Le moment du 17 octobre 2019 a ouvert une porte à tous les Libanais qui ont participé à ces manifestations populaires massivement suivies1. Ils ont trouvé un espace pour célébrer une vitalité qui n’attendait que de se manifester en perturbant un état d’inertie prolongé, où une secousse était grandement nécessaire. Si les manifestations, les sit-in et les marches se déroulaient avec sérieux, ils se sont aussi souvent transformés en fêtes populaires pleines de musiques, de danses, de chants, de banderoles, de badinage, de partage de nourriture. Au point que ces activités « amusantes » ont provoqué une vive controverse entre les différents groupes de protestataires actifs qui débattaient de ces modes d’expression, en se demandant s’ils étaient nuisibles ou bénéfiques au mouvement. Nombreux sont ceux qui auront demandé en ricanant : « Est-ce un carnaval ou une révolution ? », supposant que le mouvement devenait superficiel en raison de toutes ces « fêtes » qui le détournaient de ses objectifs urgents et initiaux. Dans le même temps, d’autres ont décrit une « joie populaire tant attendue » qui aura créé une atmosphère de solidarité en assurant la longévité de la contestation dans les rues. Mais plus encore, ces événements festifs reflètent principalement le désir des gens de s’exprimer sous toutes les formes et de toutes les manières, que ce soit par le texte, la musique, le chant ou les graffitis, et de partager cette expression avec les autres sur les places et dans les rues, de quelque manière que ce soit.
Les chants du soulèvement
Le slogan le plus répandu du soulèvement du 17 octobre a peut-être été : « Tout le monde, c’est tout le monde ». Il signifie essentiellement que les gens ont eu le sentiment que « tous » les partis politiques, les personnalités ou les sectes religieuses auxquels ils appartenaient ne les représentaient plus en aucune façon, ni à aucun poste du système. De nombreux manifestants avouaient ce sentiment pour la première fois de leur vie, reconnaissant la corruption de ceux qu’ils considéraient comme leurs représentants au pouvoir et en qui ils avaient eu confiance, les classant désormais comme faisant partie de ce « tout le monde » corrompu dont ils exigeaient le retrait. Pour le peuple, le manque de représentation signifiait que sa voix n’avait pas été entendue, et il a donc été confronté au défi de revendiquer, en élevant lui-même sa voix à travers un mouvement populaire. D’un point de vue réaliste et pragmatique, cette « voix » ne peut être unique et cohérente, étant plutôt aussi multiple et diverse que les personnes et les groupes qui ont participé au mouvement sur les places des différentes régions du pays.
À Beyrouth, les activistes féministes ont été prolifiques et visiblement actives. Elles n’ont pas hésité à porter leurs slogans et leurs revendications, ignorant les sceptiques qui minimisaient leur cause en déclarant que le mouvement populaire « n’était ni le bon moment ni le bon endroit ». Elles ont scandé des saluts de « Beyrouth à l’Irak, au Yémen, à la Syrie, à l’Égypte » et à d’autres pays, soutenant « les révolutions dans chaque pays ». Elles ont également abordé la question du droit des mères divorcées à la garde de leurs enfants, ont scandé des slogans contre le harcèlement sexuel, et ont défendu les droits de tous les groupes, en particulier des femmes et des communautés LGBTQ+. Si ces différents groupes étaient plus souvent présents dans la capitale, à Beyrouth, d’autres régions ont également trouvé les moyens de s’exprimer de façon créative en disposant des tentes qui ont accueilli des discussions sur un large éventail de sujets, tels que l’économie et la politique, tout en s’occupant de la logistique, comme la distribution d’eau et la protection des manifestants contre le soleil et la pluie.
Dans les rues de Tripoli, la capitale du Liban Nord, le chant qui a résonné dans tous les coins a été « M’aalmeh, M’aalmeh » (« Hé, grand patron, je sais que tu es corrompu… Hé, grand patron, tu me suces le sang »). En réalité, la ville a connu des sit-in populaires d’une ampleur surpassant presque ceux de Beyrouth par leur importance et leur continuité. Le célèbre chant « M’aalmeh » a été écrit par l’activiste Tamim Abdo avec un accent tripolitain clair qui utilise des phrases satiriques pleines d’esprit critiquant les politiciens. Avec son air entraînant, ce chant s’est répandu à grande vitesse, atteignant Beyrouth et d’autres régions où se déroulaient des manifestations.
