TikTok et la fin de la fonctionnalité recherche
La première fois que j’ouvre TikTok, c’est en 2018. Je télécharge cette application par curiosité, mais aucun·es de mes ami·es et très peu de célébrités n’y sont inscrit·es. A priori, je ne risque donc pas d’y rester longtemps puisque je n’ai rien à y rechercher. Mais cela n’est pas un problème pour TikTok. Dès ma première connexion et sans que je n’aie à effectuer d’action, une première vidéo m’est présentée par l’algorithme, puis après un scroll, une deuxième, puis une troisième et ainsi de suite. Grâce aux informations récupérées (temps de visionnage, commentaires, likes, enregistrements), l’algorithme s’affine peu à peu et me propose des vidéos de plus en plus adaptées à mes goûts, ce qui va avoir pour effet de me maintenir plus longtemps sur l’application. Toutes ces actions se font sans que j’aie besoin d’effectuer la moindre recherche. L’ algorithme se charge de tout. C’est là que la révolution TikTok se situe. YouTube avait déjà commencé, depuis 2011, à proposer un programme qui substituait la recherche de vidéo par les propositions aiguillées d’un algorithme. Les derniers chiffres montrent notamment que 70 % des vidéos visionnées sur YouTube ont été recommandées par l’algorithme et non recherchées par l’utilisateur·rice1. TikTok va bien plus loin. C’est environ 95 % des vidéos visionnées sur l’application qui sont issues de recommandations algorithmiques.
Cette logique de navigation, qui ne laisse aucune place aux « dynamiques de quête et d’exploration », s’appelle une logique de « push » en opposition avec une logique « pull » qui est « initiée par un sujet pensant 2 ». Dans le monde de la vidéo, les dynamiques de « push » étaient jusqu’ici réservées à la publicité, qui s’impose sans qu’on n’en ait fait la demande. Que ce soit à la télévision en plein milieu du film du dimanche ou bien sur YouTube avant un vlog, tout le monde déteste les publicités. On cherche à les éviter, en changeant de chaine ou en téléchargeant Adblock. Pourtant, TikTok va nous faire adorer ça.
Aujourd’hui, il est bientôt midi, et mon temps d’écran affiche que j’ai déjà passé une heure sur TikTok. Cette heure, je l’ai donc passée à regarder, sans les avoir recherchées, des vidéos apparaître devant moi, comme par magie. Comme par magie ? Non, pas exactement, si toutes ces vidéos apparaissent dans mon feed, ce n’est pas sans raison. Cela signifie qu’elles sont susceptibles d’attirer mon attention. Pour être sûr de cela, TikTok analyse en permanence les performances d’une vidéo. Lorsqu’une vidéo est postée, elle est d’abord montrée à un petit groupe de personnes puis, si elle obtient un bon taux de visionnage et de réactions auprès de ces personnes, elle sera montrée à un plus grand groupe de personnes et ainsi de suite3. N’importe qui peut donc faire des millions de vues sur TikTok. Il suffit de proposer du contenu vidéo capable d’attirer l’attention. Mais comment ? Comment attirer l’attention sur TikTok ? Y a-t-il des codes propres à TikTok ? Cette plateforme – dont on parle beaucoup aujourd’hui pour son statut géopolitique puisqu’elle est contrôlée par des mains liées au Parti Communiste chinois – est-elle en train de créer une nouvelle esthétique vidéo ? C’est ce que j’ai essayé de comprendre. Avant de lancer une carrière de TikTokeur, il va falloir analyser cette application afin d’en comprendre l’esthétique.
L’ esthétique TikTok : la promesse du vrai
TikTok est une application mobile. Lorsque je l’ouvre, c’est sur mon iPhone, et c’est dans le but de regarder des vidéos qui sont tournées pour la plupart avec… un iPhone. Cette phrase pourrait résumer à elle seule l’une des grandes révolutions qu’initie TikTok. Pour la première fois dans l’histoire de l’audiovisuel, l’appareil de production et d’émission – qu’on appelle parfois pour cette raison un camécran4 – est le même que celui de la réception. Cela peut paraître anodin, mais cela signifie, entre autres choses, que chaque vidéo que je vois (ou presque) sur cette application, je peux la reproduire. La production et le succès ne sont plus réservés à une poignée d’élu·es choisie par des producteur·rices, comme pour le cinéma ou la télévision.
