Quand, en 1966, l’architecte anglais Cedric Price décide d’intituler une de ses conférences, « Technology is the answer, but what was the question ?1 », il entend mettre en lumière l’engouement pour l’informatique et la cybernétique, et, en même temps, stigmatiser certaines pratiques où la technologie devient une fin en soi, perdant son lien avec la réalité des contextes et les besoins de la société. En paraphrasant ce célèbre slogan, ce dossier pose la question du rôle politique du design dans le monde actuel, de ses implications dans nos modes de vie pour répondre à l’urgence de la crise écologique2, de la manière dont la culture du projet est repensée à l’aune des critiques des visions universalistes de la modernité3.
Traditionnellement, le design, en tant que discipline et domaine autonome, inscrit son origine au sein du projet même de la modernité, lié à l’industrialisation et aux idéaux humanistes de rationalité et de progrès. Dès cette inscription historique, il revendique un mandat social – au-delà de toute dialectique entre forme et fonction – comme le moyen technique capable de rendre plus habitable l’environnement humain.
Sous le titre provocateur de « Design is the answer, but what was the question ?», ce dossier a une double ambition. D’une part, il souhaite questionner le rôle du design dans la crise de la modernité et, en même temps sa légitimité à se définir comme l’outil d’une « réorientation » ou d’une « réparation4 » de l’habitat humain, voire d’un virage qui dépasse l’anthropocentrisme dans une vision plus élargie de l’horizon social. D’autre part, il veut interroger la pertinence de « modalités du faire » en design qui se diffusent de plus en plus, mobilisant une culture du projet en rupture avec l’économie des objets, portée par le modèle de production industrielle. En s’appuyant souvent sur des méthodes d’enquête empruntées à l’ethnographie et aux sciences sociales5 ou sur des pratiques de conversation et de collaboration sur le terrain, ces tactiques visent l’implication des collectifs dans les processus de conception et d’expérimentation de possibles alternatifs.
Ces nouveaux « arts de faire », au-delà des courants plus affirmés du design critique 6, du design social 7 ou éco-social8 ou pour l’innovation sociale 9 œuvrent pour la reconstruction d’un lien direct entre le design et les contextes de son usage. Mais quel est le véritable impact de ces pratiques ? Quel modèle de société et quelle définition de design proposent-elles ? Dans cette perspective, nous souhaitons également interroger de manière critique l’hypothèse que nous avons formulée dans un texte récent10, qui envisageait le design comme une forme d’anthropologie appliquée produisant des formes spécifiques de connaissance mais aussi de transformation du tissu social.
Le design se fonde comme agent réparateur, là où le tissu social est mis à mal, là où l’économie néolibérale touche à ses limites, dans un moment historique où l’on est obligé de faire face aux altérations profondes issues de la crise écologique11. La course au développement des territoires considérés comme sous-développés n’a cessé de produire des effondrements très concrets et surtout lorsque, dans les années 1990 et 2000, la tendance a été celle de décentrer le développement vers les pays du « Sud Global12 ». Pour répondre à cette crise, le design se donne alors pour mission de produire des alternatives aux dérives du monde globalisé13 pour faire face à l’emprise capitaliste et démontrer comment faire des choses avec des mondes sociaux. Mais le design, en est-il véritablement capable ? À quelles conditions ? Comment et pourquoi le design devrait-il résoudre des situations où la politique échoue ?
Nous avons choisi de solliciter les réflexions de designers et théoriciens du design en les orchestrant en deux typologies de textes : des textes longs qui viennent apporter un point de vue épistémologique sur les positionnements actuels de la culture du projet : Claudia Banz, Chiara del Gaudio, Anthony Masure. Suivent deux textes collectifs, qui répondent directement à la question posée par le titre du dossier : le premier de Craig Bremner, Paul Rodgers et Giovanni Inella, et le deuxième d’Ezio Manzini et Virginia Tassinari. Le deuxième volet de cette mineure réunit quatre textes plus courts, pensés comme des études de cas : Diego Landivar, Simone Fehlinger, Emmanuel Tibloux et Florence Doléac, Olivier Peyricot. Des formes d’action concrète, mais aussi de critique du design dans sa vocation traditionnelle.