À Tripoli (et dans d’autres régions libanaises également), le titre « M’aalmeh », qui signifie quelque chose comme « maître » ou « patron », est généralement utilisé pour s’adresser à quelqu’un dont le statut est plus élevé, ou pour se moquer de celui qui croit avoir un statut plus élevé. Dans le contexte de la contestation, « m’aalmeh » fait référence au politicien libanais, en particulier aux politiciens de Tripoli qui se présentent comme des fonctionnaires responsables se souciant de leur peuple et faisant des promesses extraordinaires avant chaque saison électorale. En réalité, les anciennes familles politiques de Tripoli sont nombreuses et d’énormes quantités d’argent circulent exclusivement entre leurs mains, alors que la ville et ses habitants souffrent des taux de pauvreté les plus élevés du pays. Au cours des dernières décennies, Tripoli a vu se creuser un large fossé entre la richesse ridicule de ses personnalités politiques et la pauvreté brutale de la plupart de ses habitants, ce dont les Tripolitains en étant de plus en plus conscients. Les paroles des chants de l’artiste Tamim sont souvent sans équivoque et mentionnent les figures politiques corrompues de la ville par leur nom. Par exemple, l’une de ses phrases dit : « Nous allons te virer, Mikati », en référence au premier ministre du Liban (toujours actuel), Najib Mikati. Dans ces chants, les mélodies et les mots fonctionnent comme un charme pour gagner le cœur des gens. Ils sont instantanément mémorisés, comme s’il s’agissait de vieilles chansons populaires :
« Très cher (politicien), que Dieu te protège.
Tu ne veux pas quitter ton siège, hein ?
Mais nous allons t’y obliger.
Nous allons saisir
nous-mêmes notre liberté,
Et l’arracherons de ta gorge. »
Les chants abordent également la « mauvaise réputation » de Tripoli où, ces dernières années, on définit la ville par les affrontements entre les régions de Bab al-Tabbaneh et Jabal Mohsen (deux quartiers se faisant face, ayant chacun une majorité communautaire différente), et par, ce qu’elle serait un prétendu « incubateur de groupes islamistes extrémistes ». Les chants se moquent de ces tentatives d’oblitérer l’identité et l’esprit de la ville, et condamnent l’exploitation répétitive de la jeunesse tripolitaine par les politiciens au profit de leurs propres affaires :
« Ils m’appellent quand il y a un combat,
et ils disent qu’ils sont de mon côté »…
« Tebbaneh est la mère de tous les pauvres,
et vous, les porcs, vous allez tomber !
Oh, peuple bien-aimé de Mohsen,
nous ne vous laisserons pas tomber non plus ! »
Les paroles évoquent les régions supposées s’opposer, unifiant les préoccupations de tous les pauvres de la ville issus des deux régions et qui ont été les témoins d’affrontements violents ayant épuisé Tripoli pendant plusieurs années… Ainsi, le chant devient une prise de position qui, avec humour, accuse, dénonce et embarrasse les responsables de la souffrance des habitants. Habituellement, il se termine par un autre refrain enthousiaste qui leur remonte le moral : « Tu es grand, tu es grand, tu es grand Tripolitain ! »
De multiples genres musicaux
Quel que soit le lieu, la musique a toujours été un proche compagnon des mouvements de contestation populaire. Pour les pays du « Printemps arabe » de 2011, et pour ceux qui ont connu les soulèvements de 2019 de l’Irak au Liban, au Soudan et en Algérie, ainsi que dans les manifestations « Black Lives Matter » aux États-Unis d’Amérique comme dans d’autres mouvements populaires, la musique reste un dénominateur commun.
Dans l’histoire de la musique arabe, on trouve de formidables exemples d’utilisation de la chanson dans la mobilisation populaire, la critique politique et la satire, de Sheikh Imam et Ahmed Fouad Negm à Ziad Al-Rahbani. Et leurs prédécesseurs et successeurs ont aussi écrit des paroles et des musiques à l’esprit satirique… Lors du soulèvement d’octobre 2019, le « répertoire » classique des chansons politiques a été sans surprise actualisé par de nouvelles sorties musicales plus en phase avec les modes d’expression des nouvelles générations, touchant davantage à leurs affaires et à leurs problèmes du jour. En réalité, la musique nouvelle n’avait pas peur d’annuler l’ancienne, de critiquer ses défauts et même, d’accuser les artistes et les interprètes de ces chansons « révolutionnaires » bien connues d’être restés silencieux, voire complices du système corrompu actuel. Les contenus et formes consacrés étaient eux aussi critiqués, et pour de nombreux créateurs de musique d’aujourd’hui, il n’était plus acceptable de reproduire de vieux modèles, ni de ruminer les mêmes paroles encore et encore.
