Les foulards se sont embrasés, les pavés ont fusé, les gaz lacrymogènes se sont répandus et les poubelles se sont enflammées. La fumée s’est engouffrée dans les rues comme la marée, alors que l’horizon politique s’est obscurci. Les femmes ont coupé leurs cheveux en signe de deuil. Mais, les cérémonies funèbres, loin de se laisser engloutir par le désespoir, se sont transformées en résistance.
Le mouvement, connu sous son slogan d’orgine kurde : « Femme, vie, liberté », a éclaté en septembre 2022 à la suite du meurtre de Jîna (Mahsa) Amini, jeune fille kurde décédée en détention après avoir été arrêtée par la police des mœurs à Téhéran pour avoir porté le hijab de manière jugée inappropriée. Depuis, la tension entre la République islamique et le peuple dissident semble avoir atteint un point de non-retour. Le régime a entamé une vague d’exécutions d’opposants, après avoir violemment réprimé les manifestants dans les rues. Selon l’organisation Iran Human Rights (IHR), basée en Norvège, au moins 354 personnes ont été pendues en Iran au cours du premier semestre 2023. Mais de nombreuses femmes refusent de se soumettre au hijab obligatoire, et le processus de formation et d’organisation des cellules d’opposition sous forme de comités de quartier et de groupes d’étudiants se poursuit. Cette double réalité donne lieu à un paysage politique sans précédent depuis la révolution de 1979.
Le mouvement « Femme, vie, liberté » mêle trois crises : celle de la représentation politique, avec l’exclusion systématique des femmes et des populations minoritaires religieuses ou nationales telles que les Kurdes, les Baloutches, les Arabes et les Baha’is ; celle de la reproduction sociale, car la mise en place des politiques néolibérales se heurte aux sanctions imposées à l’économie iranienne ; celle des relations internationales, en raison de l’aggravation des tensions avec les puissances occidentales et régionales.
Depuis les années 2010, des vagues de protestations ont secoué inlassablement l’Iran. Les conditions économiques ont provoqué au mois de décembre 2017 une flambée de protestations de masse à l’échelle nationale, connue sous le nom de soulèvement Dey-96, À la veille de ce soulèvement, le 27 décembre 2017, une femme du nom de Vida Movahed s’est tenue debout sur un coffret électrique dans la rue Enghelab [révolution] au centre de Téhéran, en tenant un bâton auquel était attaché son foulard blanc. Ce fut le début d’une série de protestations des femmes contre le hijab obligatoire, dont le mouvement « Femmes, vie, liberté » a pris le relais1.
L’esprit de 1979 versus le spectre de 1979
Bien que l’État et le peuple iranien se partagent la révolution de 1979 comme point de référence historico-existentiel, ils se distinguent par leurs utilisations politiques du passé. Il ne s’agit pas simplement d’un antagonisme des mémoires, mais de deux modes différents de décharge du passé dans le présent : l’un vise à reproduire le statu quo, tandis que l’autre cherche à le déconstruire. D’où s’opposent deux conceptions rétrospectivement reconstruites de l’événement de 1979 : celle d’une révolution inachevée ou échouée, qui s’est configurée selon un esprit anti-autoritaire et égalitariste, ainsi qu’une logique polythéiste de l’organisation politique, et celle d’une révolution islamique rigidifiée dans une forme monothéiste et centralisée de pouvoir étatique.
Tandis que le peuple, en tant que sujet de la transformation politique, cherche à ouvrir le présent à l’avenir en reprenant « l’esprit de la révolution », à savoir la dimension constituante de 1979, l’État en principe s’attache à faire revenir « le spectre de la révolution », à savoir la dimension constituée de 1979, dans le but de clore le temps historique et de reproduire un présent fermé sur lui-même2.
