Le digitalisme est une sorte de gnose moderne, égalitariste et bon marché, dans laquelle la religion de la connaissance s’est vue remplacée par un culte des Lumières pour le réseau digital et son code. Erik Davis, par exemple, consacre une partie de son ouvrage Techgnosis à explorer ce courant mystique sous-jacent à la société de l’information. À l’instar d’une secte transversale, le credo économique propre au digitalisme se trouve aussi bien au cœur des appareils de pouvoir (l’« idéologie californienne ») que dans des communautés de militants politiques (les défenseurs de la culture libre). Plus spécifiquement, il est possible de faire remonter le déploiement politique et théorique du digitalisme aux travaux d’une nouvelle génération de penseurs comme Lawrence Lessig ou Yochai Benkler. Tenter de synthétiser cette pensée devrait contribuer à mettre au jour certaines des caractéristiques principales du digitalisme.
Et la chair se fait code
Ontologiquement, le techno-paradigme du digitalisme considère que les domaines sémiotiques et biologiques occupent des positions parallèles ou spéculaires. Par conséquent, le digital peut légitimement rendre compte du monde off-line, en une sorte d’utopie à la Google de digitalisation universelle. Un événement matériel peut être traduit et cartographié sur le plan immatériel, et, inversement, l’immatériel peut facilement s’incarner dans la matérialité. Ce second mouvement – et la facilité de cette transition – fait écho à un malentendu millénaire traditionnellement décrit en termes de logocentrisme (la puissance qu’a le Verbe divin sur le monde). Économiquement, le digitalisme part du principe que cette reproduction digitale des données, qui ne nécessite quasiment aucune énergie, est capable d’affecter une reproduction matérielle qui est, elle, très gourmande en énergie, au point, in fine, de prendre le pas sur cette vieille forme de reproduction et d’être à l’origine d’un changement social radical.
L’idée d’une « société pair à pair » se fonde sur un tel cercle vertueux dont le moteur serait la coopération libre en ligne. S’il est certain que la programmation digitale est capable de dématérialiser n’importe quelle technologie de la communication et de réorganiser les anciennes formes des médias (le courrier électronique remplaçant le courrier papier, etc.), elle ne saurait affecter facilement la production de la biomasse et son économie de l’excédence. Politiquement, le digitalisme croit en une société du don mutuel. L’Internet est censé être quasiment libre de toute exploitation, et tendre naturellement à l’équilibre démocratique et à la coopération naturelle. Ici, le digitalisme fonctionne comme une politique désincarnée se refusant à reconnaître le travail offline rendant possible le monde online (une division de classe qui est antérieure à toute fracture numérique). Écologiquement, le digitalisme se veut respectueux de l’environnement, telle une machine sans émission de gaz, à l’opposé du vieux modèle fordiste de la production industrielle. Et, pourtant, on estime qu’un avatar de Second Life consomme plus d’électricité qu’un Brésilien moyen.
Il existe un vieux proverbe qui n’en finit pas de résonner : et le verbe s’est fait chair. En effet, une certaine forme d’inconscient religieux semble être à l’œuvre derrière le credo technologique contemporain. Dans son livre, Words Made Flesh, Florian Cramer illustre clairement la généalogie de la culture du code au sein des anciennes traditions occidentales, qu’elles appartiennent au judaïsme, au christianisme, au pythagorisme, à la Kabbale ou à l’hermétisme. Comme pourrait toutefois le suggérer Michel Serres, il convient de renverser l’adage primordial si l’on veut en dévoiler la dimension cachée : la chair s’est faite code. La connaissance elle-même n’est que la stratégie parasitaire de la chair. L’esprit provient de l’animal. La chair est première, avant tout logos. Il n’y a rien de digital dans la rêverie digitale. Empêtré dans l’économie mondialisée, chaque bit d’information libre porte en son sein son propre micro-esclave, tel un jumeau oublié.
L’idéologie
de la culture libre
Pendant la première décennie des années 2000, la « culture libre et gratuite » ainsi que la licence Creative Commons furent les deux mots-clés des institutions progressistes et des militants de la contre-culture. La littérature sur la gratuité est très riche, mais l’on peut aisément la classer en deux camps : celle écrite par ses défenseurs libertaires et celle écrite par ses critiques conservateurs et néolibéraux. Si le manifeste de la culture libre est le Free Culture de Lawrence Lessig, alors The Cult of the Amateur en est la réponse réactionnaire. D’un autre point de vue, cependant, il est possible de porter un regard critique sur la littérature de la gratuité en s’attachant à la question du surplus et du modèle sous-jacent de la survaleur qui reste invisible ou non reconnue. Si l’on se contente de se pencher sur les auteurs principaux de la culture libre, comme Stallman ou Lessig, une question se pose immédiatement : où donc réside la production excédentaire dans la prétendue société libre ? La société libre et gratuite est-elle une société qui s’est libéré des contradictions qu’engendre le problème de la survaleur ? Tout le combat pour défendre le logiciel libre et la culture gratuite s’est en effet organisé autour de la question des droits de propriétés, et non de celle de la production.
Dans sa quête d’un modèle économique pratique à même de légitimer la culture libre et gratuite après le tsunami digital qui a mis à mal l’ensemble de l’industrie musicale et cinématographique, Lessig se devait de proposer un système alternatif de compensation pour rétribuer les créateurs. Pour sortir de l’impasse financière dans laquelle se trouve l’industrie culturelle, il modifie par conséquent une proposition originellement formulée par William Fisher, un professeur de droit de Harvard et développée dans Promises to Keep.
