Les urinoirs à mouches de l’aéroport Schipol à Amsterdam peuvent servir d’emblème à une nouvelle génération de doux rêveurs. Ceux des années 1960 s’entichaient de Peace on Earth ; ceux des années 2000, de Piss on Target. Après avoir placé l’autocollant d’une grosse mouche au fond des urinoirs, les autorités de l’aéroport ont observé que les hommes visaient spontanément le dessin de l’insecte, réduisant de 80 % les éclaboussures à éliminer par les équipes de nettoyage, accélérant le travail de ces dernières – et donc diminuant la note des frais d’entretien. À l’autre extrémité de la chaîne alimentaire, les responsables de certaines cantines scolaires se sont livrés à des expérimentations ingénieuses : mettre des carottes râpées plutôt que des frites à hauteur de vue des enfants, localiser les jus de fruits au milieu du passage en reléguant les soft drinks dans un îlot excentré, inclure les desserts dans le parcours standard de choix à trois plats ou ne les rendre accessibles que par une queue séparée – voilà qui peut faire varier la consommation de certaines denrées de 25 %.

Ce type d’« architectures du choix » (bien connu des designers de gondoles dans la grande distribution) a pour conséquences lointaines des variations sensibles dans les taux d’obésité, de diabète ou de cholestérol des populations concernées. Doug Kempel, qui vend les mouches autocollantes en ligne, a pour objectif de « sauver le monde, urinoir après urinoir » puisque, au-delà des frais de nettoyage, son produit permet de diminuer sensiblement l’utilisation de produits nocifs. Nous entrons dans l’ère du green pissing, fille naturelle de celle du green washing.

Qu’est-ce que de tels dispositifs (et les argumentations élaborées pour les promouvoir) nous indiquent quant au statut de la volonté individuelle dans les évolutions du libéralisme ? En quoi le « paternalisme libertarien » qui promeut le recours à ces dispositifs constitue-t-il une aberration ou au contraire une évolution nécessaire du néolibéralisme qui a conquis la planète depuis les années 1980 ? Comment les architectures du choix s’articulent-elles à l’augmentation médicamentée de la puissance morale (moral enhancement) discutée dans l’article précédent de ce dossier ? Voilà ce qu’essaieront d’éclairer les pages qui suivent.

Gouverner par les nudges

Ces mouches à urinoirs et autres têtes de gondoles rentrent dans la catégorie des nudges (« coups de pouce »), dont un best-seller éponyme, signé par Richard H. Thaler & Cass R. Sunstein, donnait pour première traduction une méthode douce pour inspirer la bonne décision 1. Selon une définition plus développée, le terme de nudge désigne « tout aspect de l’architecture du choix qui modifie de façon prévisible le comportement des gens sans interdire aucune option ou modifier de façon significative les incitations financières. Pour être considérée comme un simple nudge, l’intervention doit pouvoir être évitée facilement et à moindres frais. Les nudges n’ont aucun caractère contraignant » (p. 25). Les principaux domaines d’application discutés par Thaler & Sunstein concernent les décisions relatives à l’épargne, aux stratégies d’investissement, aux engagements de crédits et de dettes, aux systèmes de retraite et d’assurance-maladie, aux dons d’organes et aux réglementations écologiques.

Dans tous les cas envisagés, quelques règles assez simples régissent le travail de design opéré par les architectes du choix. Leur ressort le plus efficace est à chercher dans les options par défaut. Celles-ci font en sorte qu’en l’absence de choix explicite de la part des utilisateurs, les options qui sont les plus avantageuses (pour eux-mêmes ou pour la collectivité) seront sélectionnées automatiquement. Ainsi, au moment de demander aux gens s’ils acceptent de donner leurs organes en cas de décès, s’il faut cliquer sur une case pour accepter d’être donneur d’organe, seuls 42 % se déclarent tels, alors que si l’option par défaut est le don, seuls 18 % cliquent pour refuser de l’être – le taux d’acceptation doublant pour se monter à 82 % (p. 299).

