? Au moment d’entamer cet exercice faisant mémoire de ton activité en tant que curatrice de ce côte cabossé de l’Histoire, ces interrogations ontologiques me viennent spontanément à l’esprit et ce sera à leur aune qu’il prendra forme, vois-tu. Il est venu le temps de larguer les barbus Grecs et clôturer deux millénaires et demi d’hégémonie épistémique. Les Faustiens peuvent garder leur ancestrale caverne platonicienne pour eux, si ça leur chante, nous les Tiers naguère exclus, nous pouvons sans mal nous en passer.
Pour ne rien te cacher, dear Do, je n’étais pas du tout parti sur cette piste dans la première version, pas plus d’ailleurs que sur cette forme dans laquelle pour le coup je suis définitivement plus à mon aise que dans une fallacieuse distance objective, en mode adresse intime et surtout jazzy. Mais voilà que la souriante Julie me demandant après réception et lecture un surcroît de contenu, j’avais désormais la latitude d’aller même au-delà du format initial et j’étais en route pour Dakar. Comme disent les Mwaba-Gurma, donner des coups de ciseaux dans un texte pour le remanier en recollant différemment les morceaux, peut laisser une vilaine impression d’insincérité. Il vaut mieux alors le réécrire et certaines idées qu’il contenait changent de sens, imperceptiblement, quelques unes s’effacent et d’autres se font jour.
Amnesialand
Parmi d’autres en Afrique subsaharienne que le gaullisme obsédé de grandeur tenait absolument à conserver dans le giron bleu-blanc-rouge, après la conférence de Yalta scindant le monde en deux blocs antagonistes, le Cameroun endura une dictature au lendemain de la fallacieuse décolonisation. Face caméra et au crépuscule de sa longue vie rendu, Pierre Messmer confesse que la France y octroya l’indépendance à ceux qui n’en voulaient pas2. Moyennant le noyautage intégral de la société, intimidation et délation à tous les étages, un appareil policier sophistiqué y veillait sur 360° à la répression de la contestation, avec une rare efficacité. Sous la houlette avisée du redoutable Jean Fochivé3 instruit de sa mission par Jacques Foccart4 et maître des oubliettes durant tout ce temps où la « terre chérie » battit pavillon Ahmadou Ahidjo5, une lourde chape de terreur annihila jusqu’à la simple idée même de penser. « Ça fait mal à la tête de réfléchir ! » professent à tout vent alors les colporteurs de la soumission et promoteurs zélés de l’autocensure.
Tu savais exactement où tu mettais les pieds, Do, en jetant en tant que chercheure ton dévolu sur le Cameroun. Tu savais exactement ce qu’il s’y était passé entre 1955 et 1972. Tu étais bien placée pour savoir que la France humiliée, après la défaite de Dien Bien Phu, y avait mené pour asseoir un régime à sa solde, cette sale et longue guerre contre le mouvement qui portait la promesse d’émancipation, l’Union des Populations du Cameroun6. Tu savais que ses dirigeants historiques furent éliminés les uns après les autres dans diverses circonstances. Longtemps estampillé « secret défense » et tenu caché pour des raisons faciles à deviner, cet épisode de l’histoire récente du Cameroun sort petit à petit des archives françaises et de l’insu7. Tu ne fus pas longue à comprendre que ton investigation opérait sur un terrain hautement sensible, dans une franchise de la post-colonie percluse d’amnésie tout autant que de mutismes sanglants.
Privés longtemps de la liberté d’expression et résignés à cette existence tronquée, les Camerounaises et les Camerounais doivent bien une fière chandelle au discours historique de la Baule8. Sur fond de vents d’Est et d’ajustement macro-économique sévère, François Mitterrand prescrivit sans détour aux obtus autocrates du pré-carré français de démanteler sine die le cadre légal du monolithisme politique dans leurs pays respectifs, en échange du soutien de Paris auprès des bailleurs de fonds internationaux. Dans ce contexte fortement déceptif au regard de la promesse d’émancipation portée par l’UPC, marqué au coin de la peur bleue que distillait alors dans les corps et les esprits le sigle BMM9, les plasticiens avaient néanmoins ouvert une brèche et frayé une voie à leur créativité, en marge des mots placés sous très haute surveillance.
