En 1992, le président Konaré du Mali a déclaré que les Africains devaient « tuer » le modèle occidental du musée. Il s’adressait au Conseil international des musées (ICOM), dont il était également président à l’époque. Depuis lors, le seul véritable équivalent à son manifeste incendiaire est le rapport sur la restitution rédigé par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr. Leur véritable apport est d’avoir inversé la charge de la preuve : juridiquement, pour les demandes de rapatriement, il n’appartiendrait plus à la partie africaine de prouver l’origine de la propriété d’un objet, mais aux musées français de justifier la légitimité de leur acquisition. Le 17  novembre 2019 à Dakar, la France a rendu un objet, un sabre appartenant au leader politique et savant islamique sénégalais El Hadj Omar Foutiyou Tall. Le président sénégalais Macky Sall a reçu le sabre des mains du Premier ministre français, Edouard Philippe, en présence des descendants directs d’Omar Tall. Au Nigéria, il est prévu de construire un musée à Benin City, conçu par Sir David Adjaye, qui pourrait un jour abriter des trésors pillés durant l’ère coloniale. Ce projet architectural coïncide avec la proposition de restituer au Bénin vingt-six œuvres d’art anciennes actuellement en possession de l’État français. Ces deux exemples montrent à quel point le rythme des restitutions s’avère lent, de sorte qu’il faudra plusieurs décennies, voire plus, pour rapatrier le demi-million d’objets africains détenus dans les musées européens, sans parler des cinq à six millions d’objets d’Afrique, d’Océanie, des Amériques et d’Asie du Sud-est conservés en Allemagne.

La tentation hygiéniste

La restitution peut être considérée comme une réponse biaisée permettant de contourner les préoccupations post coloniales légitimes exprimées par les universitaires africains pour faire évoluer la politique européenne. En réalité, la discussion porte-t-elle sur l’Afrique ou sur l’Europe ? Le rapport remis au président Macron a immédiatement provoqué une réaction du ministre allemand de la culture, qui a déclaré que l’Allemagne investirait plusieurs millions d’euros pour créer un nouveau centre d’études sur la provenance (Provenienzforschung), permettant ainsi à la communauté ethnologique du pays de ressusciter ses musées ethnographiques en perdition. En France, le Musée du quai Branly-Jacques Chirac semble moins préoccupé par la biographie des objets que par le passage de grandes sculptures rituelles au travers d’un scanner IRM – les pieds devant comme un cadavre humain – afin de révéler des savoirs initiatiques jusque-là réservés exclusivement à l’artiste et au chaman. Réalisé au nom de la conservation, ce jeu néo-physiognomique1 ne revient-il pas, en réalité, à détecter une fois de plus, le « diable » dans les phénomènes inexpliqués de la vie ? Ces analyses, qui révèlent l’existence de voies internes entre les orifices anthropomorphiques de la sculpture, sont réalisées sans consultation ni participation des détenteurs de ce sacro-saint savoir. Elles démontrent de façon obscène comment le pouvoir académique s’articule au principe fondamental de l’inaliénabilité de la propriété muséologique. En Grande-Bretagne, le British Museum soulève remarquablement très peu de discussions, comme si la boîte de Pandore de la restitution devait, à coup sûr, enflammer de virulents antagonismes de classe et de race qui seraient mieux étouffés au sein du domaine public.