Une autre stratégie centrale dans les dispositifs de nudge est le retour d’information. Reprenant des travaux de Clive Thompson, Thaler & Sunstein pointent les effets de l’Ambient Orb, « une petite sphère lumineuse qui rougit quand le client utilise beaucoup d’énergie [électrique] mais verdit quand sa consommation reste modeste » – gadget qui induit une réduction de consommation d’énergie de 40 % aux heures de pointe (p. 326). L’efficacité de tels retours d’information conduit à favoriser les politiques de divulgation obligatoire : laisser les grandes entreprises décider librement de leurs pratiques environnementales en les soumettant à des exigences précises de divulgation paraît entraîner un infléchissement significatif de leurs décisions d’investissement, principalement sous l’effet de leur crainte des conséquences funestes de toute publicité négative (p. 320).

Les nudges peuvent aussi fournir leur coup de pouce par manipulation de saillance, illustrée par les urinoirs à mouche, de façon à « diriger l’attention des gens sur les éléments susceptibles de les inciter à prendre telle ou telle décision ». Ainsi, « augmenter le prix de l’électricité aura certainement un effet [de diminution de la consommation], mais donner de la saillance à ces augmentations en aura bien plus » (p. 180), comme ce serait le cas en fournissant un thermostat programmé pour afficher le coût horaire de chaque degré de plus. Cela converge avec ce que de nombreuses études ont désigné du nom d’effet-mesure : « lorsqu’on demande aux gens ce qu’ils ont l’intention de faire, cela accroît la probabilité qu’ils agissent conformément à leur réponse. […] Si vous demandez aux gens, la veille de l’élection, s’ils ont l’intention de voter, vous augmentez de 25 %, ni plus ni moins, la probabilité qu’ils votent effectivement » (p. 129-130).

Un autre procédé de nudge au pouvoir considérable – surtout à l’âge des réseaux sociaux et des traces numériques – repose sur le balisage de repères permettant à l’individu de situer ses pratiques et ses goûts en fonction de ceux des autres. Les habitants de maisons indépendantes utilisant plus d’énergie que la moyenne tendent à réduire significativement leur consommation quand on les informe que leurs voisins sont plus économes qu’eux (p. 127). Dans le même ordre d’idées, Mathew Salganik a distribué à différents groupes d’individus, formant des collectivités de choix étanches les unes envers les autres, une même liste de chansons inconnues attribuées à des musiciens inconnus. Les auditeurs ont généré des hit-parades complètement différents selon les groupes, avec pour principale constante que le seul fait qu’un titre soit marqué comme ayant été déjà écouté par autrui suffit à augmenter son nombre d’écoutes ultérieures (p. 115). Les premières écoutes engendrent donc des effets de frayages dirigeant de façon souvent irréversible les écoutes, et donc les taux de popularité, situés en aval.

Un paternalisme libertarien

Qu’y a-t-il d’autre à trouver ici qu’un readers’ digest de psychologie expérimentale, habilement empaqueté sous la rubrique éditoriale du « développement personnel » ? La façon dont les auteurs se positionnent dans le champ idéologique ajoute une ambition nouvelle au catéchisme du nudge. Richard H. Thaler est professeur d’économie à l’université de Chicago et, selon ce qu’on est en droit d’attendre de ses collègues Nobélisés, le livre se place sous le patronage du « regretté Milton Friedman » et de sa dévotion à « la liberté de choix pour tous » (p. 23). Cass R. Sunstein, juriste qui se réfère à Friedrich Hayek aussi volontiers qu’à John Stuart Mill, est devenu l’un des conseillers les plus prééminents de l’administration Obama. Il ne faut pas s’étonner de voir les deux auteurs se réclamer d’une « nouvelle voie » qui n’est « ni de gauche ni de droite, ni démocrate ni républicaine » (p. 39). Cette troisième voie a pour nom « paternalisme libertarien » – et elle mérite d’être analysée un peu plus précisément que comme une liste hétérogène d’aides pratiques à la bonne décision.