« Si l’on suit ce plan, (1) tout contenu capable d’une transmission digitale se verra apposé un filigrane digital. […] (2) Une fois le contenu marqué, les entrepreneurs développeront des systèmes capables de compter, pour chaque contenu spécifique, le nombre d’items distribués. (3) En se fondant sur ces chiffres, les artistes seront indemnisés. (4) Enfin, les fonds servant à cette indemnisation seront réunis grâce à une taxe appropriée. »
Que la solution à la crise de l’industrie des médias proposée par la « tradition de la culture libre » consiste en une nouvelle forme de taxe semble a priori étrangement paradoxal. Le suivi des téléchargements sur Internet, comme leur imposition, implique une intervention publique extrêmement centralisée, ce qui semble très incongru dans des pays néolibéraux comme les États-Unis – on ne peut imaginer une application réaliste de ce modèle que dans des pays comme les démocraties sociales scandinaves. Un autre passage du livre de Lessig aborde plus explicitement ce dilemme, et soutient que, en définitive, il convient de sacrifier la propriété intellectuelle si l’on désire augmenter les potentialités de développement de l’Internet. L’intuition de Lessig se révèle ici fort juste (pour le capitalisme) : il est conscient que le marché a besoin d’un espace auto-générateur lui permettant de créer de nouveaux monopoles et de nouvelles rentes. Par conséquent, un espace dynamique est plus important qu’un régime poussif de rétribution de la propriété intellectuelle. Lessig demande alors, non sans provocation :
« Est-ce qu’il vaut mieux (a) disposer d’une technologie assurant 95 % de sécurité tout en produisant un marché de taille x, ou (b) disposer d’une technologie n’assurant que 50 % de sécurité, mais produisant un marché de taille 5x ? Moins de sécurité implique davantage de partages non autorisés, certes, mais il est également probable qu’il en découle un marché bien plus gros que celui induit par le seul partage autorisé. La chose la plus importante est de parvenir à assurer l’indemnisation des artistes sans briser l’Internet. »
« Sans briser l’Internet » : la protection de la nouvelle frontière est donc la priorité ultime et passe avant tout le reste. En ce sens, la licence Creative Commons contribue à agrandir et améliorer des nouveaux espaces pour les marchés. Ou, comme l’a dit John Perry Barlow : « Dans le domaine des idées, la célébrité, c’est la fortune. Et rien ne vous rend plus vite célèbre qu’une audience désireuse de distribuer gratuitement votre travail. »Malgré ses aspirations politiques, l’espace irénique du digitalisme rend en réalité possible des scénarios de plus en plus concurrentiels.
De ce point de vue, Yochai Benkler a tort quand il prétend dans La Richesse des réseaux que « l’information est non concurrentielle ». La non-concurrence de l’information est effectivement l’un des autres postulats fondamentaux de défenseurs de la culture libre et gratuite. Lessig et Benkler prennent tous deux pour hypothèse que la reproduction digitale libre ne crée pas de la concurrence, mais au contraire de la coopération. Bien sûr, la concurrence n’est pas directement produite par les copies digitales, mais par leurs frictions avec l’économie réelle, les contextes matériels et les ressources limitées. Par exemple, l’attention est cruciale pour la consommation de n’importe quel type de « marchandise cognitive », comme la musique, et il s’agit d’une ressource limitée et matérielle. La mine d’or digitale devient concurrentielle dès lors qu’il s’agit d’accéder à la très petite fenêtre que constitue le temps de veille d’un être humain.
Dans son livre, Benkler célèbre la « production des pairs » comme une source de nouvelles richesses sociales, mais, en réalité, il ne fait là référence qu’à la facile reproduction immatérielle. Sans surprise, le logiciel libre et Wikipédia sont cités en permanence comme les principaux exemples de cette « production sociale » (et, encore une fois, cette définition ne renvoie qu’à la seule « production sociale » en ligne). Dans tout le livre, la matérialité est reléguée à l’arrière-plan, un peu comme l’effet 3D d’un hologramme un peu cheap, tel qu’on en voit parfois sur les cartes postales.
Contre les Creative
Anti-Commons
Au milieu des années 2000, après une courte lune de miel, l’initiative des Creative Commons (CC) est l’objet d’un feu de critiques de plus en plus nourri, tout particulièrement de la part d’une certaine culture des médias européenne et radicale. Si l’on jette un coup d’œil sur les articles de cette période, on peut immédiatement distinguer deux types de critiques : celles qui appellent à l’institution d’un véritable commun (communality) contre les restrictions de la licence CC (non commercial, partage à l’identique, etc.), et celles qui dénoncent la complicité de la licence CC avec le capitalisme global (et qui soulignent l’exploitation des travailleurs, l’accumulation de la valeur et les conflits sociaux qui se cachent derrière n’importe quelle propriété intellectuelle).