« El Rass » (Mazen el Sayed) fait partie des rappeurs et producteurs de musique qui ont sorti plusieurs titres suite au 17 octobre. Il a intitulé le premier « Shuf » (« Regarde »), et la chanson a été fréquemment diffusée via des haut-parleurs sur les places où se mobilisait la contestation. Le morceau, rapide et enthousiaste, correspond au rythme de la rue tel qu’il était durant les premières semaines du soulèvement. Les paroles compilent un ensemble de réponses à toutes les choses dont on accusait le mouvement à l’époque. Certains avaient dit que le mouvement était une tentative de déstabilisation du pays par une bande de bandits, qu’il s’agissait d’une révolution « obscène », ou qu’il était dirigé en coulisses par des partis politiques également corrompus… Voici la réponse de la chanson à ces accusations :
« Walid, Samir et Sami / me prennent pour un idiot / Mais mon peuple est bien éveillé / mon peuple est bien éveillé. »
Elle fait référence aux leaders politiques communautaires (Samir Geagea, Sami Gemayel, Walid Jumblatt) qui ont tenté de surfer sur la vague de la révolution et de la revendiquer, mais qui ont été rapidement écartés par les manifestants. Le morceau ajoute :
« Je bloque la rue parce que la rue est à moi / J’occupe les institutions parce que les institutions sont à moi / C’est une révolution pour nos revendications légitimes, pas un affrontement entre partis / une révolution pour la vie, ce sont mes slogans / Mes options sont illimitées / C’est mon style et ma morale / Mon peuple a brisé toutes les idoles / Que notre impossible advienne ! ».
Dans cette partie, la chanson définit également l’identité des manifestants et leurs objectifs. El Rass dit aussi :
« Le réfugié n’a pas volé mes droits / C’est la Banque centrale qui l’a fait / Nous ne sommes pas Gebran Bassil (qui veut la paix avec Israël) / Au contraire, nous sommes la mort à Israël (Résistance) / Nous ne sommes pas Bin Salman (le prince héritier saoudien) / Mais vous allez quand même démissionner. »
Les paroles s’attaquent au racisme, et blâment certaines chaînes de télévision qui ont affirmé que les manifestants étaient soutenus par tel ou tel pays, ou qu’ils n’étaient pas Libanais, mais des Syriens « extrémistes ».
Après « Shuf », El Rass sort la chanson « Nar » (« Feu ») dans laquelle il fait référence au chant populaire « Hela-ho », qu’il s’approprie à sa façon. Il en fait une sorte d’hymne de champ de bataille qui encourage les manifestants/combattants à avancer :
« Hela Hela Hela Ho… Prends le feu dans tes tripes et en avant ! »
La chanson exprime la grande fierté quant à l’atmosphère de fraternité et de camaraderie qui régnait sur les places, incarnée par ces gens qui ne connaissent pas le nom des autres, étant néanmoins devenus un corps unifié, une famille de manifestants :
« Je donne toute ma confiance à l’homme et à la femme dont les épaules soutiennent les miennes ».
« Que le monde entier s’écroule ! Je m’en fiche, tant que mes frères et sœurs sont là, à mes côtés ! ».
La dernière production d’El Rass dans ce contexte a été un hommage à un « Ali Shuaib », l’homme devenu une icône après avoir mené une attaque contre la Bank of America à Beyrouth en 1973, et dont le nom a été peint à la bombe sur de nombreuses façades de banques par certains des manifestants d’octobre comme signe de rage et promesse de représailles.
Un autre rappeur, Bou Nasser Touffar (son surnom « Al Touffar » désigne dans la région de Baalbek et du Hermel les « hors-la-loi » qui fuient l’État et se réfugient dans les montagnes), a également utilisé le « Hela-ho » dans le couplet de son morceau intitulé « Tar » (« Vengeance ») :
« Hela-Hey, j’entends l’appel, Hela-Ho, une liberté est plus forte que dix chaînes ».
