Cette publication a bénéficié d’un financement du projet NesT du programme MSCA-RISE selon le grant agreement No 101007915.

This project has received funding from the MSCA-RISE programme under grant agreement No 101007915

Vieillesse et IA

Je suis artiste plasticienne, et dans le cadre de ma thèse sur la finitude et l’IA j’ai mené entre le mois d’août 2022 et le mois d’octobre 2023 une quinzaine d’ateliers artistiques qui s’adressaient à sept personnes résidant dans un EHPAD de la Ville de Paris1. L’idée était de les inviter, via une série de séances individuelles et collectives, à écrire avec de l’argile et avec une IA générative de texte, basée sur le modèle de langage GPT‑3.

Ce projet s’inscrit dans une double réflexion sur l’IA et sur la vieillesse, dont les dimensions physiques et matérielles ont tendance à être invisibilisées. Alors que l’absence d’imagination à l’égard de la vieillesse rend la transformation irréductible de nos corps abstraite et impensable, la conception contemporaine de l’information l’isole des conditions et spécificités de son organisation matérielle. La relégation du corps humain et de l’infrastructure computationnelle dans les marges de notre perception réduit la vieillesse et la technologie à des clichés, à des images dénuées de toute réalité.

C’est ce manque de représentations qui m’a poussée à inscrire mon projet dans une résidence à l’EHPAD Furtado Heine. En proposant à des personnes âgées d’entrer en contact avec une IA au moyen de la manipulation d’argile, j’ai voulu rendre compte de la dimension concrète et matérielle des corps (organiques et techniques), ainsi que réhabiliter le mou, la fatigue et la vulnérabilité comme des propriétés constitutives de la vie, de la pensée, de la créativité.

La matérialité de l’argile

La première question qui s’est posée au début des ateliers est celle de l’introduction à l’IA. Comment faire percevoir cet hyperobjet 2 à des personnes qui ne sont pas en contact direct avec lui, qui n’ont pas grandi avec internet et se sentent parfois coupées des technologies numériques ? J’ai alors pensé à l’argile. Et si je donnais un corps d’argile à cette IA, que les personnes pourraient toucher, pétrir, et dans lequel elles pourraient enfouir des mots (au sens figuré) et des petits objets (au sens littéral) ? Ce bout d’argile s’apparentait au travail de l’IA qui a besoin d’absorber des données pour apprendre.

Or l’argile ne se trouve pas toute faite : il faut précisément la faire… Je suis allée en chercher moi-même un gros sac dans une carrière à Provins, mais un processus laborieux, long et complexe a été nécessaire pour transformer les blocs d’argile durs semblables à de gros cailloux reçus de la mine en la matière (mal nommée « première ») dont la plasticité peut s’offrir ensuite au travail artistique (immersion dans l’eau pendant soixante-douze heures pour qu’elle redevienne liquide, dépôt entre deux plaques de plâtre pour absorber le trop plein d’eau, etc.). Durant toutes ces opérations, quelque chose de très organique et délicat, lié à la mollesse progressivement obtenue de l’argile, s’est mis à faire lien entre les corps âgés soignés à l’EHPAD et la matière tantôt lavée, tantôt séchée de l’argile que je manipulais comme un trésor ou un nourrisson.

Les leçons de la mollesse

Le matériau enfin prêt, je l’ai apporté aux résident·es pour la première phase des ateliers : trois séances individuelles où j’ai proposé aux personnes de se raconter tout en manipulant un morceau d’argile. Le langage était ici relié au toucher. À la différence de l’ouïe ou de la vision, le toucher offre un contact avec la matière qui est celui de sentir et d’être senti. J’ai aussi proposé aux personnes un geste, qui était celui d’enfouir dans la pâte un objet de leur quotidien. Ce geste résonnait par analogie avec l’IA, qui apprend à partir des données qu’on lui donne. En plaçant des objets personnels dans l’argile, les personnes pouvaient se représenter le fonctionnement du modèle de langage que nous allions utiliser par la suite. Au fil de nos séances, l’argile est ainsi devenue le réceptacle de la mémoire de la personne, elle était informée par elle, tout comme un réseau de neurones est informé par des données.