Dans le contexte de l’Iran post-révolutionnaire, la répétition du nécessaire s’inscrit dans une logique étatique d’historicité qui, en invoquant le nom de Khomeyni et le qualificatif d’« islamique », confirme et renforce la nécessité historique et l’inévitabilité logique de la transition de la révolution de 1979 à la mise en place de la République islamique. Ce retour au passé permet à la République islamique de se régénérer idéologiquement et de rénover l’appareil étatique en reproduisant la cohésion interne ou son asabiya, pour utiliser le terme d’Ibn Khaldoun3. Le lancement d’une vague d’exécutions, suite à la répression des manifestations du mouvement « Femmes, vie, liberté » et à l’apaisement des rues, s’inscrit dans cette logique de retour aux origines et de renouveau de l’appareil étatique. Il en va de même pour le nouveau projet de loi proposé intitulé « la loi sur la chasteté et le hijab4 ».
L’État chiite instrumentalise cette restauration du spectre du passé pour créer des conditions propices aux thérapies de choc et aux vagues d’accumulation par dépossession. En novembre 2022, alors que les Iraniens subissent le choc de la répression sanglante et violente du mouvement « Femmes, vie, liberté », la République islamique a lancé un programme de privatisation d’une envergure sans précédent. Cela s’est fait par la désignation d’un organe particulier, appelé le « Conseil suprême de la productivisation des biens publics ». Cet organe jouit de l’immunité judiciaire et est habilité à privatiser des biens immobiliers publics sans passer par les formalités légales.
Cependant une autre logique de répétition « par la métamorphose » se manifeste, pour laquelle le retour à 1979 devient un acte de réécriture de l’histoire, réactivant les virtualités du passé, comme cela a été le cas lors du soulèvement post-électoral de 2009, également connu sous le nom de mouvement vert.
En 2009, des centaines de milliers d’Iraniens sont descendus dans les rues après que des fraudes électorales massives leur aient volé leurs votes5. Bien que l’élection ait déjà été cadrée par le Conseil des gardiens de la Constitution et que la compétition présidentielle ait été limitée aux candidats approuvés par le régime, le soulèvement postélectoral ne visait pas simplement l’adhésion aux règles du jeu, mais réclamait une démocratie bien plus égalitaire et diversifiée, et cela, au nom de la révolution de 1979. Plutôt que d’être un mouvement parrainé par l’Occident, le mouvement vert était un théâtre authentique et autonome de la résurgence du refoulé. Il incarnait une action collective visant à réapproprier rétrospectivement l’esprit et le sens du mouvement révolutionnaire des années 1970. La mémoire historique était très active, tant de manière consciente qu’inconsciente, au sein des manifestations, et les références à la révolution étaient fréquentes. On pouvait reconnaître immédiatement une similitude analogique entre les slogans et les lieux de manifestation du mouvement vert et ceux de la révolution de 1979. De plus, il existe également un lien généalogique : le mouvement de 2009-2010 a émergé des contradictions et des fissures que la volonté et l’énergie populaires de la révolution de 1979 avaient inscrites dans le corpus de la Constitution et du système politique.
Être animé par les rêves non actualisés et les promesses inaccomplies de 1979 n’est pas uniquement propre au mouvement vert, mais caractérise, du moins en partie, tous les mouvements de contestations que l’Iran a connus au cours des dernières décennies. Si le soulèvement de 2009-2010 a mobilisé le caractère démocratique et populaire de la révolution de 1979 contre la dimension théocratique de la République islamique, les soulèvements Dey-96 (décembre 2017 – janvier 2018) et Aban-98 (octobre et novembre 2019) peuvent être interprétés comme une résurgence de l’esprit anti-exploitation et anti-oppression de 1979 face à l’orientation néolibérale récente de la République islamique. De même, le mouvement « Femme, vie, liberté » qui se distingue par la diversité centrifuge mais solidaire de ses acteurs en termes de sexe, d’ethnie, de religion, etc., peut être compris comme une réaffirmation ou un réveil de l’esprit de l’universalisme du multiple du mouvement révolutionnaire des années 19706.