Si l’aspect libertarien, inspiré de Hayek et de Friedman, pousse les auteurs à se méfier profondément de tout ce que l’État peut imposer comme contrainte à ses citoyens (même s’ils ne nient pas le fait que certaines de ces contraintes peuvent parfois être justifiées), l’aspect paternaliste « résulte de la conviction qu’il est légitime d’influencer, comme tentent de le faire les architectes du choix, le comportement des gens afin de les aider à vivre plus longtemps, mieux et en meilleure santé » (p. 24). Au sein du petit monde (néo)libéral et à l’instar de toute une série d’auteurs travaillant à la jointure entre psychologie et économie, comme Daniel Kahneman et Robert Schiller qu’ils citent favorablement, Thaler et Sunstein se distinguent de l’Ecole de Chicago en rejetant la prémisse d’un agent économique supposé « rationnel », c’est-à-dire capable d’optimiser ses choix en fonction des informations disponibles. Tout au long de leur ouvrage, les auteurs divisent en deux les visions disponibles du champ social : d’un côté, la théorie économique orthodoxe, qui considère les humains comme des « écones » (homo economicus idéal, raisonneur infaillible, calculateur incollable et enquêteur parfaitement informé) ; de l’autre côté, leur paternalisme libertarien, basé sur le comportement des « simples mortels ». Ce paternalisme se justifie par le fait que, « dans de nombreux cas, les individus prennent d’assez mauvaises décisions, qu’ils n’auraient pas prises s’ils y avaient consacré toute leur attention, s’ils avaient possédé une information complète, des aptitudes cognitives illimitées et une totale maîtrise de soi » (p. 24).

Autrement dit : le paternalisme libertarien est cette version du néolibéralisme qui prend acte des implications sociopolitiques de l’économie de l’attention – dont le premier principe est de nous faire reconnaître que l’attention humaine est une ressource limitée, de plus en plus précieuse, parce que de moins en moins proportionnée à l’intrication croissante de nos modes de vie.

Court-circuiter l’embarras du choix

De nombreux best-sellers se plaignent depuis plusieurs années d’un sentiment d’écrasement sous la « tyrannie du choix »2 : nous autres, « simples mortels » dont les ressources attentionnelles sont limitées, ne parvenons plus à faire face à toute la myriade de choix que nous offrent à tout instant nos modes de vie et de consommation. Quel dentifrice choisir, quel produit de lessive, quelle destination de vacances, quel package proposé par quelle agence de voyage, quelle option au sein du package choisi, quel mode de paiement ?… Chaque étape impose au consommateur une surabondance de choix qui ne peuvent être que frustrants : nous devrions consacrer à chacun d’eux un temps d’étude et de réflexion qui absorberait l’essentiel de notre journée si nous voulions nous donner les moyens de faire « le bon choix ». Et dans un univers hyper-compétitif régi par les impératifs de maximisation et d’optimisation, un « bon choix » n’est rien s’il n’est pas le meilleur choix possible. Faute de quoi, cette exigence d’optimisation insinue le sentiment d’être démuni, insuffisant, incapable, inférieur à ce qu’on pourrait être – ou alors, sur le mode agressif plutôt que dépressif, le soupçon d’avoir été grugé.

Le complexe du FOMO (Fear Of Missing Out), la peur de rater quelque chose de mieux ce que l’on fait, est endémique dans le monde créé par le néolibéralisme consumériste. Les politiques de l’offre multiplient les marchandises, tandis que l’idéologie de l’individu auto-entrepreneur tend à faire grimper à l’infini le « coût d’opportunité » : chaque fois que j’achète une marchandise X ou que j’accomplis une action Y, j’ai d’excellentes raisons de penser qu’une marchandise X’ ou une action Y’ auraient pu m’être plus avantageuses. L’embarras du choix croît plus rapidement, et plus douloureusement, que le choix lui-même. D’où la nouvelle prière de l’homme blanc à l’ère de la surcharge attentionnelle, sur l’air de Mon Dieu, libérez-nous de la malédiction du choix (avatar du white man’s burden) : « Le choix est souvent un privilège extraordinaire, une sorte de bénédiction, mais il peut aussi devenir un poids immense, une sorte de malédiction. Le temps et l’attention sont des biens rares et précieux, et nous ne pouvons pas nous concentrer sur tout »3.

Une large part des nudges discutés par Thaler & Sunstein relèvent bien du self-help en ce qu’ils sont censés nous aider à économiser notre attention en facilitant, accélérant, présélectionnant, réduisant, automatisant nos choix individuels. En classant les choix proposés selon un chiffre magique qui agrège les recommandations des utilisateurs précédents (3,2 sur 5 étoiles), les sites d’achat ou de réservation opèrent un « filtrage collaboratif » qui nous invite à choisir les yeux fermés au sein de milliers d’options, impliquant chacune des dizaines de paramètres souvent complexes (p. 175-176). En veillant à ce que l’option par défaut soit la plus susceptible d’être la plus avantageuse aux utilisateurs, les « architectes » du choix opèrent bien comme des court-circuiteurs du choix – dont ils nous épargnent le pesant embarras. Le titre du dernier livre de Sunstein est à cet égard symptomatique : Choosing not to choose, « choisir de ne pas choisir ».