Le morceau, sorti en août 2020, une fois que l’effondrement économique avait déjà produit ses effets et que les manifestations avaient cessé, dégage beaucoup de pessimisme et de frustration personnelle, tout en insistant sur la résistance individuelle en toutes circonstances : « Ce pays est mon cimetière ; il m’a pris ma vie / Si ma famille ne vivait pas ici, je ne l’appellerais jamais ma patrie / Vous avez encore de l’espoir ? Eh bien, vous avez de la chance / « Harakeh » va bientôt le tuer ». Ici, le rappeur a choisi de désigner un parti politique particulier par son nom (Haraket Amal) au lieu de garder le couplet ambigu.
Depuis près de dix ans, Bou Nasser Touffar aura légué des chansons de rap devenues populaires sur les places, dont la plus célèbre est « Wasakh el-Tijari » (« Dirty Downtown »), une collaboration entre Jaafar Al-Touffar et Nasser Eddin Al-Touffar, qui dénonce le centre commercial de Beyrouth, « Solidere », comme un foyer de pillage et de corruption.
Le rappeur Jaafar Al-Touffar a également produit des chansons de contestation pendant le soulèvement d’octobre. Il a toujours exprimé sa conviction que « les insultes et les malédictions étaient les armes des vaincus contre le système qui les opprimait » et devenaient ainsi des « actes de résistance », particulièrement importants dans le langage du rap qui est issu de la rue et de ses habitants. Jaafar Al-Touffar a été présent sur les places dès le premier jour, enregistrant en direct ses anciennes et nouvelles chansons avec d’autres manifestants. Et tout comme les chants de Tripoli parlent avec un accent local, le rap de Jaafar porte la voix authentique des hauts plateaux du Hermel et de ses habitants. Sa chanson « Mamnou’ » (« Interdit ») commence par les mots :
« Oh, lumières du centre-ville, les hauts plateaux sont sombres… Oh, justice muette, tu ne dis jamais ce qui est juste ».
Les paroles abordent ensuite toutes sortes de sujets, de la menace israélienne aux seigneurs de guerre devenus politiciens, en passant par les préoccupations économiques quotidiennes d’un citoyen ordinaire : « Voici ce qu’il en est pour l’homme qui doit élever deux enfants, alors il s’assoit et calcule sa dette. N’est-ce pas un péché ? Comment cela peut-il avoir un sens ? », demande la chanson.
La vigueur de la scène rap pendant le soulèvement d’octobre n’a pas complètement éclipsé les autres genres musicaux. Bien sûr, les « classiques » étaient aussi présents et populaires que jamais, comme « Build your castles » de Sheikh Imam et « What times we’ve reached » de Ziad Rahbani. Leur nature cynique se retrouve dans les chansons produites par Metro Al-Madina dans le cadre d’un projet musical intitulé « Service Songs : The Time of the Collapse », notamment dans « Hymn of the Collapse » (écrit et composé par Hisham Jaber). La chanson a été enregistrée pendant un confinement dû au Covid-19 en utilisant des enregistrements dissociés de musiciens et de chanteurs transformés ensuite en assemblage vidéo.
« Les cours du dollar détruisent les promesses du gouverneur de la banque / au marché noir / et même à l’aéroport / C’est une longue, longue nuit / ou peut-être trop de lumière du jour / Oh, quelle excitation ! / L’effondrement est là ! »
Après avoir énuméré tous les moyens violents, révolutionnaires et les représailles par lesquels le peuple se révoltera contre la classe dirigeante, la chanson conclut que :
« Nous devions nous révolter, nous n’avons jamais eu le choix. Hourra ! Voilà l’effondrement qui arrive ! »
Le théâtre Metro Al-Madina de la rue Hamra, à Beyrouth, a continué d’accueillir des soirées sur le thème « Le temps de l’effondrement » entre deux confinements, tout en respectant la distanciation sociale et les normes sanitaires.
Pendant ce temps, les membres du groupe, ainsi que leurs amis et compagnons qui manifestaient, chanteurs et musiciens, se produisaient régulièrement hors scène, bloquant jusqu’aux routes avec leur musique. Un groupe dirigé par l’accordéoniste Samah Abu Al-Mona a réécrit les paroles de certaines chansons et chants populaires pour énoncer ses idées et s’adresser aux gens dans les rues et aux banques à sa façon. Une fois encore, l’omniprésent « Hela-ho » s’est manifesté par le chant « Hela hela ho, la route est bloquée, les mignons ! », tandis que la chanson de Fayrouz « Rain, Oh, Sky » (« Pleuve, oh ciel ! ») est devenue « Bloquez la route, Oh, les gens. Mais, si une ambulance arrive, on fera de la place ! ».