Exemple de la première tendance, Florian Cramer propose une analyse rigoureuse et détaillée des conséquences de la licence CC dans son texte : « The Creative Common Misunderstanding » :
« Dire que quelque chose est disponible sous la licence CC ne signifie absolument rien en pratique. […] Les objections, solides, peuvent être résumées ainsi : les licences CC sont fragmentées ; elles ne définissent aucun standard minimum commun de libertés et de droits accordés à l’utilisateur, et sont même incapables de respecter les critères des licences libres ; enfin, contrairement aux mouvements du logiciel libre et de l’Open Source, la licence CC a fait sienne une philosophie prônant le droit propriétaire et le copyright plutôt que le transfert de ces droits au public. »
Anna Nimus (en fait, Dmytri Kleiner et Joanne Richardson), une néoiste de Berlin, est d’accord avec Cramer sur le fait que la licence CC ne fournit pas les conditions de régulation qui rendraient possible l’émergence d’un véritable commun. Selon Nimus, elle ne protège en réalité que les producteurs, tandis que les droits des consommateurs restent relativement indéfinis. « Au lieu de le refuser, la licence Creative Commons légitime le contrôle du producteur, et, de la même manière, elle renforce plutôt qu’elle n’abolit la distinction entre producteur et consommateur. De plus, elle agrandit le cadre légal permettant aux producteurs de refuser aux consommateurs la possibilité de créer une valeur d’usage ou une valeur d’échange à partir du stock commun. » Non seulement Nimus soutient la liberté totale des consommateurs de produire une valeur d’usage à partir du stock commun, à l’instar du modèle défendu par la Free Software Foundation, mais, et c’est plus important, elle défend également leurs droits à produire une valeur d’échange – c’est-à-dire leur liberté d’en faire un usage commercial. Pour Nimus, un commun se définit par ses consommateurs productifs, et non plus par ses producteurs et ses consommateurs passifs. Elle soutient que la licence CC limite les communs à travers ses multiples restrictions et ne les ouvre pas à la productivité. En un mot, avec la licence CC, les communs (« commons ») deviennent des « Creative Anti-Commons ».
« Le domaine public, l’anticopyright et le copyleft sont toutes des tentatives de créer un commun, un espace partagé de non-propriété que chacun est libre d’utiliser. […] La licence Creative Commons est au contraire une tentative d’utiliser un régime de propriété (la loi sur le copyright) pour créer une ressource culturellement partagée et libre de droit. Les biens culturels disponibles sous cette licence ne sont pas possédés en commun, puisque seuls les auteurs individuels peuvent décider d’accorder ou non le droit de s’en servir. Les Creative Commons sont donc en réalité des anti-communs qui colportent une logique capitaliste de privatisation sous une appellation délibérément trompeuse. » (ibid.).
Nimus souligne une intéressante composition de classe qui a évolué depuis la transformation historique de l’underground anti-copyright : « Les dissidents de la propriété intellectuelle sont les dépositaires d’une longue et riche histoire parmi les artistes d’avant-garde, les producteurs de fanzines, les musiciens radicaux et certaines sous-cultures des marges. Aujourd’hui, le combat contre la propriété intellectuelle est mené par des avocats, des professeurs et des membres du gouvernement » (ibid.). Ces forces ont été cooptées par le capitalisme précisément grâce à la licence CC, qui essaye d’introduire de la propriété privée dans le domaine public, plutôt que d’interroger l’idée même de copyright :
« Ce qui a commencé comme un mouvement pour l’abolition de la propriété intellectuelle est devenu un mouvement de personnalisation des licences des propriétaires. Presque sans que personne ne s’en rende compte, ce qui était autrefois un mouvement extrêmement menaçant de radicaux, de hackers et de pirates, s’est transformé pour devenir aujourd’hui le domaine des réformistes, des révisionnistes et des panégyristes du capitalisme. Quand le capital est menacé, il coopte son opposition. » (ibid.)
La critique de Nimus comme celle de Cramer (qui ne sont que des exemples d’une tendance plus large) restent proches, du moins dans ces textes, de la tradition libertaire, et rendent donc fort peu compte de l’extraction de la survaleur et des forces macroéconomiques à l’œuvre derrière les différents régimes de propriété intellectuelle (quels qu’ils soient : copyright, copyleft, ou CC). On peut en trouver une critique plus puissante du côté du marxisme autonomiste, qui dénonce l’idéologie implicitement présente dans la licence CC, dans le logiciel libre et dans toutes les autres formes de communisme uniquement digital. Par exemple, le militant politique Martin Hardie croit que le « Floss [Free/Libre Open Source Software] est le fruit d’une vision spécifiquement américaine de la liberté, qui semble se répandre tel un virus dans sa conquête de l’espace planétaire. »
Comparée à l’approche de Nimus, celle de Hardie passe de la composition de classe qui se cache derrière les batailles entourant la propriété intellectuelle à celle, plus large, d’une composition d’entreprise. Les forces véritables qui agissent derrière la licence CC et le logiciel libre n’appartiennent pas uniquement à une nouvelle génération d’avocats réformistes ou d’ONG, mais bien plutôt aux entreprises spécialisées dans les technologies de l’information et de la communication, dont le succès dépend en grande partie de ces « usines sans murs » des développeurs du libre.