Telle est bien la prémisse de cette « méthode douce pour inspirer la bonne décision » : étant donné la « faillibilité humaine » des « simples mortels », due au fait que « leur attention est limitée », nous formons « une foule d’individus très occupés, faisant de leur mieux pour s’en sortir dans un monde complexe où ils n’ont pas le temps de réfléchir profondément chaque fois qu’ils doivent prendre une décision » (p. 76). Et telle est bien « la règle d’or du paternalisme libertarien », qui synthétise les principaux cas dans lesquels il est légitime d’inspirer la bonne décision par le recours aux nudges : « les gens ont besoin d’être mis sur la bonne voie lorsqu’ils doivent prendre des décisions difficiles auxquelles ils sont rarement confrontés, dont ils ne connaîtront pas les effets avant longtemps ou lorsqu’ils ont du mal à traduire certains aspects de la situation en termes compréhensibles » (p. 135-136). Les nudges ont bien le même effet que les pilules de moraline promues par les avocats du moral enhancement : nous adapter automatiquement à un univers sur-intriqué dont nos capacités limitées de « simples mortels » ne nous permettent plus d’assurer la reproduction.

Du réfléchi à l’infra-perceptif

Ces belles déclarations, pragmatiques et généreuses, d’aide à la prise de décisions complexes et difficiles ne correspondent toutefois que d’assez loin aux urinoirs à mouche de l’aéroport de Schipol. Peu de mâles se trouvent embarrassés par la complexité des choix qui se présentent à eux lorsqu’ils entreprennent de vider leur vessie dans des toilettes publiques. De même pour les utilisateurs de la cantine : hormis les quelques névrosé(e)s qui comptent leurs calories et leurs grammes de matières grasses, il s’agit moins de les aider à réfléchir plus vite et plus efficacement que de les guider vers de meilleurs comportements irréfléchis.

Le cas le plus intéressant de ce point de vue est celui des nudges subliminaux, c’est-à-dire des injections et distorsions sensorielles affectant les perceptions des habitants d’un environnement sans qu’ils puissent s’en apercevoir. Pourquoi ne pas diffuser dans les bars et les restaurants des messages subliminaux susurrant « Boire ou conduire, il faut choisir » ? Pourquoi ne pas garnir les cafétérias de miroirs déformants qui fassent apparaître les corps un peu plus gros qu’ils ne le sont ? Les paternalistes libertaires envisagent ces possibilités, pour soumettre l’acceptabilité de tels nudges à la règle du « principe de publicité », qui « interdit au gouvernement de choisir une politique qu’il ne pourrait ou ne voudrait pas défendre publiquement face à ses propres citoyens » (p. 384). Savoir que des messages subliminaux nous traversent « pour inspirer la bonne décision » ne suffit nullement à neutraliser leur effet (même si l’effet des messages subliminaux est en réalité l’objet de débats contestés4).

On voit ici qu’à force de petits coups de pouce, ce qui se présentait comme une aide à la prise de décision, justifiée par notre surcharge attentionnelle, se trouve cautionner un véritable court-circuitage de la décision : l’organisme humain est formaté pour son bien-être par le paramétrage méticuleux d’un environnement reconditionné, qui s’adresse à lui non en termes de choix réfléchis, mais de stimuli-réponses relevant du réflexe infra-perceptif.

L’impossible neutralité

C’est lorsqu’ils doivent défendre leur paternalisme contre les attaques des libertariens orthodoxes que Thaler & Sunstein entrent dans les argumentations les plus intéressantes et les plus révélatrices. Par rapport aux cas classiques des architectures du choix conçues pour la souscription d’une assurance-maladie ou d’un fonds de pension, le cas des urinoirs, des messages subliminaux ou des miroirs déformants met en lumière deux déplacements. D’une part, comme on vient de le voir, on passe du domaine de la réflexion (plus ou moins rapide, efficace ou coûteuse) à celui de comportements réflexes pré-conscients. Les nudges ont la capacité d’orienter notre attention sans même que nous le remarquions. C’est bien de cette façon qu’ils sont présentés dès le début du livre : « Des petits détails, apparemment insignifiants, peuvent avoir un impact énorme sur le comportement des gens. […] Dans de nombreux cas, ces petits détails tirent leur efficacité du fait qu’ils attirent l’attention des utilisateurs dans une direction bien précise » (p. 21). On a vu toutefois qu’il s’agit souvent d’une attention paradoxale, inattentive, propre aux phénomènes de priming qui orientent nos attentes sans même que nous en ayons conscience.