Les images du 17 octobre
La première image qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque le soulèvement d’octobre est sans doute l’énorme installation surnommée « La main de la révolution », érigée au milieu de la place des Martyrs où se tenait le principal sit-in de Beyrouth. C’est un poing géant en noir et blanc, installé verticalement, sur lequel est imprimé le mot « révolution ». L’installation a connu de bons comme de mauvais jours depuis. Au début, le poing était l’« étoile du nord » de la place. Elle était visible de loin et faisait office de boussole pour guider les nouveaux arrivants vers le point de rassemblement. Mais peu après, le monument n’était plus qu’un tas de débris brûlés, après que les tentes des manifestants aient été attaquées et détruites sur la place des Martyrs par un groupe de partisans des partis Amal et Hezbollah. Un nouveau poing a été installé peu de temps après, comme une expression de la résistance de la révolution contre les pouvoirs.
En quittant Beyrouth pour Tripoli, la célèbre sculpture métallique du nom d’« Allah » au cœur de la place Al-Nour a servi de point de convergence spontané à tous les rassemblements populaires. Bien que la structure ait précédé de loin le mouvement d’octobre, elle a tout de même été associée aux protestations. Elle était assez bien éclairée et entretenue pour accueillir les manifestants qui l’entouraient, et le bâtiment qui lui faisait face était drapé d’un immense drapeau libanais. À côté, les mots « Tripoli, la ville de la paix » ont été inscrits comme un message subtil dénonçant la représentation médiatique de la ville comme zone de guerre et bastion des groupes extrémistes.
Sur les places du pays, les éléments visuels directs des manifestations ont été un moyen de se présenter et d’exprimer des positions politiques, de rejeter, de critiquer et de ridiculiser le pouvoir, par les vêtements, le maquillage aux couleurs du drapeau, les banderoles, les structures monumentales et, bien sûr, les graffitis.
Les murs des rues sont des toiles blanches auxquelles ne peut résister un jeune muni d’une bombe de peinture bon marché. Ils stimulent l’imagination par les possibilités illimitées de ce qui peut être créé sur l’espace. C’est une possibilité qui n’existe peut-être pas un jour normal, mais pendant les manifestations, il y a eu beaucoup de choses à exprimer. Contrairement aux acclamations fugaces qui ne durent qu’un instant et laissent la place à d’autres sons, les graffitis ont plus de chances de se conserver, avant d’être modifiés ou effacés. Dans un monde moderne qui communique principalement par le biais de l’image, les graffitis sont un essai non signé et une peinture non censurée.
« Notre peur est tombée » est l’une des phrases taguées que l’on a vue sur plusieurs murs de la capitale. La ville de Beyrouth est généralement ouverte aux graffitis, aussi bien en période d’insurrection populaire qu’en période de calme relatif. D’énormes peintures murales se répandent dans les rues d’Achrafieh, de Mar Mikhael, de Hamra et du centre-ville, avec des messages sociaux et politiques, ou véhiculant simplement une certaine esthétique. Mais pendant le soulèvement, les murs se sont soudainement remplis de messages politiques directs : révolution, liberté, justice sociale, condamnation de la corruption et du sectarisme, attaque des banques et des politiques financières, défense des droits des femmes et des personnes LGBTQ+, dont les slogans sont devenus plus visibles et explicites, du moins dans les quartiers principaux de Beyrouth où les marges de liberté d’expression sont légèrement plus grandes.
« Démissionne, maintenant ! », « La révolution est ma maison », « Beyrouth salue le Yémen », « Une révolution contre la peur », « L’amour n’est pas un crime », « Un État d’imbéciles », « Vive la révolution du 17 octobre », « Quand le peuple a faim, il mange ses dirigeants », « Riad Salameh (le gouverneur de la Banque centrale) est un voleur », « Pars ! », ne sont que quelques-uns de ces graffitis concis qui en disent long en très peu de mots.
Mais en dehors des phrases qui se répètent comme un mantra dans les quartiers et sur les murs, on trouve de nombreux dessins plus élaborés, plus symboliques. Le phénix, par exemple, symbole libanais toujours évoqué dans les circonstances difficiles ou lorsqu’un événement violent ravage le pays, a fait son retour dans les graffitis de l’insurrection d’octobre, désignant « un peuple qui ne meurt pas » et « renaît de ses cendres » après la tourmente, etc. Le doigt d’honneur a également été un symbole abondamment utilisé, à un moment où les manifestants n’avaient plus rien à dire à la classe dirigeante et à ses gangs au pouvoir. Ils ont peint le majeur dans des fresques murales, l’ont accroché comme une affiche, et l’ont reproduit en manifestant, levant simplement le doigt, pour que les caméras et le monde entier le voient.