« Le conseiller juridique de la Free Software Foundation, Eben Moglen, a émis une opinion sur ce qu’ils considèrent comme la clé du succès de la General Public Licence (GPL). Il reconnaît que l’absence de situations concurrentielles concernant le GPL est en partie liée au fait que les grandes organisations qui utilisent ces logiciels sont “les principaux acteurs à construire des systèmes de technologie de l’information”, ceux qui “ont compris les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de l’utilisation de logiciels libres”. De ce point de vue, l’apparente force de loi de la GPL ne se fonde pas sur le principe légal de la liberté, mais bien plutôt sur le fait que les grandes entreprises impliquées dans l’économie des technologies de l’information et de la communication dépendent d’une innovation et d’une production ne survenant que dans le cadre des environnements en réseau. Les grandes entreprises dépendent de l’existence de ces usines sans murs, et l’apparente force de loi de la GPL n’est que le résultat de l’instrumentalisation de cet environnement. »
On peut imaginer une notion tactique de commun autonome qui capturerait ces nouvelles tendances qui vont à l’encontre de l’hyper-célébration du modèle politique des Creative Commons, et, d’une manière plus générale, de la dérive toujours plus forte vers davantage de digitalisme. Essayons d’en fournir un schéma hypothétique ou une cartographie potentielle : le commun autonome 1) non seulement permet une consommation passive et personnelle du stock commun, mais autorise également un usage productif du stock commun – y compris un usage commercial par des individus ; 2) interroge le rôle et la complicité des communs au sein de l’économie globale et place le stock commun hors d’atteinte de l’exploitation par les grandes entreprises ; 3) est conscient de l’asymétrie existant entre les communs matériels et immatériels, ainsi que de l’impact de l’accumulation immatérielle sur la production matérielle (par exemple, le fait qu’IBM se serve de Linux) ; 4) considère les communs comme un espace hybride qui doit être construit et défendu dynamiquement. Comme cela sera rendu clair dans la suite de ce texte, ces nouveaux communs (digitaux ou non) doivent être décrits comme des entités contextuelles et tactiques, comme des matrices multiples de forces, et non simplement comme des espaces abstraits de liberté non conflictuelle.
Vers des Communs Autonomes
De nombreuses critiques de la culture libre font directement appel à des communs tangibles, au nom d’un désir de davantage de frictions avec la matérialité du travail et l’économie de tous les jours. Au sein de ces nombreux appels à des communs cohérents (« consistent commons »), il n’y a guère que l’idée de licence Copyfarleft de Dmytri Kleiner qui aille jusqu’à essayer de transformer le cœur du conflit en faisant une proposition pragmatique à même de faire voler en éclats le plat paradigme de la gratuité. Dans son article « Copyfarleft and Copyjustright », Kleiner commence son analyse en soulignant une division de propriété plus importante et plus déterminante que n’importe quelle fracture numérique : 10 % de la population mondiale possède 85 % de la richesse mondiale, tandis qu’une multitude ne possède quasiment rien. Cette domination matérielle de la classe possédante est en réalité accentuée par le contrôle du copyright sur les actifs immatériels, par le fait que les objets digitaux peuvent être possédés, contrôlés et vendus.
Dans le cas de la musique, par exemple, la propriété intellectuelle est plus importante aujourd’hui pour la classe propriétaire que pour les musiciens, dans la mesure où les producteurs culturels sont souvent contraints de renoncer à leur contrôle sur leurs travaux ainsi qu’à leurs droits en tant qu’auteurs. Entre les mains d’un musicien, la propriété intellectuelle n’a plus la même signification que quand elle a été accumulée par une grande entreprise. Toutefois, bien souvent, les artistes ne sont pas mieux logés à l’enseigne des communs digitaux. Les auteurs sont généralement sceptiques quant à la capacité de la solution copyleft à leur permettre de gagner leur vie. En fin de compte, les conditions salariales des auteurs au sein du capitalisme cognitif semblent suivre exactement les mêmes lois que celles qui ont cours dans l’économie industrielle traditionnelle. Sur ce point, de nombreux défenseurs raisonnables du copyleft semblent capables de proposer une longue liste de modèles économiques alternatifs et soutenables que les auteurs contemporains devraient adopter s’ils veulent sauvegarder à la fois leur revenu et la culture libre.
À l’inverse, Kleiner aborde la question d’un point vue plus général et la replace dans le cadre plus large de l’écosystème de l’économie capitaliste contemporaine. À partir de la définition de la rente de Ricardo (un revenu que le propriétaire de l’actif productif peut toucher par le seul fait de le posséder) ainsi qu’à partir de la prétendue « loi d’airain des salaires », Kleiner développe une « loi d’airain des droits d’auteur ».
« Le système de contrôle privé des moyens de publication, de distribution, de promotion et de production des médias implique que la plupart des artistes et des autres travailleurs créatifs ne peuvent gagner davantage que le minimum vital. Que vous soyez un biochimiste, un musicien, un concepteur de logiciel ou un réalisateur de film, vous avez cédé tous vos copyrights aux propriétaires de licences (c’est-à-dire de propriété intellectuelle) avant même que ces droits n’aient acquis la moindre valeur financière, et pour guère plus que le coût de reproduction de votre travail. Voilà ce que j’appelle la Loi d’airain des droits d’auteurs. » (ibid.)