Certains pourront dire que cette démocratisation des moyens de production d’une vidéo était déjà présente grâce à YouTube. Cependant, il existe une différence entre ce que propose TikTok aujourd’hui et ce que proposait YouTube il y a 10 ans. À cette époque, on entendait dire que n’importe qui pouvait devenir connu sur Internet. Il suffisait juste de filmer et de monter ses vidéos soi-même. Mais filmer et monter ses vidéos soi-même, c’est loin d’être anodin. Le fait d’acheter une caméra et d’apprendre un logiciel de montage traduit un intérêt préalable fort pour la création de vidéo. Le succès sur YouTube était donc réservé à celles et ceux qui avaient l’envie de créer des vidéos. Aujourd’hui, sur TikTok, c’est différent. N’importe qui (vraiment, n’importe qui) peut décider de poster 15 secondes de sa vie, et atteindre le million de vues. Lorsque Rafael Lopes581 poste un TikTok de lui en train de jouer de l’harmonica à son chien5, peut-il s’imaginer que sa vidéo allait cumuler plus de 55 millions de vues ? Je ne pense pas, il n’a pas l’air d’être un influenceur. En effet, sur son compte, il n’a qu’une vingtaine d’autres vidéos qui ont en moyenne chacune environ 20 000 vues. Dans le réseau TikTok, grâce à son algorithme supposément méritocratique, n’importe qui peut, grâce à une simple vidéo, se placer en grand vainqueur de la compétition darwinienne pour l’attention. En reprenant la définition de Vilém Flusser, TikTok est bien un réseau puisque des « participants multiples [y] sont reliés entre eux de telle façon qu’ils peuvent tous émettre et recevoir6 ». Dans son utilisation, YouTube pourrait quant à lui être considéré comme s’approchant plus d’un système radio, car la plupart des vidéos y générant le plus de vues sont émises par des grosses chaînes déjà installées et ayant les moyens de produire des gros contenus.
Que le succès soit à la portée de tout le monde, que chacun·ne puisse avoir ses 15 secondes de gloire, pour m’approprier Warhol, c’est la nouveauté qui fait le succès de TikTok auprès d’un nouveau public. Car TikTok, c’est le réseau social d’une nouvelle génération. « En France, la tranche d’âge des utilisateurs est assez jeune, en moyenne entre 13 et 24 ans. Ces utilisateurs sont particulièrement actifs et représentent plus de 50 % de l’audience totale du réseau social. Ils sont 38 % entre 13 et 17 ans, devant les 18-24 ans, qui représentent 36 % des utilisateurs français du réseau social. Les 25-34 ans représentent eux une plus petite partie,19 % des utilisateurs actifs de l’application7 ».
Cette nouvelle génération a bien plus de temps de cerveau disponible que les précédentes. Une étude américaine a montré que les jeunes de 18 ans consomment en moyenne 6h40 d’écran par jour8. De plus, la production d’objets culturels a fortement augmenté depuis le début des années 2000. « 90 % des informations disponibles dans le monde ont été rédigées dans les deux dernières années9 ». La conséquence de ces deux augmentations est la rarification du temps de cerveau disponible par rapport aux objets culturels. De ce fait, il devient la cible du capitalisme attentionnel, dont le porte-étendard cynique a été Patrick Le Lay, ancien patron de TF1, déclarant que « ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».