Compagnonnages festifs
Le Cameroun concerné peut aujourd’hui s’enorgueillir des Pascal Marthine Tayou, Barthélémy Toguo, Samuel Fosso. Talents adoubés par les autorités du district contemporain et mondial de l’art, ces trois-là sont au titre de leurs trajectoires et auras respectives, les références incontournables de la cuvée émergente de plasticiens et plasticiennes résidant/travaillant au voisinage nord de la latitude zéro, dans leur pays natal. Cette floraison vert-rouge-jaune en continu dans le champ esthétique global, remarquable, pourrait alors laisser croire à tel observateur un peu pressé qu’elle procède forcément d’une infrastructure en bonne et due forme fonctionnant au Cameroun, dédiée de longue date à la formation artistique et pourvue de ressources conséquentes, tant humaines que matérielles et financières. Or, rien n’est moins vrai. Et se pose alors d’emblée la question : comment donc cela se peut-il ? Comment le sidéral vide institutionnel peut-il produire quelque chose plutôt que rien et encore pas n’importe quoi, de l’Art ? Telle pourrait s’énoncer l’énigme proprement politique à laquelle tu te colletas, Do, avec ton intelligence acérée. Plus en Altricielle curieuse, ouverte à l’inédit et même à l’incongru, qu’en historienne de l’art chevronnée, bardée de truismes rodés, de propositions lubrifiées et de préjugés estampillés par une bibliothèque, fut-elle la postcoloniale. Cette disposition sans fards à la modestie autant qu’à la simplicité radieuse, a gravé en ceux et celles qui t’ont pratiquée en Shrimpland10, le souvenir d’une complice chaleureuse et tellement à l’écoute de ses semblables-différents, attentive et attentionnée.
Pur produit certes de l’académie pétri de l’histoire de l’art occidental, mais entretenant une distance radicale/inflexible avec la posture hégémonique de l’Oxydant depuis belle lurette déjà, en sensible auteure de Architecture, pouvoir et dissidence au Cameroun11, tu perçois ainsi le riche potentiel d’expression de cette scène camerounaise des arts visuels, se constituant sans dogmes sur le tas, au fil de compagnonnages festifs. La transmission des fondamentaux de la pratique artistique y passe par un truchement alternatif et ce qui aurait pu alors constituer à l’aune des adeptes compassés de la doxa un handicap insurmontable, s’avère dans ce cas être plutôt un formidable atout, une source patente de diversité. Ici, au voisinage nord de la latitude zéro, il n’y a pas d’idoles à renverser pour exister, là où en régime faustien et hédoniste, la dynamique du « triple jeu »12 en est à battre pavillon de transgression au carré. De Yamguen Hervé à Youmbi Hervé, en passant par une Justine Gaga et le performeur Zora Snake, pour ne considérer que ces quatre-là, dans ce paysage désolé post-tabula rasa coloniale, seule compte la puissance expressive de la subjectivité individuelle.
Jusqu’à une époque récente, il n’y avait ainsi pas d’école d’art as such au Cameroun13. Autodidactes, les pionniers de la scène artistique locale ne se privent pas de rappeler qu’à leurs débuts, quand ils se présentaient en tant que peintres, le quidam de base les prenait immanquablement pour celui en bâtiments. La confusion en disait autant sur l’ignorance de leurs vis-à-vis que sur la singularité de leur activité. Elle ne correspond alors à rien d’identifiable dans la routine quotidienne de ceux-ci/celles-ci. Contemplant un expatrié qui peint dans sa cour, à l’ombre d’un arbre, le jeune Koko Komegne14 qui arrive alors tout droit de son village Batoufam dans l’Ouest et déambule dans le Douala de 1956, est frappé par ces formes et ces couleurs sublimant une toile vierge tendue sur un châssis. Il venait de trouver la voie de son séjour sur Terre. Comme une révélation à laquelle l’homme s’est tenu malgré l’adversité. Dans cette saison bardée de peur bleue en « terre chérie », son ardente passion allumera un flambeau et son atelier devient vite le point de convergence obligé de ses jeunes compatriotes qui se sont engagés sur cette voie. Avec ce mentor prolixe doublé en plus de bon vivant, noctambule invétéré dans une ville trépidante, les conversations édifiantes se déroulent régulièrement autour de quelques tournées de bière et du poisson braisé.
