– En réponse à l’appel lancé en mai 2003 par Habermas et Derrida pour « une vision attrayante de l’Europe à venir », cet article identifie six points aveugles qui font du cosmopolitisme dominant une attitude tournée vers le passé (le recours à la notion de devoir moral, le fétichisme du droit, l’attachement à l’Etat-Nation, la problématique identitaire, un reste d’eurocentrisme et la référence à Kant). Il propose ensuite six retournements : du devoir à la puissance, du droit sacralisé à la puissance du droit, du Super-Etat-Nation à la régulation globalisée, de l’identité héritée à l’invention imitative, de l’eurocentrisme à l’interaction des multitudes, et de Kant à Spinoza. Tout cela afin d’inventer une Europe post-identitaire qui se situe au-delà du moralisme et du confédéralisme.
Un texte récent se propose d’articuler les bases d’une « vision attrayante de l’Europe à venir ». Rédigé par Jürgen Habermas, cautionné par Jacques Derrida, largement diffusé du fait de la notoriété de ses signataires, il semble avoir touché une corde sensible parmi de larges couches de l’intelligentsia européenne et mondiale. Pour louable qu’elle soit, et en dépit de ses meilleures intentions, cette initiative paraît toutefois s’accrocher à des postures moralistes et à des problématiques identitaires qui appartiennent davantage à l’Europe du passé qu’au monde à venir.
Six points aveugles de l’Europe moralisée
Devoir moral. Les deux premières phrases du texte commencent par deux modalités linguistiques exprimant le devoir (« Il faut que l’Europe jette son poids dans la balance… » et « Nous ne devrions pas oublier deux dates »). Ce même type de marqueurs est non seulement omniprésent, mais constitutif du type de rhétorique développé par tout un discours politique contemporain. En raison même de ses postures volontaristes, il constitue un aveu de faiblesse : en tant qu’adresse à la bonne conscience – à la belle âme – du lecteur, il traduit en fait une incapacité à articuler comment et pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. On ne doit guère s’étonner de voir exprimé, à l’approche de la fin du texte, un appel explicite aux « principes moraux de la politique ». Cette vision passéiste de l’Europe s’illusionne à croire que la morale dirige le monde, et que dans la recherche d’un nouvel ordre postnational, il suffirait de vouloir (l’Europe) pour pouvoir (atteindre un monde de paix perpétuelle). Pourquoi répéter les formules il faut/faudrait si ceux à qui on les adresse n’ont pas le pouvoir d’accomplir ce qu’on les exhorte de faire ? Pourquoi ne le font-ils pas, si ce n’est par un manque de volonté, que l’on espère justement pallier à force d’exhortations ? Or ces exhortations ne font que masquer le vrai problème : celui de comprendre ce qui empêche notre époque de pouvoir « vouloir l’Europe ».
Le droit. De manière assez prévisible, cette métaphysique implicite du libre choix et du devoir moral se traduit par un accent mis sur la notion de droit. Ce que les foules descendues dans les rues d’Europe le 15 février 2003 reprochent à George Bush et à sa clique, ce serait une action « contraire au droit international ». Individus et nations sont sujets de devoirs et d’obligations. Ils s’engagent, par libre choix, dans des contrats, qui emportent leur force (procédurale) propre, et qu’il est immoral d’enfreindre. Les relations internationales sont sans doute des espaces de semi-droit (par rapport au maillage strict du droit national), mais la logique du droit n’y apparaît pas moins comme relevant d’une transcendance : la « superpuissance » américaine est condamnée au nom du fait qu’elle a osé désacraliser le Droit — lequel n’apparaît jamais, dans l’espace de ce texte, comme traduisible en termes de puissance ou de force.
L’État-Nation. Les sujets du droit international et les opérateurs du droit national sont, cela semble aller de soi, les États-Nations. Qui d’autre au monde pourrait proclamer des lois ou entrer dans des contrats inter-nationaux ? Même si tout cet appel discute une structure européenne supra-nationale, évoque la nécessité de réformer l’ONU et tente de penser une « constellation postnationale », il caractérise avec insistance la spécificité européenne à travers la « confiance relativement grande dans les capacités d’organisation et de régulation de l’État » — sans jamais sérieusement évoquer la possibilité de définir cet « État » autrement que comme un État-Nation. À preuve le fait que les rares actions supra-nationales mentionnées sont la mise en place d’une « politique de sécurité et de défense commune » : l’Europe ne serait qu’un Super-État-Nation, noblement engagé dans des politiques internes promouvant « plus de justice sociale », mais condamné à faire face par ses armées à d’autres (Super-)États-Nations.
