78. Multitudes 78. Printemps 2020
Majeure 78. Cultivons nos intelligences artificielles

Intermède : extrait d’un roman
Le dialogue de Philip K. Dick entre un être artificiel, simulacre de Lincoln, et un humain, milliardaire sans scrupules

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– Alors, monsieur, qu’est-ce qu’une machine, demanda le simulacre à Barrows.

– Vous en êtes une. Ces gens-là vont ont fabriqué. Vous leur appartenez.

Le long visage ridé à barbe noire grimaça un sourire las et amusé. Puis le simulacre toisa Barrows de toute sa hauteur.

– En ce cas, monsieur, vous êtes aussi une machine. Car vous avez un Créateur. Et comme « ces gens-là », Il vous a créé à Son image. Si je ne m’abuse, Spinoza, le grand philosophe juif, tenait ce genre de raisonnement pour les animaux, et affirmait que c’étaient des machines douées d’intelligence. Le hic, à mon sens, c’est l’âme. Une machine peut toujours remplacer l’homme, vous en conviendrez, mais ne possède pas d’âme.

– L’âme n’existe pas, dit Barrows. C’est du bla-bla.

– En ce cas, reprit le simulacre, la machine est pareille à l’animal.

Et il continua lentement et patiemment comme toujours :

– Et l’animal est pareil à l’homme, n’est-il pas vrai ?

– Un animal est une créature de chair et de sang, alors qu’une machine n’est que fils et lampes, comme vous. Où voulez-vous en venir, à la fin ? Vous savez fichtrement que vous êtes une machine ! Quand nous sommes arrivés, vous étiez assis, tout seul dans le noir, et c’est à ça que vous pensiez. Et puis quoi ? Je sais que vous êtes une machine ! Je m’en moque pas mal, d’ailleurs. La seule chose qui compte pour moi c’est de savoir si vous êtes au point, oui ou non. En ce qui me concerne, vous ne fonctionnez pas assez bien pour m’intéresser. Plus tard peut-être, quand vous aurez moins de défauts.

Philip K. Dick, Le Bal des schizos,
Champ Libre, 1972 / 1975
pour la traduction française, p. 132-133