Le mouvement « Femme, vie, liberté » représente un retour à la période inaugurale du nouveau régime dans les années 1979-1981, où les femmes, les kurdes et d’autres groupes minoritaires, qui sont aujourd’hui à l’avant-garde des protestations, constituaient le dernier rempart contre la monopolisation du pouvoir par les islamistes et l’élimination de l’hétérogénéité révolutionnaire au profit d’un ethno-nationalisme monothéiste, monolithique et patriarcal. Alors que la répression des femmes et des Kurdes, à la suite de la révolution de 1979, relevait d’un processus d’exclusion constitutif de la République islamique, le mouvement « Femme, vie, liberté » entreprend un processus de déconstruction par les mêmes groupes opprimés des fondements originels du système politique en place.
La révolution de 1979 : refaire ou défaire ?
Aux antipodes de la logique de réappropriation de 1979 se trouve également une logique de rejet et de forclusion. Tant au sein de l’État que de la société civile, on observe une tendance qui se caractérise par la dissociation vis-à-vis de la révolution. Au cours des deux dernières décennies, la faction réformiste du régime et les dissidents royalistes, apparemment opposés, ont manifesté une propension à effacer ou à liquider les rêves et les cauchemars de 1979, cherchant à se débarrasser du poids historico-politique de la révolution.
Les réformistes étaient à l’origine des islamistes révolutionnaires de gauche qui se sont tournés vers la droite dans le contexte idéologique post-soviétique. Sous les présidences de Mohammad Khatami (1997-2005) et de Hassan Rohani (2013-2021), ils ont cherché à normaliser l’espace social et politique national, tout en visant une normalisation des relations internationales, notamment avec l’Occident. Les sympathisants de l’ancien régime monarchique, qui ont été actifs dans les protestations récentes, partagent également cette aspiration à la normalité. Cependant, ils la définissent de manière ironique à partir de l’image de l’Iran à l’époque de la monarchie Pahlavi, où le pays gravitait dans l’orbite de l’Occident et où régnait un désir ambitieux et désespéré de renouer avec la grandeur archaïque de l’Empire perse. Cette volonté de normalisation pose, comme réalité fictive, l’idée d’une nation aryenne appartenant à la race blanche, d’un capitalisme rationnel régi par une libre concurrence absolue, sans aucune intervention étatique, ainsi que d’un État fort ou total qui entretient des liens étroits avec les États-Unis et Israël.
Le rêve d’un Iran « normal » est ici conçu non seulement en opposition à un état d’exception devenu la norme, mais aussi en opposition à une révolution qui pourrait véritablement mettre fin à cet état d’exception. De même, la révolution de 1979 est perçue, dans cet imaginaire post-utopique, comme une perte de conscience historique, une négligence civilisationnelle, et une faute à expier : un péché et une dette (die Schuld) à régler afin de retrouver le chemin du développement.
Nous avons affaire à une contrainte normative qui exerce une influence tant sur la rationalité de l’État que sur la volonté populaire révolutionnaire, en freinant les élans de radicalité dans les dynamiques post-révolutionnaires aussi bien que pré-révolutionnaires.
Cette tendance à défaire la révolution se traduit par des tentatives visant à promouvoir différentes formes de « révolution passive », pour reprendre le terme d’Antonio Gramsci, qui caractérise une « révolution sans révolution7 ». La politique de la révolution passive, dans ce contexte, vise à façonner le peuple en une masse amorphe et homogène, et à le mettre au service non pas du politique, mais de la politique, c’est-à-dire des cuisines gouvernementales et de leurs intérêts8. Elle se caractérise également par une phobie envers la gauche et la politique de classe, une absence de vision décoloniale, et une réticence à reconnaître la pluralité nationale et ethnique du pays, ainsi que sa diversité culturelle et politique.
Bien que les réformistes aient échoué dans leurs efforts pour mener une révolution passive, la logique de la réforme par le haut n’a pas totalement disparu au sein de la classe dirigeante. Cela est illustré par la normalisation des relations diplomatiques de l’Iran avec l’Arabie saoudite en mars 2023, ainsi que par l’annonce officielle de la levée de l’interdiction de la présence des femmes dans les stades pour la saison 2023-2024 de la Ligue iranienne. Ces deux événements se produisent simultanément à un durcissement sécuritaire et une radicalisation idéologique accentués.