Mais cette citation n’est pas récente, elle date de 2004. Cette nouvelle génération a donc grandi au contact de cette doctrine et est sans doute bien plus consciente que les générations précédentes de la marchandisation de son attention. Les plus grands influenceur·euses de cette génération expriment même souvent ce phénomène durant leurs vidéos à travers cette petite phrase : « c’est grâce à vous tout ça ». Grâce à nous ? Nous n’avons fait que donner de notre temps d’attention. C’est donc notre temps d’attention qui a permis tout ça ? Lorsque Inoxtag, tournant un vlog dans une suite luxueuse à Dubai10 s’excuse de sponsoriser la vidéo en rassurant son public qu’il fait ça « pour faire une bonne vidéo, pas pour faire des lol », il parle à une génération qui n’est pas dupe, et qui est bien au courant de la valeur de son attention.
Je ne me rappelle pas avoir entendu un·e présentateur·rice de télévision remercier son public de la même façon qu’Inoxtag. Cette proximité reste réservée à des productions en apparence plus modestes. C’est précisément cette proximité qui attire cette nouvelle génération. Elle ne veut plus écouter le discours de grands producteurs calculateurs, mais veut regarder la vidéo homemade d’un·e inconnu·e. « L’ utilisation par TikTok de la caméra frontale offre aux spectateurs une intimité à bout de bras qui grandit avec le temps. C’est une intimité généralement réservée aux conversations entre amis sur FaceTime ou aux amoureux au lit11 ». Ce prisme homemade, qui permet de considérer les vidéos TikTok de façon plus amicale, témoigne également (en apparence) d’une certaine sincérité. Le discours d’une personne mal filmée sur TikTok paraîtra plus honnête et indépendant que celui d’un·e journaliste télévisé·e tributaire d’une industrie et d’un système. Les marques sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses à faire aujourd’hui appel à des influenceur·euses pour toucher une audience sur TikTok. Des TikTokeur·euses acceptent volontiers ces partenariats. Des grandes marques, telles que Doritos sont donc prêtes à dépenser plusieurs dizaines de milliers d’euros en échange d’une vidéo tournée dans une chambre, en une demi-heure à l’aide d’un simple téléphone.
Cette esthétique du fait-maison accentue également l’effet de proximité que chaque utilisateur·rice entretient avec la célébrité. Si la vidéo de cet·te inconnu·e a marché aujourd’hui, ce pourrait très bien être la mienne demain. Le succès paraît être à portée de tou·tes. Bien sûr, ce n’est qu’illusoire, tout le monde ne peut pas être célèbre, même pour 5 minutes. Le capitalisme attentionnel n’en demeure pas moins du capitalisme : pour qu’il y ait des riches, il faut qu’il y ait des pauvres. Le fait-maison, à la fois garant de sincérité et créateur de rêve, est donc devenu un puissant vecteur attentionnel sur TikTok.
L’ attrait de l’attente
James Cutting, psychologue spécialisé en cinéma à l’Université de Cornell, a réalisé une étude sur la durée des plans au cinéma. En analysant les données de 15 000 films réalisés entre 1910 et 2010, il s’est aperçu que la durée moyenne d’un plan était passée de 12 secondes en 1930 à 2,5 secondes en 201112. Pour attirer l’attention humaine, un film doit proposer un montage de plus en plus rapide. Cette tendance, on peut l’élargir au monde de la vidéo. Que ce soit à la télévision, au cinéma ou même sur YouTube, personne ne peut nier que les séquences proposées aujourd’hui ont un montage bien plus rapide qu’il y a 50 ans. On peut s’imaginer que l’esthétique du montage sur TikTok suivra cette logique, en proposant des vidéos au montage ultra-rapide et remplies de stimuli visuels. De fait, une partie des vidéos sur TikTok propose un montage ultra-rapide, en témoigne par exemple les nombreuses vidéos de cuisine où chaque étape est réduite à un micro-plan de quelques dixièmes de secondes.
Mais paradoxalement, une autre tendance esthétique coexiste sur TikTok, une esthétique de l’attente, du suspens. Pour définir le suspens au cinéma, Hitchcock donne l’exemple d’un couple qui mange au restaurant. Pour créer du suspens, il faut que les spectateur·ices voient quelqu’un déposer une bombe sous la table avant que le couple ne s’installe. En faisant cela, le réalisateur fait en quelque sorte une « promesse » au spectateur·ice, en lui suggérant que la bombe finira par exploser.
