90. Multitudes 90. Printemps 2023
Mineure 90. Liban, prédation, chaos

Le Liban, désastre à répétition
De la guerre civile à l’effondrement

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« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », disait Clausewitz. « La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », lui répondra Foucault. Le Liban n’est-il pas l’illustration littérale de la coexistence de l’une et l’autre formule ? On pourrait en effet penser que le pays sort d’une guerre quand la guerre civile s’est achevée depuis plus de trente ans. En sort-il d’ailleurs ? Rien n’est moins sûr. À des événements inattendus comme la catastrophe de l’explosion du port et la pandémie de la Covid s’ajoute la faillite, prévue depuis longtemps, du système bancaire, suivie par le pillage de la population orchestré par les banques et la classe politique. Aujourd’hui, les épargnants et retraités ont perdu leurs avoirs, les salariés et fonctionnaires payés en livres touchent un salaire dérisoire, l’État est déliquescent, la classe politique, incapable de se réformer ; et l’on ne compte plus ceux qui fuient à l’étranger.

Quant à la révolution de 2019-20201 qui a vu l’émergence d’un sentiment national au-delà des clivages confessionnels, elle a, pour l’instant, échoué2 à remplacer le régime. Mais ce fut pour les Libanais l’occasion de s’exprimer dans les rues en laissant gronder leur colère. Sabah Jalloul, dans Graffitis, slogans et chansons du soulèvement du 17 octobre 2019, propose une archive des expressions visuelles et sonores de cette période intense, ce qui laisse imaginer que la contestation couve encore en sourdine. En attendant qu’un jour, peut-être, celle-ci se reformule, Charlotte Schwarzinger donne à voir d’autres expériences de résistance face à une incertitude devenue constante dans un temps disjoint par les crises, et qu’elle met en relation avec le temps de création des films, ce qu’elle explore dans La scène cinématographique libanaise, temporalités de la fragmentation et de la création.

Pour autant, ce dossier s’est concentré à analyser l’immobilisme et la déconfiture de l’État libanais. Trois des contributeurs rendent compte, chacun à travers une perspective singulière, et tout en évitant de se focaliser sur les conflits entre communautés, d’un système de gouvernance au service d’une oligarchie qui aura confisqué le système politique3.

Dans son texte Crise financière ou naufrage ? L’espoir aux temps du choléra, Bassem Snaije part des braquages de banques en série réalisés par leurs propres clients, en cours depuis quelques mois, avant d’analyser ce qui a stabilisé la politique monétaire menée depuis la fin de la guerre : le Liban est un pays qui a vécu au-dessus de ses moyens grâce aux devises envoyées par les Libanais de l’étranger jusqu’à ce que ce levier soit bloqué. Cet article montre aussi à quel point le contexte libanais rend nécessaire d’aborder les questions liées aux finances publiques et à la dette si l’on veut être en mesure de suivre comment fonctionne le capitalisme mondial à travers la politique des banques centrales, notamment dans leurs rapports aux banques privées. Et ces dernières se révèlent être les véritables détentrices du Liban.

On peut se demander aussi si l’accord de Taëf de 1989, qui organise le compromis entre communautés à la fin de la guerre civile n’a pas causé l’actuel effondrement, alors qu’il devait conduire le pays à se relever. Taëf, sur lequel s’est édifié la reconstruction, n’a-t-il pas mis en place les verrous qui immobilisent les institutions afin que les décisions soient négociées par des forces agentes externes ? Les dysfonctionnements de l’État ne seraient alors que le mode de fonctionnement mis en place afin que les véritables détenteurs du pouvoir s’entendent entre eux sous le jeu des pressions régionale et internationale (États-Unis, Arabie Saoudite, Israël, Iran, Syrie…). Dans Le simulacre de compromis institutionnel ou la reproduction de l’oligarchie politique et financière, Joseph Abdou déplie cette proposition en revenant sur son expérience en tant que Libanais qui aura accompagné sa vocation de chercheur. Celle-ci l’aura mené à lire les situations de dissensus institutionnels à travers la théorie des jeux, ce qu’il applique ici au cas du Liban.