La problématique identitaire. Dans la mesure exacte où la Nation continue à dominer la pensée de l’État, il est logique que la question centrale ruminée dans ce type d’approche soit celle d’une « identité européenne », qu’on la qualifie de « retorse » ou qu’on cherche ses « racines » dans l’histoire, celle de la Révolution française, des guerres mondiales, du totalitarisme, de la Shoah, etc. C’est ici sans doute que le passéisme de l’appel apparaît le plus explicitement. Non seulement, on ne se tourne que vers le passé pour envisager une Europe du futur, mais la problématique de l’identité est posée en termes d ‘ « héritage » : on retrouve ici l’étymologie de la « nation » qui renvoie au passé d’une « naissance » (nati), forcément mythifiée et mystifiante.
Eurocentrisme. Cette quête d’une identité essentielle de l’Europe, bien entendu, sous la plume de penseurs aussi respectables, ne renvoie à aucune essentialisation primaire. Elle semble même déboucher, très noblement, sur une définition paradoxale de l’identité européenne comme mise à distance de l’identitarisme : « la reconnaissance des différences – la reconnaissance de l’autre dans son altérité – peut aussi devenir la marque d’une identité commune ». La conclusion du texte va précisément dans cette belle direction : la vieille Europe, patrie d’Empires qui ont déjà dû affronter le déclin de l’impérialisme, a eu l’occasion (contrairement, comprend-on, aux jeunes USA) de prendre une certaine distance critique face à ses prétentions hégémoniques, ce qui a « encouragé une certaine aversion pour l’eurocentrisme » en son sein même. On ne peut, bien entendu, que se retrouver dans une telle analyse. Mais on peut aussi se demander si ces belles déclarations, qui participent de la rhétorique (moralisante) de la reconnaissance, ne participent pas d’une mauvaise foi et d’une bonne conscience mal placées. Dans un texte qui se conclut sur un rejet théâtral de l’eurocentrisme, ne peut-on pas s’étonner de voir le cadre des connaissances convoquées par l’argumentation strictement réduit aux frontières européennes. Hormis le spectre omniprésent de l’Ennemi américain, il paraîtrait, à lire ces colonnes, que l’Europe est seule au monde : seules « les rues de Londres, Rome, Madrid, Barcelone, Berlin et Paris » auraient vu « des manifestations monstres » répondre au coup de main contre l’Irak (quid des multitudes qui se sont mobilisées sur d’autres coins du globe ?). De même sur la laïcité, sur la reconnaissance de l’altérité, sur la justice sociale : à ne lire que ce texte, on croirait que l’Europe à tout inventé en isolation du reste de la planète (la Chine n’a-t-elle rien à nous apprendre lorsqu’il s’agit de réfléchir sur la pensée de l’Autre, sur les efforts de sécularisation de la société, etc.). En un mouvement dont les Européens semblent se gargariser de plus en plus innocemment, une affirmation de la primauté européenne s’exprime dans la fierté même avec laquelle on vante l’Europe d’avoir surmonté son eurocentrisme.
Kant. Les tout derniers mots du texte sont toutefois pour Kant : les « racines historique du profil politique européen », en même temps qu’elles encourageaient l’aversion pour l’eurocentrisme qu’on vient d’évoquer, y auraient « donné des ailes à l’espérance kantienne en une politique intérieure mondiale ». Cette formule conclusive est à peser dans toute sa richesse et dans toutes ses contradictions. D’abord, en ce qu’elle ancre explicitement cette analyse dans le cadre kantien qui lui sert de cadre et de fondement dès le début (devoir moral, « ordre cosmopolitique sur la base du droit international », « lumières de l’espace public », etc.). Mais surtout en ce que cet envol final nous permet d’entrevoir, sous ses ailes kantiennes, la perspective de ce à quoi pourrait effectivement ressembler « une vision attrayante de l’Europe à venir ». Parler de « politique intérieure mondiale », c’est en effet suggérer deux dépassements du cadre mis en place par le reste du texte : d’une part, on se situe, enfin, dans le monde, celui de la mondialisation, et non plus dans le cadre européano-européen qui ne connaît que les rues de Londres, Berlin et Paris ; d’autre part, la notion même de « politique intérieure » invite à penser ce monde sous l’instance régulatrice d’une gouvernance globale, et donc à dépasser le cadre confédéraliste de (Super-)Etats-Nations entretenant des armées régulières dont l’usage épisodique (suivant l’axe du Mal) attirerait indéfiniment les multitudes dans les rues (indignées de cette offense au Bien). On peut donc remercier cet appel d’avoir très bien tracé le parcours qui, de l’impasse et des contradictions d’une vision identitariste et confédéraliste (kantienne) de l’Europe, débouche sur la nécessité d’une autre conception du devenir-européen, lequel ne peut être qu’un moment très éphémère du devenir-mondial.