Ce que je n’avais pas anticipé à travers cette approche, c’était ce que Géraldine Mosna-Savoye appelle « la force du mou ». En plus de donner à des personnes très souvent « manipulées » par le personnel soignant de l’EHPAD la satisfaction de pétrir une matière à leur tour, les qualités informes de l’argile leur ont permis de se laisser aller à l’inconnu du processus créatif : « Au cœur de la mollesse éclosent bien plutôt les pousses de l’avenir. Un façonnage inconscient a lieu. Une solitude endormie se dessine. Un affaissement s’impose pour élaborer une liberté déjà effective, mais pas encore efficace3 ».

De mon côté, cette force du mou m’a troublée par le contact d’un lieu et de personnes dont le rythme et le rapport à l’action ont mis au défi mes mécanismes de travail : « La mollesse nous oblige ainsi à repenser notre rapport à la maîtrise, elle dessine une autre manière d’exercer notre volonté : non pas toute-puissante, surplombante, mais agissant par touches, s’adaptant aux circonstances et à son état4 ». Entrer dans le projet par le mou, dans un endroit où la mollesse est omniprésente, s’est avéré être une méthode riche et transformatrice pour envisager autrement ce que nos utilisations de l’IA ont à la fois de rigide/mécanique/instantané et de mou/modulable/exploratoire.

Apprendre à déparler

La deuxième phase des ateliers mobilisait non plus l’argile, mais une IA générative de texte basée sur le modèle de langage GPT‑3. Disponible sur la plateforme Playground de OpenAI, je l’ai « optimisée » (fine-tuned) avec la parole des personnes participantes, que j’ai enregistrées quand elles manipulaient l’argile. La façon dont nous avons procédé pour écrire était toujours la même : la personne me dictait des phrases que je retranscrivais sur l’ordinateur, puis nous demandions au modèle de langage de générer une phrase ou un paragraphe à partir de ce que la personne venait d’écrire. C’est selon cette logique de complétion et de va-et-vient entre la personne et la machine que les textes ont émergé.

La retranscription automatique et le mélange des données entre les personnes a engendré un modèle de langage curieusement instable. Les phrases générées par GPT‑3 étaient souvent bizarres et lacunaires, contenant beaucoup de répétitions. Il n’était pas toujours aisé de savoir si ces redondances étaient dues au peu de données entrées dans le système (21h de parole environ) ou à la façon de parler des personnes, qui comprenait elle aussi un grand nombre de répétitions.

Lorsque le langage se délite, il est difficile de savoir si c’est GPT‑3 ou la personne qui écrit. Le sens du texte ne cesse de fluctuer, d’osciller. Un peu comme avec les générations de la machine, les phrases que me dictaient certaines personnes étaient poreuses, ambiguës, offertes à de multiples interprétations. On s’émerveille d’entendre nos IA parler : mais leur introduction en EHPAD apprend plutôt à entendre humains et machines déparler − terme par lequel Patrick Chamoiseau désigne une expression « pas-claire » qui échappe à la fois au locuteur·ice et à son interlocuteur·ice5.

Faire place à la fatigue

Dans sa tentative d’élaborer une phénoménologie de la fatigue, Jonathan Sterne dénonce notre façon commune d’« accepter une certaine définition politique de la fatigue, enracinée dans un sujet énergétique et son épuisement6 ». Penser la fatigue comme une absence d’énergie, c’est présupposer qu’il existerait un état antérieur à la fatigue qui serait tonique ou énergique (la jeunesse). Faisant l’expérience d’une invalidité (impairment) engendrant une fatigue continue, Sterne en tire une critique d’une économie politique qui ne veut reconnaître que des corps optimisés. Par contraste, il envisage « un temps crip [qui] consiste à façonner le monde pour le sujet, plutôt qu’à plier le sujet au monde7 ».