Sur TikTok, cette notion de promesse est très importante. Pour illustrer mes propos, je vais prendre en exemple la chaine The Bread Guy13. Cette chaine comptabilise plus de 2 millions d’abonné·es et a plusieurs vidéos dépassant les 20 millions de vues. Son concept ? Dans chacune de ses vidéos, le TikTokeur répond à une question fermée à l’aide d’un pain qu’il tranche. Si la tranche tombe à gauche, la réponse est non, si la tranche tombe à droite, la réponse est oui. Voilà comment créer de l’attente avec un principe simple. La promesse qu’il fait à chaque début de vidéo est simplement celle de nous révéler la réponse à une question de façon aléatoire, quelques secondes plus tard. Cela suffit à capter notre attention.
Autre exemple, cette fois-ci avec une Trend14. Le but y est de cacher son corps durant tout le début de la vidéo, puis de le montrer une fois que le rythme de la musique change. La promesse, celle de montrer son corps à la fin, apparait dès le début à l’image, car on l’entrevoit derrière les mains. Cela crée de l’attente chez l’utilisateur·rice, une envie de savoir ce qui se cache derrière cette main. Si, sur la même vidéo, le corps avait été visible dès le début, cela aurait eu bien moins d’effet sur les spectateur·ices. L’ attente crée une frustration, sa résolution crée une satisfaction. Lorsque qu’un·e créateur·ice utilise ce principe, ille échange en quelque sorte le rapport de rareté qui existe entre l’attention des spectateur·ices, et la vidéo, car quand une vidéo me promet quelque chose, elle devient la seule vidéo à pouvoir me donner ce qu’elle m’a promis. Elle trouve une unicité, elle n’est plus une vidéo parmi tant d’autres. Je ne peux pas swiper sur une autre vidéo, car seule cette vidéo peut me fournir l’accomplissement du désir qu’elle m’a créé, c’est-à-dire voir le corps qui se cache derrière cette main, ou bien savoir de quel côté cette tranche de pain est tombée.
Voilà ce qui marche sur TikTok : faire des promesses pour capter de l’attentionnel. Voici ce que le capitalisme attentionnel arrive à enclencher dans mon cerveau en 15 secondes : créer un désir qui ne sera satisfait qu’en échange de ce que j’ai de plus précieux, mon temps de cerveau disponible.
Le son sur TikTok :
le vide sémantique comme vecteur attentionnel
Dans mon analyse esthétique de TikTok, j’ai pour l’instant omis d’évoquer l’une des plus grosses particularités de la plateforme. TikTok inclut la possibilité de créer une vidéo à partir d’un audio existant. Cette fonctionnalité est très utilisée. Des milliers (voire même des millions) de vidéos sont parfois créées à partir du même audio. Cet audio peut-être un simple extrait d’une musique (disponible sur les plateformes de streaming et les réseaux sociaux) ou la partie audio d’une vidéo uploadée par un·e autre utilisateur·ice. Chacun·e peut reprendre la partie audio de n’importe quelle autre vidéo de la plateforme pour créer sa propre mise en image du son. C’est ce qui est à l’origine des Trends. Par exemple, l’audio de cette vidéo de schmoyoho15, dans laquelle il fait une chanson à partir de la vidéo d’un enfant parlant de son amour pour le maïs, a été repris dans plus de 1,4 millions de vidéos. Dans la vidéo originale, schmoyoho s’amuse en samplant les paroles d’un enfant parlant de maïs. Il y ajoute de l’auto-tune et le met en rythme avec une musique qu’il a créée. L’ audio de cette vidéo (qui est d’ailleurs déjà elle-même une reprise, de par le sampling de la voix de l’enfant par l’artiste) va devenir une Trend. Plus d’un million d’utilisateur·ices de TikTok vont s’en servir en l’adaptant à leur sujet. Quinty Mirjam va l’utiliser pour mettre en musique son tutoriel de coupe de cheveux16. L’ ukrainienne Valerissh va détourner cet audio pour faire part de son quotidien en situation de guerre17. Chaque nouvelle vidéo créée à partir de cet audio va augmenter davantage son statut de tube, et inversement. C’est parce que cet audio est populaire que les utilisateur·ices le reprennent et le font circuler. C’est parce que les utilisateur·ices le font circuler que cet audio est populaire. Le son est bien souvent à l’origine des phénomènes de mode sur TikTok.
