La guerre à la drogue fait rage, et ces derniers temps, elle s’était imposée semble-t-il sans discussion. Les fusillades, les morts, les quartiers en proie au trafic, c’est, à l’évidence, une urgence : Place net XXL, c’est le mot d’ordre du gouvernement. Ce mardi 2 avril, trois nouvelles opérations anti-drogue ont été annoncées à Nantes, Toulouse et Strasbourg. Sauf que la veille, au 1er avril, l’annonce de la légalisation du cannabis en Allemagne a introduit une faille d’où surgit, une nouvelle fois, ce serpent de mer : la légalisation du cannabis, recommandée par une succession de rapports, dont le dernier le 5 mai 2021, par la mission d’information parlementaire aboutissait à la proposition d’une « légalisation encadrée et régulée du cannabis ». Les rapporteurs, Caroline Janvier et Jean Baptiste Moreau, tous deux députés de la majorité présidentielle, étaient persuadés que le débat allait s’ouvrir sur cette question.
Ce n’est pas ce qui s’est passé, le tournant répressif s’est au contraire renforcé depuis la nouvelle mandature, ce qui se traduit par une escalade continue d’une violence meurtrière. Car du point de vue de l’expertise, il n’y a pas de doute possible, la stratégie adoptée par les pouvoirs publics en France exacerbe la violence du trafic. Le ministre de l’Intérieur entend réprimer tous les maillons de la chaîne, usagers de drogues, trafiquants de rue et gros trafiquants. C’est la stratégie de la guerre à la drogue dont l’objectif est d’éliminer la production, le trafic et la consommation des drogues illicites, stratégie qui s’est révélée inefficace et même contre-productive. Elle a pour principale conséquence d’engendrer une criminalisation de masse et de rendre les marchés illicites plus instables et plus violents. Ainsi, le démantèlement des points de deal exacerbe la concurrence entre trafiquants, ce dont le ministre se félicite : la fébrilité des trafiquants témoignerait de l’efficacité des forces de police.
« Faire place nette », c’est-à-dire éliminer le trafic de drogues partout en France, ce serait la condition sine qua non pour garantir la tranquillité et la sécurité des habitants. Voilà qui ne devrait pas rassurer les habitants, qui par expérience, constatent que les petits trafiquants de rue se remplacent aisément. Plutôt que de lutter contre le cannabis, ne vaudrait-il pas mieux lutter contre l’utilisation des armes à feu et autres violences ?
C’est précisément ce que propose une expertise fondée sur la comparaison des résultats selon les stratégies et les dispositifs, santé ou sécurité. Ainsi, concernant les problèmes posés les marchés des drogues illicites, le Consortium international sur les politiques des drogues (IDPC), recommande d’accorder la priorité à la réduction des conséquences les plus dommageables liées au marché des drogues comme la violence, la corruption, le blanchiment de l’argent1. C’est là un changement de perspective aussi radical que l’a été la réduction des risques liés à l’usage de drogues au milieu des années 1990. En termes de sécurité, il s’agit d’abord de recentrer la répression sur les responsables de l’expansion du marché des drogues plutôt que le bas de la chaîne, consommateurs, petits dealers de rue, mules qui transportent la marchandise dans leurs corps ou encore petits cultivateurs, qui tous ont été jusqu’à présent les principales cibles de la guerre à la drogue.
L’enjeu est de définir les priorités de l’action publique avec des stratégies de dissuasion ciblée. Ainsi, les organisations trafiquantes transnationales qui ont investi les ports d’Anvers, de Rotterdam ou de Hambourg se sont révélées particulièrement menaçantes en termes de violence et comme en termes de corruption.
La France peut mener des actions contre le trafic transnational en coordination avec ses voisins européens, mais au niveau national, la stratégie adoptée maintient un objectif d’intervention tout azimut, en commençant par ceux qui sont désignés comme les premiers coupables à savoir les consommateurs : « il n’y aurait pas de marché de la drogue s’il n’y avait pas de consommateurs » a répété le ministre de la justice après le ministre de l’intérieur.
Mais les consommateurs existent et l’expérience de ces trente dernières années a montré que les seules actions efficaces les concernant relèvent du champ de la santé avec la réduction des risques liée à l’usage mais aussi dans le soin et dans la prévention. Les pays européens en ont pris acte avec à minima des mesures de décriminalisation de l’usage et de la petite détention afin d’éviter toute incarcération. En France, Il y a toujours des usagers incarcérés dans la mesure où la détention pour consommation personnelle n’est pas distinguée du trafic. Pour l’essentiel les personnes incarcérées sont des petits trafiquants de rue, condamnés ainsi à l’exclusion sociale et à l’enfermement dans la délinquance. Il conviendrait de distinguer les auteurs de violence des acteurs non violents du marché illicite. Les alternatives à l’incarcération sont recommandées pour les acteurs non violents tandis que la dissuasion doit cibler les personnes et les gangs les plus violents. Aux États-Unis, l’opération Cessez le feu (Operation Ceasefire) à Boston sert de référence pour ce qui concerne ce ciblage sélectif. À l’opposé de la tolérance zéro qui sévissait dans les années 90, la stratégie policière et judiciaire s’est donnée pour objectif la réduction des homicides commis par des gangs violents sans chercher à réduire le marché des drogues. Cette stratégie, négociée avec tous les acteurs y compris les jeunes appartenant aux gangs, a obtenu une baisse de 66 % des homicides après le lancement des opérations en 19962. Au reste, l’action ne s’est pas limitée à la répression, elle s’est accompagnée d’actions d’insertion pour les jeunes du quartier appartenant ou non aux gangs.
Dans la lutte contre le trafic, l’Allemagne vient de franchir un pas de plus avec la légalisation du cannabis, une stratégie de régulation que recommandent désormais les experts internationaux réunis dans la commission globale de politique en matière de drogues3. Malte avait déjà franchi ce pas ainsi que le Luxembourg et d’autres pays vont suivre, dont tout d’abord la Suisse, les Pays-Bas et la Tchéquie. Les résultats obtenus par les États qui ont fait le choix de la légalisation sont attentivement suivis. Si le marché illicite du cannabis n’est pas éradiqué, du moins, est-il sensiblement réduit. Son évolution dépend de plusieurs facteurs dont la capacité du marché légal à entrer en concurrence avec le marché noir, mais aussi le type de cadre légal adopté. Les traditions de violence et de corruption, différentes selon les États sont également un facteur à prendre en compte. Il est difficile de prévoir quelle sera l’incidence de la légalisation du cannabis sur le crime organisé.
Quoiqu’il en soit, nous n’en avons pas fini avec les conséquences désastreuses de la prohibition des drogues. Il faut se souvenir que les organisations mafieuses engendrées par la prohibition de l’alcool aux États-Unis ont perduré bien au-delà de son abrogation en 1933. Du moins peut-on éviter de continuer à alimenter le crime organisé transnational, protéger la santé des consommateurs et pacifier autant que possible les relations que les êtres humains entretiennent entre eux.
1https://idpc.net/fr/principes-politiques
2IDPC – La_dissuasion_ciblee_le_ciblage_selectif_le_trafic.pdf
3f2020report_FR_web_0.pd.pdf / Commission globale de politique en matière de drogues : « L’application des lois sur les drogues, viser les responsables du crime organisé », 2020).