Les interactions de l’argile et de l’IA en EHPAD se sont construites à partir de la fatigue des personnes participantes : loin de l’instantanéité, de l’accélération et de l’optimisation associées au temps de la smartness, ces interactions ont été rythmées par la fatigue. Les mots, les phrases, le sens qui se dégage des textes sont conditionnés par cette fatigue. Aux yeux du techno-solutionnisme, la remédiation à la vieillesse se trouverait dans notre rapport aux machines. La technologie viendrait assurer une performance optimale, là où le corps échoue à rester toujours au plus haut de ses capacités. Or, comme le montre très bien Sterne dans son texte, la fatigue est aussi matérielle : « Le concept de fatigue traverse les humains et les non-humains, les corps et les esprits, et constitue donc une excellente occasion d’étudier des phénomènes qui dépassent le clivage conceptuel entre impairment physiques et psychologiques8 ».

Le langage qui se défait avec GPT‑3 ne renvoie pas seulement à la vieillesse des personnes participantes ou à la fatigue humaine. Il concerne tous les éléments qui composent l’écosystème de l’IA, quoique de façon occultée, comme les travailleur·euses du clic, les serveurs informatiques, la Terre d’où les ressources naturelles sont extraites. Quand Sterne écrit que la fatigue s’étend à d’autres entités que l’humain, c’est à la planète tout entière qu’il se réfère. C’est avec cette fatigue généralisée que le langage troué de GPT‑3 vient résonner dans mon projet.

L’émergence d’une esthétique de la fatigue dans des œuvres intégrant l’IA pourrait nous aider à accepter la vieillesse, mais aussi à sortir de l’opposition binaire posée entre l’humain et la machine. Cette dernière est généralement décrite comme plus forte ou plus résistante que l’humain. La perspective évoquée ici invite à s’interroger sur notre (in)capacité à penser la fatigue des machines elles-mêmes. On dit souvent d’un système informatique qu’il « mouline » ou qu’il « rame » pour désigner ce qui nous apparaît comme une lenteur inhabituelle dans son fonctionnement. Mais on ne cherche généralement pas à remonter vers les différentes causes possibles de ce ralentissement (puissance de computation sursollicitée ? réseau sursaturé ? circuits imprimés défaillants ?). Imaginer la fatigue des machines, la prendre en compte et en respecter les signaux d’avertissement serait peut-être aussi important et révélateur pour mieux comprendre les impacts et implications de l’IA que d’y donner une place à la fatigue humaine.

Dans cette recherche, j’essaie de sortir des schémas binaires (humains /machines), qui s’expriment souvent en termes quantitatifs du plus et du moins. La machine n’est pas plus performante que les personnes qui écrivent en EHPAD. Et les personnes ne sont pas plus créatives que la machine. C’est dans la relation établie entre les deux que de l’intelligence ou de la créativité jaillit. Les pertes, les oublis, les répétitions, les incohérences ou les hallucinations ne sont pas des défauts, mais des éléments constitutifs de leurs langages respectifs. Et c’est justement parce que l’humain et la machine sont incomplet·es que du lien peut se faire, entre elleux comme avec d’autres dimensions de leurs environnements communs.

1Ce travail a bénéficié du soutien du programme NEST (Networking Ecologically Smart Territories) MSCA-RISE No 101007915, ainsi que de lEUR ArTeC financée par lANR au titre du PIA ANR-17-EURE-0008.

2Imaginé par Timothy Morton, lhyperobjet se réfère à des objets difficilement perceptibles et pourtant omniprésents. Voir son article « Hyperobjets », Multitudes, no 72, 2016, p. 109-116.

3Mosna-Savoye, Géraldine. La Force du mou, Paris, LObservatoire, 2022, p. 32.

4Ibid., p. 67.

5Chamoiseau, Patrick, « La relation et le rhizome : du parler au déparler » in Samia Kassab-Charb et al., Autour dÉdouard Glissant. Lectures, épreuves, extensions dune poétique de la Relation, PU Bordeaux, 2008, p. 333-361.

6Sterne, Jonathan Diminished Faculties, Durham, Duke University Press, 2021, p. 160.

7Ibid., p. 185. Sur la notion de crip, voir le dossier « Justice pour futurs dévalidés » du no 94 de la revue Multitudes.

8Ibid., p. 167.