Kleiner reconnaît que le régime du copyright comme celui du copyleft (et tout ce qui se situe quelque part entre les deux, à l’instar de la licence CC) conservent en permanence les revenus des travailleurs en dessous de ce que l’on peut considérer comme des critères moyens soutenables sur le long terme. Et, plus précisément, le copyleft n’aide en rien les artistes ou les concepteurs de logiciels, puisqu’il transfère la survaleur et la rente aux grandes entreprises et aux divers propriétaires des infrastructures matérielles. Si l’on dresse un bilan comptable des premières décennies du mouvement pour le copyleft, il apparaît que l’essor du modèle de la licence Creative Commons a permis contre toute attente à la rente économique de coloniser le capital de la gratuité.
« Le copyleft, tel qu’il a été développé par la communauté du logiciel libre, n’est par conséquent pas une option viable pour la majorité des artistes. La loi d’airain s’applique même aux concepteurs de logiciel : ils parviendront peut-être à gagner leur vie, mais guère plus, car les propriétaires de licences continueront à capturer la valeur totale du produit de leur travail. Le copyleft n’est par conséquent pas capable d’“améliorer la société” en un sens matériel, car non seulement il n’est tout simplement pas viable pour toutes sortes de travailleurs, mais, de plus, la majorité de la valeur d’échange créée en plus par les producteurs d’informations copyleft est, quoi qu’il arrive, capturée par les propriétaires de la propriété matérielle. » (ibid.)
Selon Kleiner, le capital avait besoin de passer d’un strict régime de copyright à un régime de copy-just-right (c’est-à-dire la licence Creative Commons) afin d’assimiler les énergies du mouvement copyleft et de réintroduire un système de rente à une échelle moléculaire, tout comme le capital avait besoin d’étendre la rente à l’intelligence collective des concepteurs de logiciels libres et de les garder sous le joug de la « loi d’airain des droits d’auteur ».
« Ainsi, de la même manière que le capital a rejoint le mouvement pour le logiciel copyleft pour réduire le coût de développement des logiciels, il rejoint également le mouvement artistique des dissidents du copyright pour intégrer le partage de fichiers et le sampling dans un système de contrôle toujours fondé – bien que d’une façon différente – sur la propriété. Dans la mesure où le copyleft n’autorise aucune extraction de rente pour le droit de copie et où les propriétaires de licences ne sont pas à la recherche d’un système qui mettrait à mal le régime de la propriété, les propriétaires créent des catégories et des sous-catégories permettant la coexistence de pratiques comme le partage de fichiers ou le remixage avec le régime propriétaire. Soit une version plus flexible du copyright, qui puisse s’adapter aux usages modernes, mais qui, en définitive, continue à incarner et protéger cette logique de contrôle. Le meilleur exemple de ce phénomène est le prétendu Creative Commons et sa myriade de licences “just right”. “Certains droits sont réservés” : le slogan du site en dit tout ce qu’il y a à dire. » (ibid.)
Kleiner adopte ici une position radicale : ni le copyleft, ni le copyright ou le copyjustright ne peuvent surmonter la loi d’airain des droits d’auteurs et venir en aide aux véritables producteurs : la « classe des travailleurs ». Mais alors, pourquoi continuer à discuter des différentes possibilités de licences de propriété intellectuelle si aucune d’entre elles n’est capable de nous aider ? La solution de Kleiner est le copyfarleft, une licence au statut hybride qui reconnaît les divisions de classe et permet aux travailleurs de revendiquer la propriété de leurs moyens de production. Les produits copyfarleft sont libres, mais ne peuvent être utilisés lucrativement que par ceux qui n’exploitent pas le travail salarié (comme d’autres travailleurs ou des coopératives).
« Pour que le copyleft ait véritablement un potentiel révolutionnaire, il faut qu’il soit un copyfarleft. Il doit se concentrer sur la propriété par les travailleurs de leurs moyens de production. Pour ce faire, une licence ne peut avoir un seul ensemble de conditions d’utilisation pour tous ses utilisateurs, mais se doit plutôt de proposer différentes règles pour différentes classes. Plus spécifiquement, elle doit disposer d’un ensemble de règles pour ceux qui travaillent dans le contexte de la propriété des travailleurs et de la production fondée sur les communs, et d’un autre pour ceux qui se servent de la propriété privée et du travail salarié dans leur production. » (ibid.)
Dans ce modèle, ceux qui exploitent le travail salarié et la propriété privée à grande échelle n’ont pas le droit d’utiliser du matériau copyfarleft, tandis que les travailleurs et les producteurs normaux peuvent librement partager et faire des bénéfices en appliquant leur propre travail à la propriété mutuelle. Par exemple, « sous une licence copyfarleft, une coopérative d’impression possédée par ses travailleurs sera libre de reproduire, distribuer et modifier le stock commun comme ils le veulent, alors qu’une maison d’édition privée n’y aura pas de libre accès » (ibid.). Le copyfarleft est très différent des usages « non commerciaux » défendus par certaines licences CC dans la mesure où ces dernières ne font aucune distinction entre l’usage commercial endogène (au sein des communs) et l’usage commercial exogène (hors des communs) : tous deux sont également interdits. Kleiner suggère d’introduire une asymétrie dans laquelle l’usage commercial endogène serait autorisé et l’usage capitaliste exogène interdit.