Une symétrie ironique
Avant d’esquisser ce à quoi pourrait ressembler cette autre conception, une dernière remarque sur ce texte. Jacques Chirac est sans doute le politicien au monde qui a été le plus proche de George Bush dans son exploitation de la crise irakienne : tous deux ont su parfaitement (dans le court terme du moins) monter en épingle un problème géopolitique mineur pour en faire un objet de gesticulations démagogiques détournant le débat public des problèmes intérieurs face auxquels ils sont démunis. Dans leur opposition même, leurs deux figures ont été des reflets symétriques quasi-parfaits l’un de l’autre. Avec cette ironie suprême : Bush, le roi du libéralisme sauvage, ré-Etatise à plein régime la société américaine à travers ses politiques sécuritaires, tandis que Chirac, par l’entremise de Nicolas Sarkozy et de Jean-Pierre Raffarin, Reaganise la société française à une vitesse proprement hallucinante (démantèlement social, criminalisation de l’insulte au drapeau et à l’hymne national, politiques répressives et constructions de prisons). Dans une certaine mesure, incomparable bien entendu avec les politiques des chefs d’Etat, l’appel lancé par Jürgen Habermas participe d’une telle symétrie ironique. C’est précisément au nom des valeurs kantiennes de la liberté (l’opération militaire s’intitulait Iraqi Freedom), de l’état de droit (bafoué par le régime de Saddam Hussein) et de la démocratie (à rétablir au plus tôt) qu’a été menée la guerre à laquelle s’opposent nos néo-kantiens. La déontologie kantienne en a bien entendu pris pour son grade, ce qui n’est pas une contradiction mineure de l’argumentaire proposé par l’administration américaine – et nul néo-kantien ne doit être tenu pour responsable des détournements hypocrites opérés sur de telles notions. Il n’empêche que la symétrie, pour ironique qu’elle soit, devrait faire réfléchir les apôtres de la morale : c’est au nom du devoir moral que Bush et Blair ont dit intervenir (il faut libérer le monde du tyran immoral et illégitime) – et c’est également par un appel au devoir moral que répondent nos intellectuels (il faut que l’Europe résiste à l’immorale et illégitime hégémonie de la superpuissance américaine). C’est la bonne conscience et la mauvaise foi de la machine médiatique américaine qui justifient aux yeux de la nation l’éradication des barbaries baasistes, en prenant des postures de supériorité morale – et c’est la bonne conscience et la mauvaise foi de la rhétorique anti-américaine qui soulignent, avec une supériorité comparable, la barbarie d’un régime pratiquant encore la peine de mort. Le « destin politique » dont les auteurs cherchent les « racines » dans le passé européen ne ressemble-t-il pas d’un peu trop près au destin manifeste et à la « mission divine » dont se parent les idéologues républicains ?
Invention contre identité héritée
L’évocation d’un tel destin politique est un point nodal de la rhétorique identitaire sollicitée par le texte : « des expériences, des traditions et des acquis communs qui fondent chez tout citoyen européen la conscience d’un destin politique » devraient, dans l’idée des signataires, servir de base à cette « vision attrayante de l’Europe à venir, capable d’être contagieuse », dont on prend soin de nous préciser qu’elle « ne tombera assurément pas du ciel ». D’où la nécessité d’évoquer un passé commun, un héritage, et tout ce qui s’ensuit. On peut répondre à cela que l’Europe, pas plus qu’autre chose, ne saurait effectivement se construire a nihilo – mais que pour construire l’avenir, regarder le présent est au moins aussi nécessaire que se complaire à la remémoration du passé. Ou, si l’on tient à s’inscrire explicitement dans le cadre de traditions auxquelles on ne saurait de toute façon échapper, on peut aussi répondre que le choix entre « héritage à assumer » et « héritage à refuser », pour diriger le devenir des sociétés européennes, passe par un choix entre la tradition spinoziste (qui commence à faire surface avec force) et la tradition kantienne (qui a informé la pensée politique de ces trente dernières années). Quelle serait donc une « vision attrayante de l’Europe à venir », articulée en termes de connaissance du présent (et non exclusivement de « reconnaissance » du passé), et informée par une ontologie spinoziste ?