D’autre part, le paternalisme dont participe la manipulation de notre attention à notre insu est justifié par le fait que ladite attention est inévitablement conditionnée par les innombrables paramètres sensibles de notre milieu. Intentionnellement disposé de cette façon ou non, tout état de choses nous influence bien au-delà de ce que nous en percevons de façon consciente : « d’une manière générale, il faut partir du principe que «tout compte» » (p. 21). L’erreur des libertariens (non-paternalistes) « est de croire qu’il est possible d’éviter d’influencer les choix que font les individus » (p. 32). Il faut bien qu’un certain mets soit placé en première position quand vous entrez dans une cantine, ou qu’un certain produit figure en tête de gondole quand vous entrez dans un magasin. Même si « une étude a montré qu’un candidat dont le nom figure en première position [sur la liste des impétrants à une élection] gagne environ 3,5 points en pourcentage lors du vote » (p. 387), il faut bien que la liste commence, et donc qu’un des noms en occupe la tête – malgré l’évidente injustice de l’avantage dont il dispose ainsi.

En matière d’agencement de notre environnement sensible, un parti pris de neutralité est donc illusoire. Une non-intervention n’est aucunement synonyme de justice : elle n’exprime que le choix d’entériner les injustices inhérentes au statu quo. C’est précisément en ce point que le paternalisme libertarien en arrive à corroder de l’intérieur le néolibéralisme dominant. On lit ici à front renversé les combats qui font rage aux USA depuis de nombreuses années entre, d’un côté, les partisans religieux du principe créationniste d’Intelligent Design, voulant que l’ordre observé dans la Nature résulte de la volonté providentielle d’un Dieu bienveillant, et, d’autre part, les partisans athées et scientifiques d’un ordre darwiniste, spontané et immanent. Le paternalisme libertarien en appelle à un Intelligent Design à réinjecter – par des nudges humains (trop humains) – dans notre monde immanent d’ordre spontané, dont les milieux sont souvent agencés de façon clairement non-optimale.

Design ubiquitaire et méta-volonté environnementale

En acceptant l’impossibilité de neutralité dans un monde humain où tout et tous s’influencent sans cesse, généralement sans le savoir ni le vouloir, Thaler & Sunstein nous placent dans un univers où le design est appelé à devenir ubiquitaire. « Il y a des nudges partout, même où nous ne les voyons pas. L’architecture du choix, qu’elle soit bonne ou mauvaise, est omniprésente et inévitable » (p. 399). C’est déjà de plus en plus le cas, bien entendu, sous l’emprise de finalités majoritairement commerciales, orientées vers les profits privés. En mettant en scène, dans la plupart de leurs exemples, des architectes du choix ingénument soucieux du bien-être des utilisateurs, et en soulignant l’utilité de voir l’État réglementer certains aspects de la vie sociale, Thaler & Sunstein invitent leurs lecteurs à envisager un design collectif, socialisé, multipliant les nudges qui nous « aident à vivre plus longtemps, mieux et en meilleure santé » (p. 24).

S’ils s’attirent la critique des libertariens de droite en justifiant ainsi certaines interventions de l’État, ils pourraient légitimement s’attirer la suspicion des libertaires de gauche (égalitaristes) lorsqu’ils souscrivent à un « paternalisme asymétrique » appelant à « concevoir des politiques susceptibles d’aider les membres les plus frustes de la société tout en imposant le moins de coûts possible à ses membres les plus éclairés » (p. 393). La distinction même entre « frustes » et « éclairés » révèle le risque d’un despotisme des experts, potentiellement aussi inquiétant que les inégalités auxquelles il s’efforce de remédier – et la position de Sunstein comme directeur des affaires de réglementation au sein de l’administration Obama témoigne à la fois des espoirs et des limites du paternalisme libertarien.

