Les réflexions politiques de l’historien algérien Daho Djerbal ont trouvé récemment un nouvel écho en France, à l’occasion de la publication d’un dialogue avec Étienne Balibar autour de la possibilité d’une « contre-histoire » partagée entre la France et l’Algérie1. Ces débats quant au partage, au sens que donnait Michel Foucault au mot partage – une exclusion et la revendication d’une exclusive – de la raison historique concernant l’histoire algérienne demeurent vifs, comme l’expriment les nombreuses discussions et controverses qui ont accompagné la publication du rapport « Mémoire et Vérité » rendu par Benjamin Stora au président de la République Française.
Entre deux savoirs et deux récits
Affirmant sans détour l’inégalité matérielle de départ dans « l’écriture de l’histoire » entre dominants et dominés, Daho Djerbal, directeur de la revue algérienne bilingue de critique sociale Naqd, nous rappelle les distorsions et confusions que génèrent la confiscation d’un récit, l’inégale accumulation des savoirs, et la mise sous silence de la parole dominée.
« Nous sommes continuellement face à une mise en demeure, celle de maîtriser deux savoirs, deux récits : le récit qui pourrait nous permettre de donner du sens à notre propre histoire et le savoir qui pourrait nous permettre de dialoguer avec l’autre pour donner du sens à sa propre histoire à lui2 ».
La force du propos de Daho Djerbal est de tenter d’expliciter le lien entre cette confusion inévitable et l’incompréhension dont nous pouvons être frappés face aux contre-pouvoirs, mouvements et actions qui émergent de ces lieux dominés et refoulés. Les outils d’analyse pour comprendre ces mouvements politiques ne sont pas adaptés : soit parce qu’ils proviennent d’un ordre dominant qui a coupé une partie de la réalité pour ancrer sa position3, soit parce qu’ils proviennent d’un ordre dominé dont le retard matériel (produit direct de la colonisation) empêche tout simplement de raccrocher une réalité qui se rappelle brutalement à nous. « De nouvelles catégories politiques et historiques sont nécessaires pour rendre compte » de cette réalité.
Dans le cas de l’Algérie indépendante, Djerbal pointe la nécessaire reconnaissance de la logique de rupture pour penser ces catégories, réfutant celui de postcolonie. Comment appréhender les translations et déplacements monstrueux qui frappent les sociétés décolonisées (déplacements démographiques, transformations du monde du travail et de l’organisation administrative, etc.), et donc leurs effets, dans l’illusion de la continuité ? Il s’agit dès lors de penser quelque chose « qui n’a plus rien de colonial ni de postcolonial », et d’y révéler des inventions politiques structurées par ce que Djerbal appelle la « subalternité » : le processus d’indépendance ne gomme pas les dominations structurelles et incorporées du système colonial4, et la violence de ce dernier continue de marquer ce qui est « nouveau » ou perçu comme tel. Dans cette perspective, l’historien algérien invite à analyser certaines formes d’organisation, de militantisme, d’émergence de responsabilités politiques, « oubliées » par l’histoire officielle de la décolonisation, encore marquée par les catégories de pensée du dominant. Maintenues dans l’ombre, potentiellement émancipatrices, ces inventions demeurent à bien des égards illisibles, y compris au sein de la société décolonisée, et cette illisibilité est source de tensions énormes – pour Djerbal, elle peut expliquer des formes de chaos qu’il observe dans l’Algérie contemporaine.
Que faire de ces problèmes et propositions qui, comme dit Étienne Balibar, « vont loin5 » ? Nous avons tenté, au mois de décembre 2020, de transposer avec toutes les précautions nécessaires ces questions surgies du contexte algérien, en montrant que le principe de subalternité peut produire des usages stratégiques : en Kanaky-Nouvelle-Calédonie6, les Kanak ont agi dans deux temporalités et deux systèmes de rationalité en même temps, ceux de l’État colonial et ceux de leur projet d’indépendance. Leur endurance7 a permis de gagner assez de terrain sur le champ institutionnel français, et en mélangeant tradition et modernité (ou contre-modernité) de faire basculer le rapport de force vers l’inéluctabilité de l’indépendance. Ici, d’une certaine manière, ce qui a grandi dans l’ombre a aussi grandi dans une forme de clandestinité construite, jouant des rapports de subalternité et les subvertissant en partie : l’État français s’est retrouvé pris au piège de sa mécanique institutionnelle et des systèmes de rationalité qui la déterminaient.