Les musicologues Herbert Schneider et Rolf Reichardt ont analysé les chants populaires du XVIIIe siècle18. À cette époque, plusieurs chants pouvaient être écrits sur le même air. Il était fréquent qu’une dizaine de textes soient écrits pour être chantés sur un même thème, qui, bien souvent, dérivait d’opéras-comiques. Un même air pouvait donc servir à chanter aussi bien l’amour, la satire, la gloire du roi durant son règne, ou même sa chute durant la révolution. La musique en elle-même était totalement dénuée de sens, même si des effets de résonances entre paroles passées et réécritures déviantes pouvaient contenir beaucoup de sens. L’ air d’une musique ne véhiculait pas de message unique, « ce que, d’ailleurs, l’histoire juridique des œuvres musicales parait confirmer. Ainsi, pour ce qui est de la France, jusqu’en 1786, les œuvres « purement musicales » (c’est-à-dire sans paroles) ne nécessitaient pas, pour pouvoir être jouées, l’obtention d’un privilège ou d’une permission royale19 ». Le choix de réutiliser tel ou tel air pour un chant ne serait donc pas lié à ce que la musique représente, mais plutôt à la « force (…) que la musique aurait de relativement propre (…), cette puissance d’accroc et de raccroc qui rend ses interruptions si irruptives et éruptives20 ». En d’autres termes, cette puissance d’attirer notre attention.
L’ audio a cette particularité, par rapport à l’image, de capter notre attention de manière bien plus insidieuse. Dans Tubes, Peter Szendy explique que même si « nous écoutons sans prêter l’oreille (…), ces mélodies revenantes, reviennent en nous, malgré nous21 ». Il m’arrive souvent, sans le vouloir, de chantonner des tubes que je n’ai jamais volontairement écoutés, mais juste entendus à la radio. Au bout de plusieurs écoutes d’une chanson, même passives, je développe forcément une familiarité avec elle. C’est ce phénomène qui se produit sur TikTok. En écoutant plusieurs fois le même audio à travers différentes vidéos, je finis par le considérer autrement. Qu’il s’agisse d’une musique, d’un extrait de film ou de n’importe quel autre audio, à chaque écoute, il s’ancre davantage dans ma tête.
Un audio sur TikTok, c’est comme un air de musique, ça n’est que rarement porteur de sens fixe, mais plutôt de réappropriations disponibles. Souvent, cela donne juste une ambiance, un mood, à la vidéo, aidant ainsi à sa compréhension. Il est donc fréquent que le même audio soit utilisé dans deux vidéos n’ayant absolument rien en commun. Quels points communs y a-t-il entre la vidéo d’une Ukrainienne sur la guerre et celle d’une Américaine sur sa coupe de cheveux ? Aucun, si ce n’est qu’elles ont toutes les deux choisi le même audio, en étant tributaires d’un phénomène de mode tout en y contribuant.
Utiliser TikTok ?
La raison pour laquelle je passe autant de temps sur TikTok n’est pas seulement liée à son effet addictif. En tant que compositeur de musique électronique, je perçois dans cette plateforme la possibilité de trouver une audience. De plus en plus d’études remarquent un lien de causalité entre le nombre de vue d’un·e artiste sur TikTok et son nombre d’écoutes sur les plateformes de streaming. TikTok offre donc, à des artistes indépendant·es, l’opportunité de lancer une carrière musicale sans l’aide d’un label.