« Une licence copyfarleft autorise les usages commerciaux fondés sur les communs tout en interdisant d’en bénéficier pour exploiter le travail salarié. L’approche non-commerciale du copyleft ne fait ni l’un ni l’autre : il empêche le commerce fondé sur les communs, tout en restreignant l’exploitation du salariat en exigeant uniquement des exploiteurs qu’ils partagent un peu de leur butin avec le prétendu auteur original. En aucun cas elle ne permet de dépasser la loi d’airain, que ce soit pour les auteurs ou pour les autres travailleurs. Par conséquent, “non-commercial” n’est pas une manière adaptée de décrire la nécessaire limite qui doit être posée entre usage endogène et usage exogène. Toujours est-il qu’il n’existe jusqu’ici aucune autre licence “commune” à même de fournir un cadre légal adapté à l’usage des producteurs se fondant sur les communs. Seule une licence qui interdirait effectivement que la propriété aliénée et le travail salarié soient employés dans la reproduction d’une information par ailleurs libre et appartenant aux communs a quelque chance de modifier la distribution des richesses. » (ibid.)
D’une manière intéressante, c’est là l’application la plus juste de l’institution originale des communs, qui était alors strictement reliée à la production matérielle (aujourd’hui, le seul fait de rappeler dans le débat culturel cette caractéristique originelle fondamentale semble grotesque à certains). Les communs étaient des terres utilisées par une communauté spécifique pour les cultiver ou en faire des pâturages. Si quelqu’un n’avait pas le droit d’envoyer ses vaches à la pâture et de produire du lait, alors cette terre n’était pas tenue pour un véritable commun. Kleiner, de la même manière, soutient que si l’on ne peut pas gagner de l’argent à partir d’une œuvre culturelle, alors elle n’appartient pas aux communs : elle reste quoi qu’on en dise une propriété privée.
La pauvreté des réseaux
Après les artefacts culturels, le défi suivant consista pour le digitalisme à appliquer le modèle du logiciel libre à la production sociale tout court. Nous concentrer sur la survaleur nous permet une nouvelle fois de démontrer dans quelle mesure, au-delà de la culture libre, il existe toujours une idéologie de la production libre et gratuite. Comme l’a clairement expliqué Tiziana Terranova dans son livre Network Culture, la production libre est en réalité toujours soutenue par une énorme dépense en travail libre :
« Il est important de se rappeler que l’économie du don, en tant qu’elle fait partie de l’économie digitale, est elle-même une force importante au sein de la reproduction de la main-d’œuvre dans le capitalisme tardif en tant que totalité. Le moment où sont faites des réserves de “travail libre” […] est un moment fondamental pour la création de valeur dans les économies numériques. »
On peut considérer La Richesse des réseaux, de Yochai Benkler, comme une excellente illustration de cette tendance. L’auteur glorifie dans ce livre l’essor du mouvement anticopyright et pair-à-pair, un mouvement fondé sur l’Internet dont les militants « sont en train de changer l’économie mondiale ». Il nomme ce phénomène la production sociale. Dans ce livre, pas un mot à propos de l’exploitation du travail, de l’accumulation de la survaleur ou de la rente économique. Benkler soutient par conséquent que la production sociale est bonne pour les affaires. Pour preuve, il prend l’« excellent exemple » d’IBM, « l’une des entreprises à s’être le plus profondément attachée à adapter son modèle économique à l’émergence du logiciel libre » (ibid.). De l’autre côté du spectre, loin de cette marge bénéficiaire, les travailleurs sont simplement invités à se réjouir du succès de Wikipédia. On comprend mieux pourquoi Dmytri Kleiner a donné un titre si polémique à sa recension du livre de Benkler, « The Poverty of Networks » [« La pauvreté des réseaux »].
« La richesse des réseaux existe dans le cadre d’une planète pauvre. Il ne faut pas chercher l’origine du problème de la pauvreté dans l’absence de culture et d’information (même si tous deux en sont des facteurs), mais dans l’exploitation directe de la classe productive par les classes possédantes. La pauvreté n’a pas sa source dans les coûts de reproduction, mais bien plutôt dans l’extraction de la rente économique, qui n’est possible qu’en contraignant les producteurs à accepter comme salaire moins que la totalité du produit de leur travail, en leur refusant un accès indépendant aux moyens de production. »
Comme ont essayé de le montrer les paragraphes précédents, l’enjeu central consiste à ôter le voile qui cache les asymétries de l’économie réelle, à mettre au jour le point de rupture entre le monde matériel et le monde numérique, la relation parasitaire d’accumulation et de distribution des richesses matérielles dans la vraie vie. Dans le scénario de Benkler, les communs d’informations apparaissent comme des sortes de ronds-points sans aucune friction pivotant autour d’une gigantesque machine bien huilée, une machine condamnée à rester à jamais au-delà de toute critique. Même là, les communs que mentionnent Benkler à tout bout de champ appartiennent uniquement aux domaines numériques – c’est-à-dire que ce sont des communs fictionnels qui n’ont rien à voir avec le potentiel véritable des véritables communs productifs. Kleiner observe – en des termes marxistes – que s’il n’y a pas de coûts de reproduction, mais un échange libre et des copies numériques gratuites, il devient impossible de créer une valeur d’échange pour acquérir des biens matériels.
« Si la production des pairs fondée sur les communs est exclusivement limitée aux communs numériques, sans – ou presque sans – aucuns coûts de reproduction, alors comment la valeur d’usage produite peut-elle être traduite en une valeur d’échange ? Une chose qui n’a pas de coût de reproduction ne peut pas gagner de valeur d’échange dans le cadre d’un échange libre. De plus, à moins de pouvoir convertir cette valeur d’usage en valeur d’échange, comment les producteurs pairs peuvent-ils devenir capables d’acquérir les biens matériels nécessaires à leur propre survie ? » (ibid.)