Mais l’important est peut-être ailleurs. Ce que met bien en lumière l’argumentation déployée par cet ouvrage – symptomatique en ceci de tout un développement des politiques néolibérales – c’est la neutralisation de la volonté individuelle comme fondement premier et ultime de la légitimité des choix et des institutions sociales. L’évolution de la pensée libérale en arrive à une phase où les libres choix des individus agissants ne peuvent plus supporter la complexité et l’intrication de nos rapports sociaux. La référence à la liberté de choix doit dès lors se déporter triplement.

Premièrement, le choix change de niveau ontologique et épistémique. Influencé de toutes parts (de la cantine aux urinoirs) sans même en être conscient, je ne peux plus prétendre « choisir librement » mes comportements du moment. Si l’on peut encore parler de liberté, celle-ci doit se situer à un niveau supérieur, celui d’une méta-volonté organisationnelle, qui réfléchit aux conditionnements de ma volonté agissante et qui entreprend de réagencer certains des paramètres qui la conditionnent. C’est ce que Sunstein, dans son livre le plus récent, caractérise comme une « second-order decision5 » qui serait le propre de l’humain : les autres animaux peuvent réagir à des stimuli par des comportements de premier niveau ; les humains peuvent se donner des règles de second niveau (méta-) à propos de leurs comportements, sur la base d’une réflexion qui les rend observateurs et législateurs de leurs propres agissements.

Deuxièmement, on passe d’un niveau individuel à un niveau collectif, ou plus précisément environnemental. Les véritables choix ne se situent plus dans ce que « je » fais ponctuellement ici ou là, mais dans la façon dont « nous » composons les environnements qui influenceront nos (et par conséquent « mes ») choix. À l’agentivité individualiste qui a servi de fondement à la tradition libérale se substitue ainsi une agentivité collective et écologique, qui sape les bases mêmes sur lesquelles prétend s’appuyer l’idéologie néolibérale.

Troisièmement, on passe de choix abordés en termes d’éthique ou de politique à des choix envisagés d’un point de vue éthologique et esthétique. Tout devient affaire de sensibilité. De la tique de von Uexküll à l’acheteur de sodas et à l’éclabousseur d’urinoirs, tous les organismes sont des « esthètes », en ceci que leurs comportements sont régis par le jeu d’apparences (aisthesis), de formes, de couleurs, de sons et d’odeurs pouvant faire l’objet d’artifices et d’artialisation. Les architectures du choix et le design des options par défaut sont à entendre dans cette même dimension esthétique et « artistique ».

Ce qui mérite d’être considéré, d’un certain point de vue, comme un court-cirtcuitage néolibéral de la volonté individuelle peut aussi apparaître, d’un autre point de vue, comme une politique d’augmentation esthétique du cognitif. Sauf que cette art(ific)ialisation ne garde de l’art et du design que leur dimension purement fonctionnaliste. De l’art tel que l’a valorisé la modernité, il ne reste plus rien, ni la propriété de nous faire sentir des sensations nouvelles (puisque les nudges tendent à l’infra-perceptif et à l’infra-conscient), ni la propriété de nous faire penser (différemment de nos pensées habituelles).

Un rêve d’irréflexion (ou le behaviorisme GPS)

Dans son ouvrage plus récent, Sunstein tente d’évaluer les mérites comparés de quatre modalités de (non-)choix : à mi-chemin entre le choix actif (active choosing) et les obligations ou interdictions que peut imposer l’État (mandates et bans), il explore les avantages comparés des options par défaut impersonnelles (impersonal default rules), qui s’appliquent uniformément à tous, et des options par défaut personnalisées (personalized default rules), ces dernières reposant essentiellement sur la gouvernementalité algorithmique. Lorsque Amazon, Netflix ou Walmart filtrent mes traces numériques et les comparent à celles de mes semblables, ils arrivent à personnaliser des listes de commandes ou d’achats qui, sans que j’aie à y consacrer une seconde d’attention, prennent doucement la bonne décision pour mon compte.