Après mes analyses esthétiques, j’ai décidé de tenter ma chance. J’ai donc pris mon téléphone, et non ma caméra, homemade oblige, pour filmer et poster mes premiers TikTok. Au bout de quelques vidéos, j’ai réussi à faire ma place dans l’algorithme avec un TikTok vu plus de 200 000 fois. J’ai ensuite connu plusieurs fois des scores similaires. Au cours des six derniers mois, j’ai réussi à cumuler 4 millions de vues et à gagner 35 000 abonné·es.
Toutes mes vidéos n’atteignent pas un grand nombre de vues. Chaque vidéo est comme une nouvelle expérimentation sur les goûts des utilisateur·ices, la réussite n’est jamais garantie à l’avance. Il est arrivé qu’une vidéo cumule un million de vues et que, quelques jours plus tard, la suivante ne dépasse à peine les 2 000 vues. L’ algorithme peut parfois être cruel. Grâce à ces réussites et ces échecs, j’ai pu développer quelques techniques pour l’amadouer :
– Un seul cut peut faire chuter l’attention du spectateur. Pour mes premiers TikTok, je n’avais pas réellement conscience du poids de l’esthétique homemade sur la plateforme. Il est tel que, si je poste deux vidéos relativement similaires, avec pour unique différence que la vidéo 2 est coupée en plusieurs plans et que la 1 est un plan-séquence, la vidéo 1 fera de bien meilleurs scores que la 2. Je fais donc attention à ne pas trop travailler mes vidéos et à les réaliser en plan-séquence.
– Le plus grand temps de vidéo doit être consacré à la frustration. Comme on l’a vu plus haut, créer l’attente est l’une des clefs de l’esthétique TikTok. Cherchant à promouvoir ma musique sur TikTok, j’ai dû m’adapter à cette particularité. Lorsque je fais une vidéo de 15 secondes, je dispose astucieusement le drop22 de la musique à la fin de ma vidéo. Douze secondes vont donc ainsi être consacrées uniquement à l’attente, et lorsque l’on attend quelque chose, on peut toujours espérer que cela nous plaise, alors on reste. J’ai déjà essayé de placer le drop au début de mes vidéos, mais cela entrave énormément la réception, le ratio like/vue est moins bon, et ces vidéos n’ont jamais dépassé les 5 000 vues. Il semblerait que nous ayons été conditionné·es par l’application (ou alors par la nature ?) à n’apprécier un objet qu’après un temps de privation à cet objet.
– Pousser l’utilisateu·rice à la réaction ou à l’indignation. Ce conseil n’a rien de bien novateur. Depuis quelques années, c’est devenu la règle sur presque tous les réseaux sociaux. À travers une étude, la psychologue Molly Crockett a montré que « l’amplification de l’indignation morale est une conséquence évidente du modèle d’entreprise des réseaux sociaux, qui optimise l’engagement des utilisateurs23 ». TikTok n’échappe pas à la règle. Pour susciter la réaction, j’ai développé une petite technique.
Il s’agit de glisser volontairement des erreurs ou des propos allant à l’encontre du bon sens dans mes vidéos. Par exemple, dans l’une de mes vidéos où je reprends l’énorme tube, Bette Davis Eyes de Kim Carnes, je me suis amusé à qualifier cette chanson de « souscotée ». Les réactions dans les commentaires ont été très nombreuses, permettant ainsi à la vidéo d’avoir un meilleur score pour l’algorithme et donc d’être montrée à davantage d’utilisateur·ices. Mon but premier à travers cette vidéo était d’envoyer les utilisateur·ices écouter mon remix de ce titre. Les nombreuses vues, créées par cette erreur intentionnelle de qualification, ont donc servi mon but en me permettant de toucher une plus grande audience.
Ces quelques observations sont personnelles et empiriques. Elles ne peuvent être vraies dans toutes les situations. Cependant, je les trouve assez représentatives de ce que l’on peut voir et savoir sur la plateforme – et de ce qu’on peut bricoler avec ce genre de technologies, dès lors qu’on adopte envers elles une attitude expérimentale à la portée de chacun·e de nous.