Ajouté à l’effondrement des institutions, il faut aussi s’interroger sur les raisons pour lesquelles les électeurs libanais continuent de légitimer les partis au pouvoir. Si certains considèrent les gouvernants incompétents, on peut aussi lire un véritable système de prédation. Stephen Sheehi, dans Les attaches affectives d’un État nécrocapitaliste décrit un mode de gouvernance qui extrait les ressources et les fonds du pays au profit des élites, celles-ci capitalisant même sur la souffrance de ceux qui subissent ces politiques violentes et ultra-libérales. À travers son analyse, l’auteur intègre à la problématique marxiste de l’idéologie la notion d’« attache affective ». Cette lecture met au jour une logique sectaire (nizam) qui fait partie de l’appareil de capture d’un État faible et instrumentalisé par une oligarchie. Les conflits entre confessions ne seraient alors qu’un écran de fumée par rapport au consensus des gouvernants qui ont pour seul objectif leurs intérêts personnels.

Si ces auteurs aident à penser au-delà des conflits confessionnels, il faut aussi rappeler que les Libanais ont été marqués, voire traumatisés, par la guerre civile. La génération qui l’aura vécue a-t-elle été dégrisée jusqu’à développer une immunité contre la malédiction de son retour ? Dans Conversions politiques des militants de la gauche libanaise : le cas d’une conversion à l’altérité, Rola Younes recueille l’histoire orale d’un ancien militant-milicien qui est passé d’un camp à l’autre, vivant l’excitation de la guerre comme une aventure virile, avant qu’il ne voie « la peur » chez l’ennemi tombé à la merci des « siens4 ». Reconnaissant avant tout un autre homme, ce reconverti en chaîne connaît alors une dernière conversion qui l’aurait sorti de toute « idéologie5 » et qui serait un indice, peut-être, d’une transformation de la politique en profondeur, au-delà des programmes identitaires.

Enfin, dans ma propre contribution, Déterritorialiser la guerre – du Liban, je m’engage dans une autobiographie courte sur « mon vécu libanais » où la/ma guerre s’essouffle et change de signes, au-delà même du Liban, qui ne serait qu’une expérience singulière du morcellement. Je renvoie à quelques textes qui traitent, sous l’angle de la déconstruction, d’une autre politique de la communauté et des frontières, à plus d’une loi.

1Pour une lecture plus large de toutes les révolutions arabes de 2019-2020, nous renvoyons aux deux cahiers du journal Assafir al-Arabi. Cahier 1, Uprisings : Severed Outcomes : https://assafirarabi.com/en/folder/the-2019-major-uprisings-severed-outcomes – Cahier 2, The 2019 Uprisings : A Constitutive Creativity : https://assafirarabi.com/en/folder/the-2019-uprisings-a-constitutive-creativity

2Pour une analyse des soulèvements au Liban et des raisons de leurs échecs, voir Marie-Noëlle AbiYaghi, Léa Yammine,The October 2019 Protests in Lebanon : Between Contention and Reproduction, Civil Society Knowledge Centre, Lebanon Support, 2020.

3Voir aussi le texte de Nahla Chahal dans le cahier 1 d’Assafir al-Arabi : « Lebanon : A Special Type of Rent ».

4Cette expérience de terrain ne peut ne pas évoquer la pensée éthique d’Emmanuel Levinas, l’appel de l’Autre dans la nudité de son visage qui enjoint à ne pas abandonner la « politique » à elle-même. À noter pour autant comment cette éthique « supérieure » se heurte malgré tout à la politique : voir les positions de Levinas lui-même lorsqu’il parle de l’État d’Israël, des musulmans, des Palestiniens, et du massacre de Sabra et Chatila (Howard Caygill, Levinas and the political, Routledge, London 2002).

5À noter que Rola Younes use de la notion d’idéologie à partir d’une lecture opposée à celle de Stephen Sheehi, ce qui n’enlève rien à la perspective et à la pertinence de chacun des deux articles, jusque dans leurs contradictions et parfois leurs convergences contradictoires. Cela nécessiterait sans doute de reprendre la notion d’idéologie qui relève d’une question de fond, et les auteurs ont bien entendu le choix, l’usage et la responsabilité de leurs concepts. Je me contenterai de mentionner un texte de Thomas Clément Mercier qui travaille la notion d’idéologie avec et contre Marx en lisant Derrida et en reprenant la question de la religion et de la psychanalyse : Mercier Thomas Clément, « Différence sexuelle, différence idéologique : Lectures à contretemps (Derrida lisant Marx et Althusser, dans les années 1970 et au-delà) », Décalages : vol. 2 : no 3, 2020.