En réalité, cette valeur d’échange existe bel et bien, mais elle est produite avec la rente qui s’applique à l’infrastructure matérielle et aux espaces virtuels des communs (l’Internet lui-même, les kilos de hardware qui nous entourent, les réseaux sociaux propriétaires, la publicité en ligne, etc.). Selon Kleiner, Benkler parvient, grâce à la notion de « production sociale », à créer un nouvel alibi au secteur privé pour lui permettre d’exploiter les communs immatériels sans rien donner en retour.
« Quelle que soit la valeur d’échange dérivée des communs d’informations, elle sera toujours confisquée par les propriétaires des propriétés réelles qui se situent en dehors des communs. Pour que la production sociale ait un quelconque effet sur la richesse matérielle générale, elle doit opérer au sein d’un système total de biens et de services, un système dans lequel les moyens physiques de production comme les moyens virtuels de production appartiendraient tous deux au domaine des communs et seraient disponibles à la production des pairs. En soutenant l’idée d’une production des pairs fondée sur les communs, mais dans le cadre de communs qui ne concernent que les informations, Benkler offre à l’économie propriétaire – les secteurs monopolistiques – une autre manière de créer de la richesse en s’appropriant l’économie pair-à-pair – le secteur concurrentiel. » (ibid.)
Au sein de la communauté des affaires, la vision de Benkler a été critiquée par la prophétie pragmatique de Nicholas Carr, qui annonce une monétisation imminente de production des pairs fondée sur l’Internet : les amateurs et les volontaires devront bientôt payer en espèce sonnante et trébuchante le droit de produire du contenu. Cette prise de conscience de la dimension parasitaire de l’Internet n’en est qu’à ses débuts.
Un parasite hante le hacker qui hante le monde
Un Manifeste Hacker de McKenzie Wark est une remarquable tentative de critique marxiste de la société de l’information et de l’économie digitale. Wark reste néanmoins enfermé dans une certaine forme de digitalisme. Ici, le terme de classe des hackers est introduit pour essayer de synthétiser la pensée marxiste et celle des nouveaux mouvements autonomes des travailleurs et militants de l’Internet, traditionnellement allergiques à toute forme de marxisme, tout particulièrement dans le contexte anglo-américain. La « classe des hackers » est une sorte de traduction californienne de termes continentaux dont nous sommes familiers, comme travailleurs immatériels, cognitariat, multitude, etc., tous issus du vieux concept marxiste de general intellect. La classe des hackers de Wark est par conséquent surtout définie par la puissance de l’abstraction (l’habilité à former de nouvelles idées, ou l’acte créatif), et non par le travail vivant ou la coopération entre cerveaux, tels qu’on peut les trouver dans le marxisme autonomiste de Negri, Lazzarato ou Virno.
« Le monde est hanté par une entité duale, la dualité de l’abstraction, qui a pour organes tributaires la fortune des États et des armées, des entreprises et des collectivités. Elle règne sur toutes les classes concurrentes : propriétaires et fermiers, travailleurs et capitalistes – dont les fortunes respectives sont aujourd’hui encore dépendantes. Toutes les classes sauf une. La classe des hackers.
Quel que soit le code hacké, quelle que soit sa forme, langage programmatique ou poétique, mathématique ou musical, nous créons la possibilité de mettre au monde des formes nouvelles. » (p. 2)
Malgré un style avant-gardiste qui n’est pas sans rappeler La Société du spectacle de Debord, le noyau théorique du livre est bien la crise de la propriété. Wark croit que la classe des hackers rouvre la question de la propriété plus efficacement qu’aucune autre lutte sociale du passé. Étonnamment, il ne fait aucune distinction entre la propriété matérielle et la propriété immatérielle, celle des signes et des idées, par opposition à celle des biens matériels et des énergies biochimiques. Wark croit implicitement que la libre reproductibilité des données numériques porte en elle-même la destruction future de la propriété matérielle. Une sorte de marxisme soft définit la classe des hackers : là où Marx proposait purement et simplement l’abolition de la propriété privée et la réappropriation des moyens de production comme unique solution révolutionnaire, il ne reste plus chez Wark qu’un geste de don, en tant qu’il est la manifestation d’une rébellion silencieuse. L’économie du don est présentée comme une véritable menace pour le système de la propriété et pour le pouvoir de la « classe vectorielle » (celle qui possède les infrastructures médiatiques), comme le prouve selon Wark le fait que les réseaux pair-à-pair sapent les industries de la musique et du cinéma. Toujours est-il que ces formes de sabotages restent principalement numériques.
Le style déclaratif de l’ouvrage est principalement articulé en un schéma binaire. Wark ne reconnaît pas le fait que le capitalisme a déjà découvert une troisième voie, et que de nombreux modèles économiques sont d’ores et déjà fondés sur l’« économie du don » (IBM parasitant le logiciel libre, Google proposant des services gratuits, etc.). Au contraire, Wark croit que la classe « vectorielle » continue à se crisper sur le concept réactif de rareté, et qu’elle n’a pas réussi à se repositionner au sein d’un scénario davantage concurrentiel dans lequel le concept de propriété serait plus dynamique et plus négocié. Pressant comme du jus d’orange le récit messianique marxien sur la matrice, Wark croit que la classe vectorielle sera éradiquée par la « contradiction » qu’elle a contribué à construire : l’Internet. En d’autres termes, la reproduction sans fin du désir (une fois de plus, Deleuze et Guattari se sont fait faire un « enfant dans le dos ») déclenchée par le média digital ne pourra plus être arrêtée une fois pour toutes.