Depuis quelques années, TikTok est en train d’établir une révolution dans le monde de la vidéo, ainsi que sur notre mode de consommation des sons et des images. J’ai essayé, à travers ces quelques pages, d’établir un relevé de quelques changements provoqués par la plateforme, notamment dans le domaine musical qui a été mon prisme d’entrée sur ce réseau social. Mais les avancées de TikTok touchent bien d’autres domaines. Le cinéma, la politique, l’art, la publicité ou encore le monde des médias sont, de jour en jour, un peu plus impactés par ce nouvel acteur. Depuis cette année, Instagram, YouTube et Snapchat se sont alignés sur TikTok, et proposent maintenant une page de navigation composée de micro-vidéos. Toutes les informations écrites dans ces pages sont valables pour les « Réels » d’Instagram, les « Shorts » de Youtube, ou encore les « Spotlights » de Snapchat. L’ année 2022 a marqué le passage d’Internet dans une nouvelle ère de consommation de contenus vidéos. Une nouvelle ère qui n’est que la conséquence (et la cause ?) de l’essor du capitalisme attentionnel.
Il serait cependant trompeur de ma part de conclure avec ces quelques lignes engagées sur TikTok et le capitalisme attentionnel, sans mentionner les effets positifs que cette plateforme m’a apportés. En effet grâce à mes vidéos sur TikTok, mon projet musical a été approché par plusieurs labels internationaux. Cet intérêt de l’industrie musicale pour un projet indépendant et auto-édité aurait été beaucoup plus compliqué à provoquer sans TikTok. À l’heure où l’on parle surtout de TikTok en termes de géopolitique, et où la fréquentation des plateformes tend à être diabolisée, il n’est pas inutile de se rappeler leurs ambivalences multiples et complexes24.
1Amy Plant, Thread sur l’algorithme de recommandation Youtube,
twitter.com/iciamyplant/status/1448288649628602368
2Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017, p. 187.
3Voir sur ces mécanismes, David Karpf, Analytic Activism. Digital Listening and the New Political Strategy, Oxford University Press, 2016.
4Alice Lenay, Interface-à-face, thèse soutenue à l’université Grenoble Alpes, 2020.
6Vilém Flusser, La Civilisation des médias, Belval, Circé, 2006, p. 103.
7Amélie Ebongué, Génération TikTok, Un nouvel eldorado pour les marques, Paris, Dunod, 2021, p. 68.
8Victoria Rideout, « The Common Sense Census : Media Use by Kids Age Zero to Eight », commonsense media.org/sites/default/files/uploads/research/csm_zerotoeight_fullreport_release_2.pdf
9Gérald Bronner, Apocalypse Cognitive, Paris, PUF, 2021, p. 97.
10Inoxtag, « PILE ou FACE de l’Extrême ! Tu perds, t’assumes… (feat.Mich) – Épisode 1 », youtube.com/watch ?v=5Qrp8y3yW0I&t=2952s.
11Marlowe Granados, « Mes années TikTok. Notes sur l’esthétique de TikTok », Tèque no 1, 2022, p. 71.
12Greg Miller, « Data From a Century of Cinema », Wired, Septembre 2014, www.wired.com/2014/09/cinema-is-evolving/
18Rolf Reichardt et Herbert Schneider, « Chanson et musique populaires devant l’Histoire à la fin de l’Ancien Régime », Dix-Huitième Siècle, no 18, 1986, p. 117-142, www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1986_num_18_1_1588
19Peter Szendy, Tubes, La philosophie dans le Juke-Box, Paris, Éditions de Minuit, 2008, p. 72.
20Peter Szendy, Tubes, op. cit., p. 47.
21Peter Szendy, Tubes, op. cit., p. 92.
22En musique électronique, le drop est le moment de climax, celui que les gens attendent pour danser.
23Gérald Bronner, Apocalypse Cognitive, op. cit., p. 130.
24Cette ambivalence est au cœur des analyses de Patrick Jagoda, Network Aesthetics, Chicago University Press, 2016.