Nous avons décelé dans ce cas historique exceptionnel de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie une interprétation optimiste – si l’on peut dire – du travail de Daho Djerbal : la maîtrise des deux savoirs et des deux récits a permis une forme d’invention politique qui s’est imposée (pour l’heure) à l’ordre dominant. C’est de cette même interprétation que nous voudrions partir pour discuter ses propositions dans une analyse des mobilisations issues des quartiers populaires en France et des transformations salutaires qu’elles imposent au champ politique. Dans ce cadre et dans ce conflit, comment la subalternité que nous avons évoquée plus haut s’est-elle manifestée et comment a-t-elle été contournée ? Quels processus d’invention politique se sont déployés, à l’ombre de l’histoire officielle ?
Il ne s’agit pas ici de penser de manière « analogique », mais plutôt en écho : nous mobiliserons le concept de subalternité construit par Djerbal pour essayer de développer la nécessité de libération des catégories normatives de l’ordre dominant et notamment la manière dont ces catégories empêchent la reconnaissance (et donc l’émergence) de certaines formes de mobilisation que nous avons pu observer dans les quartiers populaires8. Le terme de « quartiers populaires » est évidemment soumis encore aujourd’hui à d’importants débats : la science politique française a tenté depuis les années 80 de travailler à la délimitation terminologique de l’étude de ces espaces urbains, oscillant entre l’inspiration de la sociologue urbaine anglo-saxonne et les enquêtes de terrain en France, marquées aussi par l’influence des usages médiatiques et politiques : de la cité 9 aux banlieues 10, en passant par le ghetto11, chacune des dénominations a rencontré ses débats contradictoires. Le terme de « quartier populaire » tel que l’a développé Denis Merklen nous apparaît pertinent dans le cadre de notre travail, en tant qu’« espace vital abritant un nombre croissant de fonctions sociales, essentielles aussi bien aux familles qu’aux individus […] source de l’identité individuelle et collective » et occupant « une place centrale dans le monde des classes populaires. Une place importante dans le traitement de la question sociale, dans la définition des formes de coopération et dans l’organisation politique de l’univers populaire12 ». Enfin, pour être tout à fait précis et établir plus explicitement encore le lien avec la critique de la subalternité qui alimente ici notre réflexion, nous pouvons affirmer que « le quartier sur lequel nous travaillons est le quartier des pauvres, des démunis, des “marginaux”, des exclus à la limite13. »
Ce qui est politique et ce qui ne l’est pas
« Le système colonial a produit de nouveaux agents sociaux […], des formes particulières d’individuation, mais il a aussi produit des formes communautaires et collectives qui ont été tout sauf des survivances de la tradition. Au lieu de reprendre l’historiographie française coloniale et son dualisme moderne/traditionnel, j’ai essayé de montrer que ces formes dites traditionnelles sont l’expression même de la modernité. Elles seront là en attente de formes de représentation politique, sociale et idéologique adéquates. Les formes collectives et communautaires m’apparaissaient comme une réponse à la dépossession14 ».
La socio-histoire des mobilisations issues des quartiers populaires constitue un objet de recherche particulièrement heuristique pour comprendre les recompositions du champ politique français contemporain. L’étude de ces mobilisations a été une zone aveugle de la science politique française, qui tend sans conteste à s’éclaircir aujourd’hui, sous l’impulsion notamment de la légitimation des luttes issues des quartiers populaires (et singulièrement sur la question des violences policières) au sein des champs politique et scientifique. De fait, il aura fallu pour différentes générations militantes endurer la mise à l’écart du champ politique « noble et légitime », assumer le conflit avec la gauche traditionnelle (et en payer les conséquences), poursuivre des formes politiques inédites en réponse à la dépossession : la dépossession est ici celle du droit symbolique à faire de la politique.