Dans un graffiti, l’artiste Rola Abdo a peint un jeune visage fixant l’image de sa « patrie », mais l’un de ses yeux est crevé. C’est un salut implicite aux dizaines de manifestants qui ont perdu un œil, touchés par les balles en caoutchouc tirées par les forces de sécurité et la police anti-émeute. D’autres peintures murales représentent des hommes politiques libanais sous forme de caricatures, des corps nus ou des créatures grotesques. Le graffiteur et activiste Salim Mouawad a peint plusieurs fresques représentant les « taureaux de la révolution », autrement dit, ses personnages fétiches et les personnes qui rejettent le sectarisme en exigeant de passer à un État laïc.
Toujours dans le centre de Beyrouth, près de Khandaq al-Ghamiq, un immense graffiti dessiné par Aya Debs, Ibrahim Tallaih et Youssef Tallaih, représente un jeune homme torse nu portant le célèbre masque V pour Vendetta, avec une fille masquée à ses côtés. Le graffiti fait revivre une formule devenue virale lors des manifestations de la « crise des ordures » de 2015 : « Gloire aux infiltrés ». À l’époque, les manifestants étaient accusés d’abriter parmi eux des émeutiers et des terroristes, prétexte utilisé par les forces de sécurité pour recourir à la violence afin de réprimer les mouvements dans la rue. Lors des manifestations du 17 octobre, les mêmes accusations ont été portées, et l’État a fait circuler l’idée que des émeutiers infiltrés existaient parmi les manifestants « propres », et que les autorités avaient donc parfaitement le droit d’exercer une contrainte violente sur ceux qu’il considérait comme des « manifestants contaminés ».
L’art du graffiti, comme toujours à l’affût, répondait aux accusations sans fondement en caractères « gras » par des créations artistiques et populaires à la fois accessibles et agréables à l’œil. Et si les messages sur les murs reflétaient des points de vue variés au sein du mouvement, il était clair que les grandes positions étaient unanimes : contre la corruption, contre le sectarisme, contre le pillage…
Les places, plateformes alternatives
Sur les places du 17 octobre, des projections de films critiques ont également eu lieu, en particulier dans l’ancien bâtiment « Bayda » (l’Œuf, également connu sous le nom de Cité du cinéma) au centre-ville, qui a été détruit par la guerre civile et qui n’a pas été restauré, icône témoin de la division de la ville. L’affluence a été telle qu’on a craint que certaines parties de la structure ne s’effondrent, si bien que les projections se sont poursuivies sur d’autres places et dans d’autres espaces.
Parmi les activités récurrentes sur les places figuraient les séminaires ouverts au cours desquels des experts en économie se relayaient pour expliquer les ambiguïtés de la crise en cours. Au cours de ces discussions, tout le monde pouvait intervenir et argumenter dans une atmosphère sûre qui a rarement connu des perturbations. Les tentes de Tripoli ont été particulièrement actives, car elles ont offert aux jeunes de la ville un espace dont ils avaient bien besoin pour échanger des idées et poser des questions.
Loin des écrans de télévision et des plateformes en ligne, ces espaces de rassemblement nouvellement découverts où les gens pouvaient regarder des films ou assister à des discussions ouvertes constituaient des plateformes alternatives « en direct » qui accueillaient tout le monde. Un échange omnidirectionnel était désormais possible. Chacun avait une voix et pouvait l’utiliser. Malheureusement, les gens se sont repliés chez eux au fur et à mesure de l’intensification de la crise du coronavirus (et en même temps de l’accélération de l’effondrement financier), et la scène libanaise manque aujourd’hui de la vitalité que les places du soulèvement du 17 octobre ont su apporter…
Traduit de l’anglais par Elias Jabre
1Ce texte est constitué de larges extraits d’un article publié dans le journal Assafir Al-Arabi le 18/12/2020 en arabe, et traduit ici en français : https://assafirarabi.com/en/36517/2021/03/08/what-it-takes-to-protest-adventures-and-initiatives-in-the-world-of-lebanons-october-17-uprising-2-2/. Cet article est la seconde partie d’un autre texte également disponible dans le journal Assafir Al-Arabi qui se concentrait, quant à lui, sur la question des médias.
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