« Mais, faute de pouvoir obtenir un monopole sur tous les vecteurs de production et de distribution de l’information, la classe vectorielle s’avère incapable de limiter la productivité libre de la classe des hackers, qui continue à produire toujours plus de carburant pour la libre productivité du désir. » (p. 309)
Dans le chapitre que nous venons de citer, Wark essaye de relier la question de la propriété à celle du surplus. Encore une fois, même ici, il se réfère implicitement à l’unique surplus numérique et à la reproduction à bon marché et monodimensionnelle des bits. Il ne fait pas de distinction entre le surplus numérique et les concepts de survaleur chez Marx ou d’excès chez Bataille. Et ce, même si Wark cite directement Bataille dans le texte : « L’histoire de la vie sur terre est principalement l’effet d’une folle exubérance : l’événement dominant est le développement du luxe, la production de formes de vie de plus en plus onéreuses. » La folle nature de Bataille peut-elle vraiment surgir des réseaux ? Comme nous l’avons déjà souligné, l’énergie des flux digitaux n’a rien à voir avec celle des flux matériels, et nous devons renoncer une fois pour toutes à ce présupposé fallacieux. Si, chez Bataille, l’excès d’énergie alimente l’économie, et plus précisément sa part maudite, trop de chercheurs continuent encore à fétichiser une conception bien trop abstraite et finalement fort peu dérangeante d’un tel excès.
« Le hack produit à la fois un surplus utile et un surplus inutile. Le surplus utile étend le royaume de la liberté, arraché à la nécessité. Le surplus inutile est le surplus de la liberté elle-même, la marge de production libre libérée de la contrainte de la production par nécessité. Plus le surplus en général grandit, et plus croît de son côté la possibilité d’agrandir sa portion inutile, à partir de laquelle se développera la possibilité de hacker au-delà des formes existantes de propriété. »
Parce qu’il ne parvient pas à résoudre la question du surplus, ni celle de la rente technologique et cognitive alimentée par la classe des hackers, Wark échoue à développer un paradigme politique cohérent. Il semble croire fermement que le conflit opposant la classe vectorielle et la classe des hackers est un conflit réel, et que l’« abstraction », c’est-à-dire les connaissances accumulées par la classe des hackers, en est l’enjeu (p. 127). Toutefois, ce conflit n’existe qu’au niveau immatériel, et Wark se refuse à reconnaître les parasites matériels qui, depuis l’extérieur de la sphère digitale, agissent directement sur ce conflit. La lutte de la classe des hackers ressemble à un jeu vidéo dont le cadre serait les vecteurs incorporels de l’Internet et qui serait payé par la classe ouvrière mondiale. D’une manière fort intéressante, à ce propos, Wark soutient que la classe des hackers constitue un modèle politique légitime pour les classes ouvrières et paysannes. Toutefois, pour peu que l’on garde en tête les critiques émises à l’encontre de la culture libre, il est évident que les communs numériques sont incapables de produire et d’organiser une richesse équivalente à celle qui le fut par les communs originaux (qui, au moins, produisaient du lait, de la viande, des céréales, etc.).
« La classe des hackers, celle des ouvriers et celle des paysans ont toutes trois intérêt à abstraire la production de sa subordination à la classe dirigeante qui transforme la production en production de nouveaux besoins et qui arrache l’esclavage à l’excédent. Si les classes ouvrières et paysannes manquent d’une connaissance directe de la production libre, la classe des hackers, elle, en a une expérience directe. Ce dont manque la classe des hackers, en revanche, ce sont des ressources d’une mémoire de classe, une mémoire de révolte contre l’aliénation de la production. » (p. 173)
Si l’on suit Serres et ses histoires bucoliques, la classe paysanne semble bien mieux placée pour jouer un rôle d’avant-garde politique, avec son bon vieux concept de commun. De plus, à la lumière de l’actuelle crise énergétique et de toute l’hystérie qui en découle, la société de l’information est condamnée à perdre sont statut prioritaire dans l’ordre du jour collectif. Le changement climatique, les ressources en énergie et la production alimentaire sont en train de devenir les enjeux politiques d’aujourd’hui, et la media culture s’en voit déjà transformée, adoptant des fondements moins numériques et davantage dystopiques. Peut-être est-ce la bioénergie qui deviendra le paradigme central, en lieu et place du biocode. De ce point de vue, Wark ouvre son livre par une allusion qui intervient trop tard, bien trop tard : « Le monde est hanté par une entité duale, la dualité de l’abstraction. » Derrière l’abstraction digitale et le néo-archaïsme économique, une évolution parallèle est déjà en train de poindre dans les interstices des écologies des médias.
Les parasites deviennent de plus en plus forts dans le capitalisme cognitif. Et, en effet, « un parasite hante le hacker qui hante le monde ».
Traduit par Aurélien Blanchard
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