Ces générations militantes ont ainsi porté, puis perpétué une contre-histoire revendiquant sous une forme moderne (au sens que Djerbal donne plus haut à la modernité) une autre façon de faire de la politique. De nombreuses expressions politiques ont alors émergé, et continuent aujourd’hui de se développer, sous des formes insaisissables pour le champ politique traditionnel précisément parce qu’elles répondent à la dépossession. Il y a bien là un processus qui raisonne avec le « partage » épistémologique décrit par Djerbal dans le contexte colonial : des systèmes de solidarité et d’entraide dans les quartiers vont ainsi être considérés comme « pas assez politiques », voire communautaires, au motif qu’ils ne s’inscrivent pas dans une définition très située de la noblesse politique.
Le conflit entre ces initiatives autonomes et l’ordre politique établi s’est particulièrement déployé dans une zone du champ politique habitée par les organisations de la gauche traditionnelle : les villes des anciennes banlieues rouges et leurs quartiers populaires. Les mythes solidaires de la gauche et de la politique ont entretenu, de par le processus de fragilisation structurelle qui les touchait, un rapport paradoxal à ce nouvel espace politique émergeant d’une fraction des classes populaires qui, de fait, par leur revendication d’exister, contestaient une forme de propriété de l’autorisation à l’engagement.
Dans ce cadre, penser la consolidation d’une compétence (d’une expertise) politique particulière sur ces territoires populaires pose immédiatement la question de ce rapport conflictuel, subalterne au sens où l’emploie Djerbal, à un ordre symbolique qui désignait ce qui était politique et ce qui ne l’était pas, ce qui primait et ce qui était secondaire.
Un monologue blanc
Continuons, dans le sillage de Balibar et Djerbal, avec Michel Foucault et son Histoire de la folie à l’âge classique 15 : la définition de ce qui est fou ou pas résulterait d’un monologue de la raison sur la folie, destiné à protéger la raison de ce qui pourrait la mettre en danger. On pourrait transposer cette dynamique à la gauche et à la politique. Un certain monologue de la gauche située historiquement a défini et continue de définir ce qui est politique à partir d’un sentiment de danger, lié au risque de dépossession. Cet espace assigné à l’absence de raison (ici de politique), Foucault le nomme espace blanc : « un espace creusé par lequel elle s’isole (et qui) la désigne tout autant que ses valeurs16». Nous verrons plus bas la portée singulière de cette dénomination pour notre réflexion.
C’est ce qu’exprime cette citation issue d’une enquête sur le terrain de Corbeil-Essonnes, ville passée du monde communiste au système Dassault au milieu des années 199017 : « Avant, avec les cocos, c’était lourd, il fallait trouver des arguments éducatifs pour aller à l’Aquaboulevard ! Tu pouvais pas dire : c’est juste pour kiffer, point, y a rien derrière. Ils nous disaient qu’on était dans le consumérisme ».
La reconstitution de cet « espace blanc » fait ainsi émerger, en creux ou comme en miroir, un autre socle de valeurs qui échappe à l’homogénéisation d’une sanction normalisatrice18 et aux « micropénalités » qui l’accompagnent. Face au régime disciplinaire dont a été capable la gauche telle que nous l’avons connue, on peut alors identifier une réflexivité au principe de reformulations politiques encore méconnues. Comme l’exprime l’exemple de l’Aquaboulevard décrit plus haut, la division du monde héritée des mythes solidaires tend à distinguer très normativement ce qui relève de la politique et ce qui n’en relève pas. Ainsi une initiative d’habitants contre la drogue ou les violences policières, trop éloignée des référentiels traditionnels, voyait sa légitimité politique remise en cause.
La dénomination d’espace blanc tombe ici à point nommé : le monologue de la politique dont nous parlons était en effet un monologue principalement blanc, aux rapports contradictoires avec l’expression des voix et mobilisations issues de l’immigration. Dans l’analyse du classement des luttes et sujets « désignés comme politiques » par l’ordre communiste, et plus largement par la gauche officielle, la question raciale est présente en permanence : elle n’est pas seulement un angle mort de la gauche, mais un élément déterminant de stigmatisation plus ou moins implicite et de positionnement contre. Le déni du racisme de la part d’une partie de la gauche a fini par produire un racisme allant de soi, dont la possibilité en pratique est conditionnée par une impossibilité en théorie.