Comme l’Europe elle-même, une telle vision reste bien entendu largement encore à inventer. Cette banalité est pourtant davantage qu’une défilade. La première connaissance à mettre en place est peut-être celle-là : comme le savaient très bien ses fondateurs, l’intégration européenne est un pro-jet, qui doit aller chercher sa logique et sa légitimité dans ce qui n’existe pas encore, un processus d’invention pour lequel le déjà-connu est par nature insuffisant – semblable à la construction d’un pont flottant qui ne saurait se fonder que sur les bouées qu’il imaginera de mettre en place (et non sur le roc rassurant d’identités prédéfinies par la nature, la géographie ou la tradition). Cela dit, le problème reste entier, de savoir quelles formes donner à de telles bouées, et où les lancer. On peut esquisser quelques pistes de réflexion en prenant le contre-pied des six points évoqués ci-dessus.
Six points pour une vision attrayante de l’Europe à venir
1. Du devoir à la puissance. Tout le discours moral repose sur une métaphysique du libre arbitre (fût-elle court-circuitée par le retournement kantien) qui est devenue intenable, non pas seulement pour des raisons abstraites de consistance philosophique, mais de par ses simples conséquences pratiques : si je crois que l’individu est libre et responsable de ses choix, on m’amènera bien vite à le « punir » pour ses « fautes » passées ; je donnerai prise à des discours sur le Bien, le Mal et leurs axes respectifs ; et – surtout – je réduirai le pouvoir d’action que nous donnent les connaissances causales développées depuis plus d’un siècle par les sciences sociales. S’il est salutaire pour l’Europe de se distinguer d’un anti-modèle américain, c’est très précisément sur le rôle que joue la référence au devoir moral dans les discours régulateurs de la société et dans les pratiques oppressives qu’ils justifient : en témoigne la dramatique et douloureuse paralysie de forces vives représentée par les 2 millions de personnes « condamnées » aux USA à « payer » pour leurs « crimes » passés. Au niveau des relations internationales, au lieu de dénoncer l’immoralisme des agents géopolitiques, tout le monde gagnerait à affiner ses raisonnements en termes de compréhension des causes et des conditionnements, et à troquer ses appels au devoir moral pour des analyses de la puissance propre à chaque agent. Ce n’est ni le sens du devoir des dirigeants américains, ni celui des intellectuels européens qui constitueront l’écueil sur lequel les politiques de l’administration Bush viendront se casser le nez, mais le manque de pouvoir de la nation américaine à financer à long terme son entreprise néo-impérialiste, en fonction du coût improductif de ses dépenses sécuritaires, de l’instabilité du dollar et du renforcement de l’euro en tant que devise globale. Dans le cadre de l’économie de la connaissance et du capitalisme cognitif qui se mettent en place dans notre présent, et qu’ignore totalement le discours identitariste sur l’Europe, la vraie puissance du continent est bien moins à chercher dans une politique de défense commune, fût-elle soumise à la moralité kantienne du droit cosmopolitique, que dans notre capacité à élever le niveau d’éducation et d’inventivité des multitudes que nous constituons.