Un attracteur étrange
Dans ce vibrant microcosme, une initiative qui mêle audace et générosité va accaparer ta curiosité et pour cause : elle résonne avec ta propre démarche. À deux pas de la mangrove si malmenée de l’estuaire du Wouri et y engloutissant ses cachets de vidéaste reconnu sur la scène mondiale, Goddy Leye a créé Art Bakery. En ce pétrin improbable qui se veut une « oasis de créativité » insérée dans un village où règne le sable, la pratique artistique n’est pas séparable du questionnement politique. Ici, il est question de mémoire, d’histoire et d’identité. Les néophytes du cru y sont accueillies(e)s en résidence, avec à leur disposition une bibliothèque fournie, le gîte complet, certes frugal, mais ça fait partie de l’expérience, plus les compétences du susdit Goddy Leye s’instituant en guide des premiers pas sur ce chemin, pour eux/elles. Des Nordistes par là sont passés aussi, invité(e)s à se frotter aux rudes conditions d’existence des artistes sous ces cieux sudistes. Comment se faisait le recrutement des pensionnaires ?
Il faut et il suffit d’avoir un projet artistique pas forcément articulé, mais présentant tout de même un minimum de cohérence intellectuelle, pour bénéficier de cette opportunité gracieuse. Bienvenue dans une utopie ? Et comment ! Sachant que ses pairs allouent de préférence leurs revenus à des acquisitions de terrain pour assurer leurs arrières, tu en mesures toute la portée révolutionnaire, voire anarchiste. Il ne te fallut pas plus que ces linéaments radicaux pour prendre langue avec le débonnaire natif de Ndu, dans le Nord-Ouest du Cameroun, au bord des plantations de thé, et entamer avec lui une conversation en très haute fréquence que sa mort prématurée en Février 2011 interrompra brutalement. Un accès sévère de paludisme l’avait emporté. Je te revois et t’entends encore me l’annonçant à Karachi où nous séjournions au compte de Sparck avec Khadiatou Diallo, chez le cuivreux et aérien Amin Gulgee. Tu descends livide tel un linceul l’escalier reliant la partie privée du magnifique duplex à la galerie, bouleversée des pieds à la tête. Il est de ces pertes incommensurables qui ne font pas plus de bruit que la chute d’une feuille morte dans la forêt tropicale, alors même qu’elles chamboulent un paysage. Exit un pétrisseur de vocations et onze ans plus tard, Bonendalé n’est plus exactement pareil sans Art Bakery, attracteur étrange15 s’il en fût. Même si le village s’est enrichi du projet Wemah orienté lucratif de Joël Mpah Dooh, une icône de cette tribu vert-rouge-jaune des signes: de lui un tableau illumine ta piaule parisienne à ce jour. Ce que Goddy Leye incarnait de dissidence, de récalcitrance à l’ordre établi sur Terre, manque pour sûr dans ce que ce lieu est devenu.
Lanterne halogène
Immergée dans ce contexte si particulier, la chercheure de l’IMAF, curatrice chevronnée, eut cette intuition lumineuse, entre mangrove et macadam, que le mieux à y faire était de ne surtout rien faire, de ne pas interférer avec des observations passant par un prisme exotique. Rien faire dans ce champ qui soit de nature à altérer l’authenticité de ces expressions qui transpercent la croûte des mutismes évoqués tantôt pour titiller la réalité ambiante. La retenue de Dominique Malaquais n’en prodiguait pas moins à ses vis-à-vis camerounais(e)s, le cas échéant, des conseils éclairants et étayés par son expérience au long cours dans le district mondial de l’art contemporain. Parce qu’une lanterne halogène est bien utile pour dissiper le brouillard sur un chemin tortueux et bordé par des précipices vertigineux. Ainsi de la performance Ring en Décembre 2007, à Bonendalé, réalisée avec Goddy leye, en liaison avec le collectif Kapsiki.