L’état des débats en France aujourd’hui fait apparaître clairement ce processus et ses effets dévastateurs : les individus et collectifs visés analysent lucidement, avec l’expérience, une violente dénégation19 politique. Nous pouvons en effet raisonnablement avancer, si nous prenons pour point de départ la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 198320, que nous accumulons près de 40 ans de mobilisations issues des quartiers populaires en France. Sans nous prononcer sur un débat toujours vif quant à la place de la Marche de 1983 dans une historicité des luttes des quartiers populaires, et à travers elles des luttes de l’immigration21, on peut souligner simplement ici les effets structuraux de cet événement, apparu comme un moment fondateur de politisation et de socialisation, et demeuré comme mémoire (plus ou moins) vivante d’un rapport conflictuel avec la politique en général, et la gauche en particulier, désignée coupable d’avoir récupéré, uniformisé, invisibilisé22.
Les initiatives politiques issues des quartiers populaires, dans le champ électoral et en dehors, ont ainsi été confrontées à des mécanismes de mise à distance et de stigmatisation : accusations d’immaturité politique, d’opportunisme, ou encore de communautarisme continuent de jalonner les parcours militants23. Mais dans cette position de subalternité sans cesse réaffirmée par l’ordre politique dominant, quelles réponses ont été formulées ? Quelles formes politiques inventées ?
La gauche et le paradoxe de l’opposition
Daho Djerbal avance, à propos de l’historiographie algérienne, qu’« il faut se libérer de la surdétermination coloniale (au sens fanonien du terme) qui ne retiendrait que les catégories de l’histoire coloniale française. […] Dans mon travail de recherche et dans mon enseignement, je me suis rendu compte que le discours politique du mouvement national d’une manière générale, le discours indépendantiste d’une manière particulière, n’était en fait que le discours du dominant mais renversé. En caricaturant à peine, le discours du dominant disait ceci : “Non, vous n’avez jamais été une nation ! Vous êtes un pays de barbarie !” Comme en écho, celui des nationalistes répondait : “L’Algérie a toujours été là ! Nous avons toujours été un peuple qui a de tout temps combattu l’occupant !” Tout se passe comme si c’était toujours le même discours, mais seulement avec des signes opposés24 ».
Quelles impasses produit cette structure d’opposition ? Comment penser son dépassement à partir de contextes politiques contemporains ? Dans l’analyse des modes de politisation au sein des quartiers populaires, la référence permanente à la gauche produit ce même effet des signes opposés : sur certains territoires, le pari de l’autonomie a ainsi pu prendre la forme d’un volontarisme conflictuel à l’égard de l’allié naturel des classes populaires et d’une rupture forcée avec la gauche, malgré les importantes contradictions que ce positionnement induisait. Le dégoût de la politique, le « Politique Beurk Beurk », se dirigeait ainsi singulièrement contre la gauche25 et ce phénomène s’est manifesté dans nombre de démarches indépendantes, « citoyennes », dont l’objectif premier était finalement de se distinguer de la gauche… tout en analysant lucidement le paradoxe de cette opposition. C’est ce qu’exprime cette citation issue d’une rencontre organisée par plusieurs listes citoyennes autonomes, issues des quartiers populaires, suite aux élections municipales de 2014 :
« Nous, quand on a fait les listes citoyennes, y avait vraiment ce ni droite ni gauche… Ça me perturbait. Je pouvais largement argumenter cette position mais en même temps, dans ma tête, je me disais : nan, t’es de gauche quand même… On était très spontanés…26 »
Le « beurk » agissait ainsi moins comme un point de non-retour que comme un outil dialectique, une étape nécessaire pour une reformulation du référentiel de la gauche : pour une grande part, les protagonistes de ces démarches indépendantes s’étaient socialisées dans le cadre conceptuel de la gauche et en revendiquaient les « valeurs ». Ainsi des mouvements différents comme celui du Tactikollectif à Toulouse (qui a constitué la liste « Motivé-e-s » aux élections municipales de 2001 et poursuit jusqu’à aujourd’hui cette incursion dans le champ politique local) ou le mouvement Emergence (liste indépendante candidate aux élections régionales conduite par Almamy Kanouté en Ile-de-France de 201027) présentent indéniablement une continuité avec l’histoire de la gauche, même si les formes d’expression se transforment et que cette transformation produit une contestation de cette idée de continuité, de la part de la gauche traditionnelle.