1« Technology is the answer, but what was the question ? » (La technologie est la réponse, mais quelle était la question ?) est le titre d’une célèbre conférence de 1966 de l’architecte anglais Cedric Price (1934-2003). Cette phrase a été réemployée régulièrement par Hans Ulrich Obrist, qui, dans ses conférences, en a proposé plusieurs modifications, notamment « Installations are the answer, but what is the question ? », « Collaboration is the answer, but what is the question ? »
2Victor Petit, « L’éco-design : design de l’environnement ou design du milieu ? », in Sciences du design no 2, 2015, p. 31‑39 ; Ludovic Duhem, Kenneth Rabin (dir.), Design écosocial. Convivialités, pratiques situées et nouveaux communs, Faucogney-et-la-Mer, It: éditions, 2018 ; Catherine Geel, (dir), Design. De la nature à l’environnement. Nouvelles définitions, Paris, T&P Work Unit, T&P Publishing, 2019. Nous renvoyons également aux articles de la Mineure intitulée « Ecodesign », in Multitudes 2013/2 no 53.
3Daniel Benson (eds), Domination and Emancipation : Remaking Critique, Lanham, Rowman & Littlefield, 2021 ; Arturo Escobar, Autonomie et design. La réalisation de la communalité [Designs for the Pluriverse. Radical Interdependence, Autonomy and the Making of Worlds, 2018, Toulouse, Éditions EuroPhilosophie, 2020 ; Alfredo Gutiérrez Borrero, « Resurgimientos : sures como diseños y diseños otros » in Revista Nómadas no 43, 2015, p. 113-129 & « El sur del diseño y el diseño del sur », in International colloquium Epistemologies of the South : South-South, South-North and North-South global learning, Coimbra, 2015b, Actas, Coimbra, Proyecto Alice, p. 745-759 ; Walter Mignolo, Local histories/global designs : coloniality, subaltern knowledges, and border thinking, Princeton, Princeton University Press, 2000.
4Tony Fry, « Redirective Practice : An Elaboration », Design Philosophy Papers, no 5,1, 2007.
5Francesca Cozzolino, « Donner forme à l’avenir. Pratiques et discours de l’anticipation dans le champ du design » in Sophie Houdart, Claire Andrieu (dir.), « La composition du temps ? Prédictions, événements, narrations historiques », MAE, Université Paris Nanterre, 2018, p. 77-92. Nicolas Nova, Beyond design ethnography, Genève, HEAD, 2014.
6Anthony Dunne et Fiona Raby, Speculative Everything. Design, fiction and social dreaming Cambridge, MIT Press, 2013 ; Jehanne Dautrey, Emanuele Quinz (dir.), Strange Design, Du design des objets au design des comportements, Villeurbanne, Éditions it, 2014.
7Claudia Banz, Social Design. Gestalten für die Transformation der Gesellschaft, Bielefeld, Transcript, 2016.
8Ludovic Duhem, Kenneth Rabin (dir.), op cit.
9Ezio Manzini, Design, when everybody designs – an introduction to Design for Social Innovation. Cambridge Ma., MIT Press, 2015.
10Francesca Cozzolino et Emanuele Quinz, « Entretien avec Matali Crasset » in E. Quinz, Contro l’oggetto. Conversazioni sul design, Macerata, Quodlibet, 2020, p. 173-184.
11Bruno Latour, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 2016 (première éd. 1999).
12Tony Fry, « Design for / by the Global South », Design Philosophy Papers, 15 (1), p. 3-37, 2017.
13Anna Tsing, Les champignons de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Paris, La Découverte, 2017.