Le musée colonial –  désormais hygiéniste  – est obsédé par l’impureté de ses collections, nettoyant et désinfectant son passé contaminé, en particulier les restes sanglants attachés aux souvenirs traumatisants de l’esclavage, du colonialisme et de l’Holocauste. Une telle cryogénie muséologique est dictée par de soi-disant réelles valeurs humaines, alors que les organes humains, stockés et bannis dans plusieurs réserves privées et publiques, ne sont qu’un exemple particulièrement extrême d’accaparement nécro politique. Les collections sont devenues les témoins toxiques de pratiques génocidaires : le rôle du gardien ou du dépositaire revient alors, plus que jamais, à entraver leur accès et à refuser toute réparation ou remédiation contemporaine. Remettre en cause la valeur de légitimité des musées et la manie actuelle de l’archivage n’est pas tâche facile. De même que pour le trafic d’organes, les acquisitions d’arts premiers ou d’art dit « tribal » sur les marchés américains et européens, sont menées par une coterie qui joue avec l’aveuglement d’États partisans et la manipulation des données juridiques par les conservateurs, les universitaires, les maisons de vente aux enchères et les galeries. Comme il n’y a pratiquement plus de cession de collections dans les musées européens d’ethnologie, privés ou publics, l’évaluation de ces objets, et plus encore, leur insertion dans un marché légitime, représente une entreprise complexe. Il n’existe aujourd’hui aucun argument convaincant pour justifier la conservation de tant de centaines de milliers d’objets dupliqués2 dans les musées ethnographiques européens.

Ligne de fuite

Pour éviter que la restitution soit récupérée, il est nécessaire de formuler une réponse imaginative et créative à la façon dont on pense aux collections historiques, et à la manière dont elles pourraient servir les générations futures dans l’Afrique du XXIe  siècle. Pour Raphaël Chikukwa, directeur adjoint de la National Gallery du Zimbabwe, les institutions culturelles sont des organismes vivants qui doivent s’attaquer aux problèmes liés aux migrations, à la xénophobie, au changement climatique, et offrir aux artistes une liberté de pratique. Et c’est peut-être là que se situe le défi commun pour les musées africains et européens. Dans un monde de l’art où le mercantilisme et l’activisme font rage, le moment est venu pour les artistes, ainsi que pour les conservateurs et les travailleurs culturels, de redéfinir ce qui peut réellement être fait entre les murs d’un musée. Azu Nwagbogu, conservateur basé à Lagos et initiateur de la Fondation des artistes africains, souhaite une approche plus sûre d’elle-même pour partager et collaborer à travers le continent, avec moins de projets vaniteux et de foires d’art. Il voit un avenir dans le musée numérique en ligne qui, selon lui, peut mieux s’adresser à la jeunesse africaine, qui constitue plus de 60 % de la population.

Le nombre de musées sur le continent africain va bien au-delà de ceux dont on entend tant parler aujourd’hui, comme le Zeitz MOCAA au Cap, le Musée des civilisations noires à Dakar ou le Palais de Lomé récemment ouvert au Togo. Des années 1860 à la Seconde Guerre mondiale, des musées coloniaux ont été bâtis dans toute l’Afrique pour promouvoir la culture et le commerce européens. Avec une synchronicité perverse, une pléthore de musées ethnographiques était simultanément remplie à ras bord d’un vaste butin provenant des cultures africaines. Dans les années 1960, et avec l’éclosion des mouvements d’indépendance africains, le phénomène des musées a été relancé et hybridé. En 1966, le poète-président sénégalais Léopold Sédar Senghor et le ministre français de la culture André Malraux ont inauguré le désormais mythique Musée Dynamique sur la côte de Dakar, avec une exposition sur l’archéologie africaine suivie d’expositions personnelles de Picasso, Soulages et du peintre sénégalais El Hadji Sy, qui a récemment exposé à la Documenta 14.

Aujourd’hui, grâce aux initiatives des départements universitaires de muséologie critique – tels que l’Université du Cap Occidental au Cap – et des lieux d’enseignement artistique alternatifs, dont le Centre for African Art (CCA) et la Fondation des artistes africains (AAF) à Lagos, ainsi que la Raw Material Company de Dakar, une jeune génération d’entrepreneurs artistiques, actifs et informés, croît chaque jour. Meriem Berreda, directrice et fondatrice du Musée d’Art Contemporain Al Maaden (MACAAL) à Marrakech, a organisé un «bootcamp»3 intensif de quatre jours, en janvier  2020. Avec plus de cent soixante-dix candidatures d’artistes de moins de trente-cinq ans provenant de plus de vingt-huit pays africains, il est évident que les villes africaines, mais aussi les zones rurales, souhaitent développer davantage d’institutions de culture populaire.