Le « Beurk Beurk » peut ainsi être entrevu comme le premier mouvement d’une dialectique positive de remise en cause de l’ordre politique établi.
En se revendiquant comme premiers témoins, premières victimes de l’effondrement de la gauche, les acteurs de ces démarches intéressent singulièrement notre analyse, de par le rapport ambigu qu’elles et ils entretiennent à l’égard du conflit même dans lequel elles s’inscrivent. « Pourquoi on est là ? Parce qu’il n’y a plus de gauche. Y a plus que nous28 ». Cette ambiguïté pose la question de la nature du conflit avec l’ordre symbolique de la gauche, et nous invite à entamer le travail de socio-histoire de ce conflit : nous choisissons de nommer zone des amis (friend-zone) ce territoire symbolique dans lequel se sont retrouvés un ensemble d’acteurs politiques considérés comme « amis de la gauche » tant qu’ils ne « débordaient » pas du rôle assigné dans l’ordre politique local. Cette zone a volé en éclats avec l’effondrement du maillage social et politique de la gauche à l’échelle locale : de nouvelles velléités politiques ont émergé, revendiquant un autre référentiel pour contester les injustices et les inégalités. Cette revendication est passée, en de nombreux territoires populaires, par la contestation d’une forme de « monopole de la gauche » à penser les dynamiques collectives.
Injustices épistémiques
À ces initiatives, qui souvent se constituaient en contestation de pouvoirs politiques de gauche, ces derniers ont réagi : « vous êtes contre la gauche ! ». Comme dit Djerbal, ces mobilisations ont été « coupées », souvent combattues et effacées par l’ordre politique dominant et singulièrement par la gauche : les luttes émergeant du terrain (discriminations et racisme, violences policières), surgies de l’ordinaire, ont été rangées à la périphérie des luttes politiques légitimes, tandis que les nouvelles formes de mobilisation hors des cadres politique traditionnels ont été taxées d’opportunistes, d’amateures, de communautaristes, de séparatistes, etc.
Miranda Fricker parle à ce sujet d’injustice épistémique29 : dans une société donnée, certaines manières de décrire son expérience sont présentées comme moins audibles que d’autres. Cette disqualification se distingue en deux types : injustice « testimoniale » et injustice « herméneutique ». Dans le premier, ce qui est en jeu est le préjugé qu’un auditeur manifeste à l’endroit des propositions formulées par un interlocuteur à la parole duquel il ne donne, parce qu’il est immédiatement placé en position de minorité, aucun crédit. Dans le second, l’injustice herméneutique, la question n’est pas celle de la crédibilité, mais celle de l’intelligibilité des descriptions et des interprétations des expériences sociales. Retrouver, revendiquer, révéler la portée politique d’une expérience sociale devient alors un combat qui prend la forme d’un refus actif de la mise sous silence.
Dans les quartiers populaires, la compétence politique déniée devient une réalité non-acceptée, un vécu non-reconnu, une navigation à vue structurée par une opposition irréductible à la politique : les taux d’abstention record, la quasi-disparition des partis politiques traditionnels dans les quartiers, la défiance des nouvelles mobilisations à l’égard du champ politique établi sont autant de signes d’une réalité incontestable que l’analyse comme la pratique politique doivent affronter.