La rationalité de la révolution passive constitue un défi interne pour le mouvement de contestation en Iran. Au cours des récents mouvements de protestation, cette tendance à « faire taire le passé », pour emprunter la formule de Michel Rolph Trouillot, s’est exprimée à maintes reprises9. Cela concerne ceux qui prônent un soulèvement nationaliste persan et qui font rimer « femme, vie, liberté » et « homme, patrie, prospérité », ainsi que ceux qui cherchent à provoquer des changements politiques, en faisant du lobbying auprès des gouvernements occidentaux. Certains qui ont forgé et répandu l’expression « les soixante-dix-neuvards » afin de discréditer non seulement les discours islamistes, mais également ceux des communistes, des féministes, des Kurdes, etc., qui, ayant fièrement participé au mouvement révolutionnaire des années 1970, ont été parmi les premières victimes des atrocités de la République islamique.
L’horizon d’émancipation incarné par le mouvement « Femme, vie, liberté » demeure cependant toujours ouvert. Les sujets engagés et créatifs de ce mouvement sont déterminés à aller jusqu’au bout. Cependant, iels sont confronté·es à la fois à l’État islamique, qui représente le spectre d’une révolution figée, et aux forces endogènes et exogènes qui cherchent à imposer une évolution sans révolution. Ainsi, le chemin vers l’avenir pour « Femme, vie, liberté » se situe dans une voie étroite entre la répétition et l’excès. Désormais, la dynamique du mouvement est intrinsèquement liée à une tentative continue de refaire 1979, en réinventant son esprit comme une mémoire des vaincus, comme une virtualité non réalisée, comme ce qui aura été.
1Il convient également de mentionner d’autres protestations qui ont eu lieu lors de cette phase de crise et de contestation : l’insurrection sanglante d’Aban-98 en octobre et novembre 2019 en réaction à l’augmentation soudaine du prix du pétrole, la manifestation en réaction à l’abattage de l’avion du vol 752 d’Ukraine International Airlines par deux missiles du gouvernement iranien en 2020, ainsi que le soulèvement en réponse à la crise de l’accès à l’eau, principalement dans la province du Khuzestan en juillet 2021. De plus, de nombreuses grèves ouvrières se sont produites durant cette période en réaction à la précarisation de l’emploi et aux privatisations.
2Cette divergence entre l’emploi populaire et l’emploi étatique du passé peut s’expliquer en se référant à la fameuse analyse de Marx du coup d’État de 1851. Voir Karl Marx, Les luttes de classes en France 1848-1850 ; Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Intro. et trad. Arrigo Cervetto, Paris, Science marxiste, 2010 [1851-1852], pp. 177-178.
3Le terme asabiya, notion-clé chez Ibn Khaldoun, désigne l’esprit de corps, cf. Ibn Khaldun, Discours sur l’histoire universelle. Al-Muqaddimah, trad. Vincent Monteil. Beyrouth, Sindbad, 1968.
4Ce projet de loi, qui a été présenté au parlement en mai 2023 par le gouvernement d’Ebrahim Raïsi, vise à renforcer les règles du port obligatoire du hijab en imposant des sanctions sévères aux femmes qui les enfreignent. Ces sanctions peuvent inclure des amendes et la privation des droits sociaux. Selon les dispositions de ce projet de loi, le non-respect du code vestimentaire strict de la République islamique est considéré comme de la « nudité ».
5Cf. Multitudes, no 43, hiver 2010, Mineure « Vert Iran ».
6Sur l’universalisme du multiple voir Étienne Balibar, On Universals: Constructing and Deconstructing Community, trad. Joshua David Jordan, New York, Fordham University Press, 2020.
7Voir Antonio Gramsci, Prison Notebooks, vol. 1, trad. Joseph Buttigieg and Antonio Callari, 2011, p. 137.
8Sur la distinction entre le politique et la politique, voir Jacques Rancière, Au bord du politique, Paris, La fabrique, 1998.
9Michel Rolph-Trouillot, Silencing the Past: Power and the Production of History, Boston, Beacon Press, 1995.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Pour Gaza, contre l’antisémitisme, autrement Fragiles propositions vers une gauche d’émancipation internationaliste
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- L’éthique du hardcore