Mais qui investit dans ces nouveaux musées ? Les Chinois et les Coréens sont peut-être prêts à transplanter un nouveau bâtiment sur le sol africain, mais que se passe-t-il ensuite ? Et quel est le rapport entre cet essor et le modèle de la Biennale qui, pour de nombreux conservateurs, a jusqu’à présent remplacé avec succès le besoin d’expositions dans les musées ? Les musées du continent africain sont toujours les otages d’un commerce inégal de la culture et des marchandises, inhérent à la politique néolibérale de classe. Avec le Zeitz MOCAA du Cap, par exemple, des entrepreneurs européens de l’immobilier ayant des projets de gentrification à grande échelle, ont transformé le port historique en une fusion parfaite entre le shopping lucratif et la consommation d’art à la mode. Ce n’est que lorsque les questions éthiques fondamentales de la propriété auront été réglées, à commencer par le retour dans les pays et les communautés africaines des centaines de milliers d’œuvres encore détenues dans les anciens musées ethnographiques d’Europe, que l’on commencera à percevoir un véritable changement.

Restitution en mode rapide

Le concept de restitution peut avoir des connotations très variables selon le lieu où l’on se trouve. Au centre du débat se trouvent des innovateurs de différents domaines, allant de l’art à l’ingénierie culturelle, qui opèrent aujourd’hui dans les pays africains. Sur place et engagés dans le développement de nouveaux produits et infrastructures, ils peuvent à la fois aider à décoder les significations visuelles contemporaines et offrir une expertise conceptuelle complémentaire aux connaissances des spécialistes et des chercheurs en muséologie, en art africain, en études religieuses ou en ethnologie. Toutefois, plutôt que de se concentrer exclusivement sur les objets d’art iconiques, la « restitution en mode rapide » pourrait offrir une alternative au « syndrome des bronzes du Bénin »4 qui imprègne la rhétorique des retours.

La « restitution en mode rapide » cherche à imaginer comment des modèles antérieurs, que l’on peut qualifier de précoloniaux pour leur originalité d’invention et d’utilisation, pourraient être réadaptés au XXIe  siècle. Il s’agit de mettre l’accent sur des modes de vie écologiques facilitant des modèles de survie, et sur des objets qui ont des vertus et des potentiels d’avenir. La vertu est un mot inhabituel ici, mais, dans son étymologie antérieure, il signifiait la capacité d’initiative, l’humanité et la justice. Il évoque à la fois la puissance physique et la sensibilité morale. Ainsi, les objets de vertu du XXIe  siècle pourraient quitter les zones confortables du capital générant les marchés mondiaux et le consumérisme. Leur réinvention pourrait contribuer à « protéger, restaurer et financer » (selon les termes des « Vendredis du futur »5) de nouvelles œuvres d’art et de nouveaux objets à finalité sociale et spirituelle. On peut se demander alors ce que Vanessa Nakete6, Greta Thunberg et d’autres jeunes écologistes et militants pour le climat pourraient choisir de mettre en lumière lorsqu’ils examinent des collections d’objets historiques produits en Afrique pendant la période précoloniale ? Quels exemples pour l’avenir choisiraient-elles dans les réserves du musée ? Leur choix répèterait-il le goût pour les masques, les objets rituels et les œuvres d’art royal si chers aux missionnaires et aux collectionneurs, ou pourraient-elle identifier d’autres modèles dont la valeur répondrait aux préoccupations de la jeunesse d’aujourd’hui ?