La gauche telle que nous l’avons connue ne sort pas indemne de telles dynamiques, mais ce conflit est peut-être salutaire. Les cultures politiques se revendiquant comme cultures populaires sont au contraire une ressource incontestable dans le combat contre le capitalisme aujourd’hui et dans la création de valeurs alternatives, largement partagées. Les revendications ainsi portées émergent du monde ordinaire et sonnent juste, notamment parce qu’elles sont formulées très différemment de ce que le monde politique a l’habitude de produire. Les lieux de la discussion sur la société dans laquelle nous vivons, ses normes et leur (af)franchissement possible, se sont sans aucun doute déplacés loin de la politique. D’une certaine manière, ce « beurk, beurk » implacable – comme le chaos algérien chez Djerbal – vient orienter notre regard vers ces lieux et ces acteurs nouveaux, très conscients de la faiblesse de la politique sous sa forme traditionnelle et de son incapacité à incarner un espace crédible de remise en cause du monde.
Ruptures et continuités : refuser le cadrage « post-colonial »
Quand des associations distribuent 300 repas en une nuit dans leur ville, quand des mamans s’organisent pour que leurs fils ne s’entretuent pas, quand des jeunes nettoient spontanément et en totale autonomie leur quartier, quand des dizaines de milliers de personnes se déplacent au TGI en solidarité avec la famille Traoré, la portée politique de ces actions est indiscutable et leurs protagonistes le font en connaissance de cause. En revendiquant la solidarité, la justice, l’égalité, ces actions et ces pratiques s’opposent très explicitement à ce que Bourdieu appelait « l’ordre des choses ». Il y a bien là rupture nécessaire avec l’ordre politique établi (dont la gauche fait partie et incarne paradoxalement une forme de modèle), qui s’en trouve explicitement mis à distance. Il y a également continuité par la réappropriation concrète d’un socle de valeurs, transformé et mis en application dans la pratique.
La question qui demeure cependant est précisément celle de cette continuité, derrière ces conflits, et de la possibilité d’une forme de transmission du socle de valeurs élaboré par la gauche tout au long du XXe siècle.
Daho Djerbal refuse le terme de « post-colonie » pour penser l’Algérie contemporaine, invoquant des transformations qui marquent si profondément la société civile et son rapport à la politique dans la période de l’indépendance que l’idée de continuité avec le régime colonial est absolument à exclure. Aucune tentative d’analyse ne peut faire l’économie d’une « histoire du temps présent », armée de « nouvelles catégories politiques et historiques nécessaires pour en rendre compte ».
Si on tente d’appliquer cette focalisation sur la rupture aux mobilisations issues des quartiers populaires, un ensemble de références nouvelles, de modes de socialisation et de politisation prennent sens et force. Ces engagements plus ou moins autonomes, longtemps maintenus écartés du champ politique à cause du caractère dangereux de cette autonomie, peuvent ainsi être appréhendés comme l’expression d’une modernité séparée d’un mythe politique évanoui, qui pourrait être celui de « la gauche telle que nous l’avons connue ». La libération des structures coloniales de ce mythe semble passer dans la pratique par un acte de rupture dialectique de la part de ces actrices et acteurs qui recomposent aujourd’hui le champ politique. Sans doute faisons-nous face à des formes collectives à reconnaître : elles sont « là en attente de formes de représentations politique, sociale et idéologique adéquates ». Mais jusqu’où penser la rupture, ou plutôt jusqu’où renoncer à la continuité ?
Le conflit avec la lecture post-coloniale puissamment décortiqué par Daho Djerbal nous invite ainsi, dans une forme de translation, à refaire l’« histoire du temps présent » des mobilisations politiques issues des quartiers populaires. Cette histoire implique la reconnaissance et la contribution de tout un champ de la société qui, pour l’heure, est coupé au montage et qui manifeste la volonté, à l’échelle des individus comme à celle d’un collectif incertain, de se constituer en sujet politique.
1 Balibar, Étienne, « Une contre-histoire partagée ? » in Histoire interminable. D’un siècle l’autre. Écrits I, sous la direction de Balibar Étienne. La Découverte, 2020, p. 150-162.
2 Djerbal, Daho, « De la difficile écriture de l’histoire d’une société (dé)colonisée. Interférence des niveaux d’historicité et d’individualité historique », Naqd, hors-série no 3, 2014.
3 On pense ici aux fameux mots de la poétesse et militante Audrey Lorde : « Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître ».
4 Ce que Fanon appelle la « surdétermination coloniale ». Fanon, Frantz, L’an V de la révolution algérienne (1959), chapitre IV.