Sunstein en propose une analyse nuancée, qui reconnaît les inconvénients inhérents à un monde de « predictive shopping lists », dans lequel Walmart ou Carrefour m’envoient mes pots de yaourt, sachets de vitamines, cubes de tofu (sans OGM), et rouleaux de papier de toilette, sans même que j’aie à cliquer sur quoi que ce soit, tandis qu’Amazon me tient au courant de mes auteurs et chanteurs favoris, et que Netflix m’envoie les films que j’ai toujours souhaité voir (sans même savoir qu’ils existaient). Il souligne que le temps passé à choisir comporte une valeur d’apprentissage, tout en étant un garant d’agentivité et d’authenticité, là où l’absolue transparence de mes goûts pose des problèmes de privacy et d’enfermement conformiste. Pour diminuer l’emprise des « bulles de filtrage » et autres « chambres d’échos » qui me font devenir la copie de mes semblables et de mon identité passée, il prend la peine d’opérer une distinction suggestive entre, d’une part, des « architectures de contrôle » qui nous emprisonnent dans l’inertie de notre passé ou du grégarisme de nos semblables et, d’autre part, des « architectures de sérendipité » qui programment des choix par défaut visant à la surprise et à la découverte plutôt qu’à la répétition du même6.

Sa conclusion n’en est pas moins claire : « Dans de nombreux domaines, les options par défaut personnalisées sont la vague de l’avenir. […] Le temps est un bien précieux, peut-être le plus précieux de tous, et nous avons davantage de liberté, et de choix actif, si nous avons davantage de temps à notre disposition. Parfois le meilleur choix consiste à ne pas choisir. Les options par défaut personnalisées promettent de rendre nos vies non seulement plus simples, plus saines et plus longues, mais également plus libres »7. Du premier au deuxième livre discuté dans les pages précédentes, on passe du modèle de l’urinoir à mouche à celui du GPS (dont les algorithmes nous permettent de choisir de ne pas avoir à choisir notre propre route8)… On voit par là-même s’esquisser un behaviorisme tout à fait conséquent. Ce que minent de telles tendances du (néo)libéralisme avides de data, ce n’est en réalité ni la volonté individuelle ni la capacité de choix. Ce qui s’y trouve court-circuité, c’est bien plutôt le moment de la réflexion et de la délibération. Sunstein fait l’éloge du titre si bien choisi que Steve Krug a donné à son ouvrage sur le design des sites internet à succès : Don’t Make Me Think (« Ne me faites pas penser »)9.

Le déploiement de la numérisation ubiquitaire instaure un « internet des objets » dont le nom est lui aussi parfaitement choisi, puisqu’il nous transforme tous (containers, thermostats, frigos, automobiles, urinoirs, hommes, femmes et enfants) en autant d’« objets » numérisés s’ajustant automatiquement (par stimulus-réponse), sans plus requérir d’intervention subjectivée ou subjectivante. Le paternalisme libertarien semble rêver d’une société idéale où chacun aurait parfaitement les yeux en face des trous, sans risquer d’éclabousser son urinoir ni d’excéder sa taille de guêpe. Comme les moral bioenhancers discutés dans l’article de Francesco Paolo Adorno, les paternalistes libertariens (par ailleurs assez sympathiques) « nous feraient agir comme des machines qui répondent de manière automatique à des stimuli venant de l’extérieur ». Le bien-être promis par ces nouveaux utopistes, apôtres du behaviorisme GPS, est aussi parfaitement aseptisé (sans frais de nettoyage) que merveilleusement pacifié. Son seul problème est de nous pousser gentiment, coup de pouce après coup de pouce, à des comportements irréfléchis. Au nom de quoi s’en plaindra-t-on ?

1 Richard H. Thaler & Cass R. Sunstein, Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision (2008), Paris, Vuibert, 2010. Je donnerai la page entre parenthèses dans le texte, à la suite de la citation.

2 Barry Schwartz, The Paradox of Choice. Why More Is Less, New York, Harper, 2004 ; Renata Salecl, The Tyranny of Choice, New York, Profile Books, 2011.

3 Tel est l’incipit du dernier livre de Cass R. Sunstein, Choosing Not to Choose, Oxford University Press, 2014, p. IX.

4 Charles R. Acland, Swift Viewing : The Popular Life of Subliminal Influence, Durham, Duke University Press, 2012.

5 Sunstein, Choosing Not to Choose, op. cit., p. 13.

6 Ibid., p. 161-163.

7 Ibid., p. 208.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 35.