Coécrit avec l’artiste K Allado McDowell (JBE 2024), Out Side, mon dernier livre, s’appuie sur les créations et connaissances accumulées par des milliers de dessinateurs de bandes dessinées. Il s’agit d’un « objet synthétique de BD », terme qui décrit un contenu de bande dessinée généré, modifié ou manipulé par le biais de ce machine learning qui alimente tant d’intelligences artificielles (IA). Ses formes, ses qualités matérielles et ses opérations ont été déléguées à des systèmes techniques programmés pour générer une série de résultats uniques basés sur de vastes ensembles de données annotées. Out Side s’inspire des images qu’une multitude d’artistes ont postées sur internet, des réactions que ces images ont suscitées, des discussions qu’elles ont engendrées en ligne et des (ré)utilisations, recontextualisations ou imitations qu’elles ont inspirées. Elle a été générée à l’aide de Midjourney, une IA générative en ligne qui permet de générer des illustrations d’une grande qualité de production. Soit une compétence qui, jusqu’à très récemment, n’était réservée qu’à quelques praticiens qui avaient le privilège de vivre de leur travail et qui est désormais accessible au plus grand nombre.
Dans le monde de la BD, l’usage de l’IA est devenu banal
Le discours entourant l’intégration de l’IA dans la création de BD, à la façon de Out Side, a évolué à un point tel que le descripteur « généré par l’IA » est devenu courant ; mentionner l’origine générative du livre est aussi typique que de faire référence à des outils numériques dans la production. Tout comme les illustrations et les bandes dessinées créées à l’aide d’applications telles que Procreate ou Photoshop ne mettent plus en évidence leur origine logicielle − lorsqu’elles le font, c’est précisément pour montrer comment elles peuvent subvertir les utilisations attendues du logiciel − l’utilisation de technologies d’IA plus ou moins propriétaires est banalisée au point de devenir une pratique standard. Hier signe d’une approche innovante voire unique, elle devient l’une des clés parmi d’autres du répertoire de l’artiste de bande dessinée, reflétant l’incorporation rapide des nouvelles technologies dans le monde de la BD.
Ce qui est intéressant avec les outils génératifs, ce n’est pas la démocratisation de leur technique, d’un « art » qui était jusqu’à récemment exclusivement réservé à ceux qui avaient le privilège de travailler à Paris, à Bruxelles ou dans l’un des autres épicentres mondiaux des traditions de la bande dessinée, dictant au reste d’entre nous ce à quoi elle devrait ressembler. L’IA générative a fait comprendre à tous ceux qui voulaient bien l’entendre que la bande dessinée n’est pas seulement une expression artistique. Les bandes dessinées sont des objets techniques, façonnées non seulement par des auteurs et autrices, mais aussi par toute une infrastructure industrielle, par les croisements et les multiplications de flux d’informations.
Les bandes dessinées en ligne, de par leur volume, leur variété de types et de qualités, la vitesse à laquelle elles sont encodées, l’exactitude et la précision des prompts, la valeur résultant de la corrélation entre ces entrées et des flux de données (soit ce qu’on appelle les cinq V : volume, vitesse, variété, véracité et valeur), atteignent actuellement un point de basculement qui ne peut être décrit qu’en termes de Big data.
Les BD sont désormais des informations interprétables par les machines. Car elles ont joué un rôle déterminant dans l’entraînement des modèles d’IA de génération d’images que tout le monde utilise aujourd’hui. Avec l’accessibilité croissante des langages de programmation et des bibliothèques de e-learning, la démocratisation des connaissances par l’apprentissage en ligne et la chute des prix du matériel spécialisé et de l’informatique déployable, le boom informationnel sans précédent des bandes dessinées numériques nous oblige à réévaluer le média.
L’IA permet de réévaluer l’importance de la BD pour l’humanité
La façon dont l’IA a transformé le monde de la BD aurait provoqué, dans d’autres territoires, une multitude d’études et domaines de recherche concurrents, se chevauchant parfois partiellement les uns les autres, de l’analyse des textes à celles des images, de l’exploration des données de création à la critique du mode computationnel. Mais dans le domaine de la bande dessinée, la recherche et la pratique se concentrent encore essentiellement dans l’examen qualitatif des possibilités formelles ainsi que de l’expérience d’œuvres individuelles, créées par des artistes au talent unique. L’exposition récente au centre Pompidou « Bande dessinée 1964-2024 » atteste du fait que la valorisation de la BD procède toujours par ces mêmes critères et considérations anciennes.
La bande dessinée est pourtant devenue un média international, transcendant les barrières culturelles et linguistiques pour devenir une forme globale de narration et d’expression artistique, s’adaptant et reflétant les diverses cultures dans lesquelles elle s’enracine. La numérisation croissante des bandes dessinées s’étend sur les continents, les langues, les contextes culturels et les temporalités, depuis le début du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui. Des webtoons coréens aux contes de super-héros indiens, en passant par les quadrinhos brésiliens et les histoires illustrées didactiques à des fins religieuses, les bandes dessinées trouvent un écho auprès des publics de différentes sociétés tout en conservant une identité culturelle unique au sein de chaque région. Nous sommes désormais en mesure de les « lire », de les segmenter, de les analyser, de les annoter et de les visualiser, ce qui nous permet d’encadrer la forme globale et planétaire de cette expression vernaculaire en tant que l’une des dépositaires du savoir humain. Par exemple, nous pouvons poser des questions comme : « Qu’est-ce que les bandes dessinées peuvent nous apprendre sur la compréhension de la “vitesse” par l’humanité ? » ; ou « Comment pouvons-nous visualiser via la BD les mutations sémantiques de tel concept au cours du vingtième siècle et au-delà, dans une variété de géographies et de contextes socio-économiques différents ? ».
Les « bandes dessinées synthétiques » comme Out Side, l’extraordinaire quantité de données sur des BD du monde entier que l’IA générative met à disposition des publics nous permettent d’appréhender l’importance de ce genre et de ses techniques. Des voies s’ouvrent ainsi, autant en termes de création et d’expérimentation que de savoirs situés, annotés, commentés par des amateurs et des professionnels. L’expansion de la BD en ligne (dont les IA génératives sont des vecteurs), souvent dévalorisée ou déconsidérée, participe d’une dynamique culturelle autant qu’économique, non seulement pour la BD en tant que telle mais pour le patrimoine culturel de l’humanité dans son ensemble.