5 Balibar, Étienne, « Une contre-histoire partagée ? », op. cit.
6 Hebert, Pascal, Rabaté, Ulysse : « Enseignements de Kanaky-Nouvelle Calédonie. La force de la contre-histoire », Analyse Opinion Critique, 08/12/2020.
7 Pour décrire cette dynamique créatrice dans l’adversité, nous avons grandement sollicité les travaux d’Elsa Dorlin et notamment cet usage éclairant du terme d’endurance. Voir particulièrement : Dorlin, Elsa, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La découverte, 2017.
8 Rabaté, Ulysse, Politique Beurk Beurk. Les quartiers populaires et la gauche : conflits, esquives, transmissions, Paris, Éditions du Croquant, 2021.
9 Masclet, Olivier, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003. Le terme de cité, et même de ZUP pour désigner les ensembles HLM, est aussi utilisé par Stéphane Beaud et Michel Pialoux dans leurs travaux fondateurs sur Montbéliard au début des années 2000.
10 Désignant par le passé les « banlieues rouges » dans l’imaginaire positif de la gauche, ce terme a été également choisi par un acteur politique important des espaces ici considérés : le MIB, Mouvement de l’Immigration et des Banlieues. Il demeure fréquemment mobilisé dans les médias mais aussi positivement dans la culture populaire et notamment dans la culture hip-hop : on pense à ce slogan devenu classique de Médine : « La banlieue influence Paname, Paname influence le monde », ou encore à cette phrase fameuse de Booba (Lunatic) : « La banlieue c’est dangereux, t’as raison de te chier dessus ».
11 Lapeyronnie, Didier, Ghetto urbain, (avec la collab. de Laurent Courtois), Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté dans la France actuelle, Robert Laffont, 2008.
12 Merklen, Denis, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute, 2009.
13 Ibid.
14 Djerbal, Daho, « De la difficile écriture de l’histoire d’une société (dé)colonisée… » op. cit.
15 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972.
16 Ibid., Préface.
17 Piriou, Bruno, Rabaté, Ulysse, L’argent maudit. Au cœur du système Dassault, Paris, Fayard, 2015.
18 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
19 Sur la fin de « l’excuse » du déni, l’analyse lucide de la dénégation et les questions que cette analyse soulève, voir : Soumahoro, Maboula, Le triangle et l’hexagone. Réflexions sur une identité noire, Paris, La Découverte, 2020. p. 137.
20 Ce choix de « la Marche » comme point de départ est arbitraire et porte bien entendu à discussion. Cette construction mythique inévitable de l’événement, et ses conséquences, sont clairement exposées dans l’ouvrage codirigé par Samir Hadj Belgacem et Foued Nasri, La Marche de 1983. Des mémoires à l’histoire d’une mobilisation collective (2018).
21 Voir notamment : Boubeker, Ahmed & Hajjat, Abdellali (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales, France 1920-2008, Paris, Amsterdam, 2008 ; Salika, Amara, La Marche de 1983, une pierre à l’édifice des luttes de l’immigration ou mythe fondateur ?, Saint-Denis la Plaine, FFR, 2013.
22 Bouamama, Saïd, Dix ans de marche des Beurs: chronique d’un mouvement avorté, Paris, Desclée de Brouwer, « Epi/Habiter », 1994.
23 Sur ce sujet : Talpin, Julien, Bâillonner les quartiers. Comment l’État réprime les mobilisations populaires ?, Lille, Les Étaques, 2020 ; Mohammed, Marwan, Taplin, Julien, Communautarisme ?, Paris, PUF, 2018.
24 Djerbal, Daho. « Critique de la subalternité », Rue Descartes, vol. 58, no. 4, 2007, p. 84-101.
25 Rabaté, Ulysse, Politique Beurk Beurk, op. cit.
26 Ibid.
27 Le mouvement, dont la charte prône un « rassemblement autour des valeurs suivantes : partage, ouverture, solidarité, inter-culturalisme, lien intergénérationnel », rejette « l’individualisme, l’égoïsme, le libéralisme ou le communautarisme ».
28 Ibid.
29 Fricker, Miranda, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Londres, Oxford University Press, 2007.
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