Par exemple, si un ingénieur développe la matrice d’un nouveau type de filtre, inspiré du système de tissage de pièges à poissons du Nigéria, cette conception peut être légalement définie comme une innovation créative techniquement prouvée et réalisée dans un but précis. Le concepteur est habilité à breveter le modèle qu’il a développé, si aucun droit d’auteur ou droit à reproduction n’est documenté. Cette procédure juridique s’appuie sur la preuve d’une innovation technique. Les réinventions de ce type ne sont pas des répliques d’artisanats traditionnels, comme celles produites pour l’industrie du tourisme ou l’intérieur des maisons. Au contraire, ces conceptions tournées vers l’avenir adoptent une approche latérale de l’ingéniosité traditionnelle et comblent le fossé entre la production artisanale et la fabrication industrielle. En proposant des modules de formation complémentaires autour de la reconversion de collections latentes ou oubliées, il devient possible de réfléchir à des stratégies rapides et diversifiées, alors que le procédé de restitution suit son lent cours.

Remise en jeu artistique

Le point de vue contemporain des artistes, tant sur la restitution que sur la finalité des futures structures muséales en Afrique, est donc essentiel pour réinterpréter les collections historiques et développer un nouveau type d’engagement social. Lors d’une conférence organisée à l’été 2019 au musée ethnographique de Cologne, l’historien camerounais Achille Mbembe soulignait le décalage entre les classifications académiques et « l’imaginaire thématique de la jeunesse » africaine. Il suggérait que l’environnement numérique incite les étudiants à contester les relations étudiant-professeur. Au lieu des anciens « corps de pensée » coloniaux, avec leurs frontières disciplinaires, il préconisait davantage de « co-recherche » et de « co-interrogation », avec des étapes vers la « création d’une communauté d’apprentissage ». La numérisation est une partie nécessaire du débat sur la restitution et la réinvention des musées en tant qu’espaces sociaux pour le patrimoine culturel et l’éducation.

Parallèlement, les institutions culturelles en Europe, en particulier les anciens musées ethnographiques, doivent affirmer leur rôle de soutien sans équivoque à la recherche transfrontalière et à la mise en commun de leurs collections historiques par leur accès direct. Dans ce contexte, un modèle expérimental de « musée-université » pourrait offrir une contrepartie d’une part, à l’économie de la culture mondialisée, et d’autre part, au système éducatif marchandisé et avec barrières à l’entrée dont se prévalent les universités et académies des beaux-arts. Le « musée-université » fournirait l’architecture d’un système de recherche et d’éducation transdisciplinaire de grande envergure, offrant une structure d’accueil vitale pour les artistes, les scientifiques, les historiens et les étudiants du monde entier, leur permettant de se rencontrer, d’échanger, d’apprendre et de développer des imaginaires contemporains autour de collections à la fois physiques et numériques, et ceci, pendant qu’elles sont encore détenues en Europe.

Traduit de l’anglais par Priscilla De Roo

1 Science qui relie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à l’invisible, l’apparence physique d’une personne à sa personnalité intime.

2 Objets dupliqués ou « doublettes », objets qui se ressemblent et qui furent collectionnés en masse, « familles d’objets ».

3 « Camp d’entraînement ».

4 Suite à l’accord de janvier 2020 conclu par le Groupe de dialogue du Bénin, selon lequel « certaines des pièces les plus emblématiques » de la collection historique de plus de mille bronzes du Bénin, éparpillées dans divers musées européens (la collection la plus précieuse se trouvant au British Museum de Londres), seraient rendues à titre temporaire pour constituer une exposition au nouveau Musée royal, à Benin City au Nigéria. Les retours sont conditionnés à la réalisation, en temps utiles, de ce nouveau musée (NDLT).

5 Grèves des scolaires et étudiants organisées tous les vendredis à l’échelle mondiale, pour permettre de se rendre à des manifestations de soutien aux actions de lutte contre le réchauffement climatique.

6 Jeune écologiste ougandaise.