Que faire donc des œuvres de ce dernier récupérées au musée national à Yaoundé, où l’incurie les avait tout bonnement abandonnées depuis plusieurs mois dans une pièce, à la merci des xylophages, des toiles d’araignées et de la poussière ? Les Kapsiki outrés pataugeaient dans un dépit aussi compréhensible que profond. De voir ainsi foulée aux pieds leur bonne volonté de contribuer au soft power du pays. Comment dépasser cette démonstration de mépris cinglante du sérail/régime des Supplétifs ? Avec un geste de quel ordre/magnitude ? Tu es passée par-là, dear Do, en suggérant un autodafé. Geste radical entériné. Jusqu’à ce que du pétrole lampant soit répandu en abondance sur les branchages secs soigneusement entassés pour cette incinération, l’incrédulité prédominait encore largement dans l’assistance cosmopolite : ces toiles extirpées du so called musée national n’iraient quand même pas cramer au feu comme allait disant une rumeur aussi inquiétante que persistante, depuis le matin de ce jour-là. Elles ont pourtant bel et bien fini en cendres fines sur la grève, au bord du Wouri et au terme d’une procession de jeunes filles brandissant chacune haut un tableau à bout de bras, accompagnées par le Boléro de Ravel. Comme quoi, pour donner du cachet à cette crémation inédite, il ne fallait pas moins qu’une œuvre musicale de cette classe.
CODA
De Dakar, j’ai ramené une publication fraîchement livrée : Respirer hors école. Elle compile les cinq sessions tenues à ce jour de la RAW Academie, une initiative de transmission out of the box du centre d’art contemporain RAW Material Company basé à Dakar et créé par Koyo Kouoh, cheftaine de la maffia camerounaise dans le district contemporain de l’art today dans le monde. Le volume te doit ce titre provocateur stipulant en creux que l’école est un lieu de suffocation, donc pénible. Lors de la session Angazi, but I’m sure, tu as livré devant un auditoire conquis et tout ouïe, cet éloge tellement solaire de Sony Labou Tansi et sa poésie sans concession : il a débouché sur le séminaire Cosmocides au printemps 2018 à Paris. Il n’y avait pas plus sur un nuage irisé que moi dans cette pièce bondée, de te voir ce jour-là faire à Dakar la nique à cette maladie sournoise et je me suis pris à espérer, vois tu, Do. Les Fées ne meurent pas. L’en-haut, disent les Mwaba-Gurma, est une totalité continue de lumière.
1 La divination par les huit cordelettes des Mwaba-Gurma (Nord Togo), T. 1, Esquisse de leurs croyances religieuses, L’Harmattan, 1985.
2 « Cameroun, autopsie d’une indépendance », 52’, Gaëlle Le Roy, Valérie Osouf, 2008.
3 Chef de la police politique.
4 Secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches, il fut le Monsieur Afrique du Général.
5 Premier président de la république, il démissionne à la surprise générale le 4 novembre 1982, au bénéfice de Paul Biya, alors premier ministre et toujours chef de l’État, quarante ans plus tard…
6 Mouvement nationaliste dirigé par Um Nyobe, il fut la bête noire des gaullistes.
7 Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971), La Découverte, 2011.
8 20 juin 1990.
9 La Brigade mixte mobile réputée pour les sévices pratiqués dans ses locaux. Il se disait en ce temps-là que sur les murs était badigeonné un avertissement écarlate, ICI DIEU N’EXISTE PAS. Lequel en disait long sur la sinistre vocation du lieu et de cette unité.
10 Allusion grinçante à l’origine portugaise de Cameroun, camaroes qui signifie crevette.
11 Karthala – Presses de l’UCAC, 2002.
12 Nathalie Heinich, Minuit, 1998.
13 L’Institut de Formation Artistique basé à Mbalmayo a ouvert en 1992.
14 Il est d’une certaine manière la figure inaugurale de la scène contemporaine au Cameroun. Voir L’Ivresse du papillon, Lionel Manga, Artistafrica, 2008.
15 Au sens de la théorie du chaos formulée par Ilya Prigogine.
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