2. Du droit sacralisé à la puissance du droit. A regarder le présent plutôt que les fantômes du passé, on peut se demander également si le prétendu attachement de l’Europe aux « principes moraux de la politique » et au respect du droit international existe ailleurs que dans les rêves d’intellectuels franco-allemands : les négociateurs européens qui défendent, comme leurs homologues américains, les brevets pharmaceutiques et leurs autres intérêts économiques nationaux (agriculture, textile, etc.), de même que les ministres des affaires étrangères pactisant quotidiennement avec des régimes peu soucieux de légalité, tous ces acteurs de l’Europe en construction ne semblent guère hésiter à faire passer lesdits principes moraux de la politique au second plan. On ne saurait, bien entendu, simplement et naïvement, déclarer nulle et non avenue toute problématique relevant du droit. Nos capacités de pensée reposent concrètement sur un état de droit, aussi imparfait soit-il, dont le maintien et le développement conditionnent la survie même de l’humanité. L’important est toutefois de reconnaître, avec Spinoza, que ce droit dont nous dépendons tous n’est que l’autre face de la puissance dont il était question plus haut. La différence fondamentale entre Kant et Spinoza tient au fait que le premier nous invite à sacraliser le droit, à croire qu’il tient sur ses propres pieds, et peut être évoqué comme un principe transcendant capable de contrebalancer la logique de la pure force. Le spinozisme affirme au contraire qu’il n’y a pas de droit sans force ; cela ne l’empêche aucunement de reconnaître par ailleurs qu’à l’intérieur des rapports de pouvoir entre humains il y ait une puissance propre au droit. Tel est bien l’enjeu des débats actuels sur l’ordre postnational : un « ordre cosmopolitique » défendu « sur la base du droit international » (européen ou global) ne saurait se fonder seulement sur la reconnaissance de droits, mais ne peut se construire, s’inventer, qu’en rapport avec une connaissance aussi adéquate que possible des rapports de puissance entre les agents. Etant donné que les agents en question ont tous besoin du droit pour réaliser et perpétuer leur puissance (et les pays occidentaux sont ici d’autant plus vulnérables qu’ils sont plus « développés »), c’est seulement à travers une analyse de la puissance du droit dans le monde contemporain que l’on parviendra à donner à cet ordre cosmopolitique une existence réelle.
3. Du super Etat-Nation à la régulation globalisée. La question que pose la rédaction d’une constitution européenne est en dernière analyse celle de la redéfinition de l’Etat. Tout le monde répète que l’Etat-Nation subit un redéploiement de ses prérogatives qui se voient doublement redistribuées, vers les décisions centralisées par l’Union Européenne d’une part, et vers des décisions décentralisées et plus rapprochées des acteurs locaux d’autre part. Tout le monde reconnaît également qu’il s’agit de plus en plus de penser l’Etat sous cette forme d’une superposition en mille-feuilles plutôt que comme une instance de coordination unique. Comment alors ne pas voir que l’Europe n’est qu’une des couches du mille-feuilles, et qu’on ne saurait la concevoir qu’entre la couche nationale et la couche globale ? Penser l’Europe veut dire d’ores et déjà penser l’insuffisance de l’Europe à exister comme telle, à se définir comme un tout en soi, à se donner une identité exclusive. La constitution européenne n’est nullement le « toit de la souveraineté », mais simplement un étage de plus, dont le toit réel ne peut-être localisé qu’au niveau global. La conséquence pratique de cette évidence est la suivante (rarement confrontée explicitement dans les débats des Conventionnels) : devant les insuffisances flagrantes de l’ONU – et selon une logique qui ne tient en rien de la « mission » ni du « destin », mais simplement de la coïncidence historique – la tâche actuelle d’inventer une constitution européenne ne fait sens qu’à être conçue comme produisant l’ébauche d’une constitution globale, universalisable à tout pays de la planète, sur quelque continent qu’il se situe. Pour le dire autrement, aucun article ne mérite d’être défendu s’il ne passe pas ce que l’on pourrait appeler, pour permettre au vice spinoziste de rendre hommage à la vertu kantienne, l’impératif catégorique de la mondialisation : « Constitue tes réglementations européennes de telle sorte que tout article tienne compte égal de tout membre de la communauté humaine, où qu’il se situe sur la planète. » On voit bien à quoi se réduiraient, au vu d’un tel impératif, la politique agricole commune, les lois sur l’immigration, la politique de sécurité commune, la détermination du niveau de salaire minimum, les limitations à l’emploi, la protection de la création culturelle, l’accès à l’éducation, à la protection médicale, etc. Le Super-Etat-Nation auquel on réduit l’Europe est voué à cahoter, si ce n’est capoter, tant qu’on ne le concevra pas comme un simple élément composant du réseau d’institutions locales et globales amené à mailler le droit planétaire de demain.
4. De l’identité héritée à l’invention imitative. Dans ce cadre, la définition d’une « identité européenne » est certes une question pittoresque, voire attachante, et – pourquoi pas – inspirante : elle se place bien dans la lignée d’une réflexion menée depuis longtemps (autour d’Habermas) sur le projet des Lumières et de la modernité. Mais ce projet implique dans sa logique-même qu’on sache prendre ses distances envers toute approche identitaire définie en termes de collectivité pré-constituée. Comme le met bien en lumière la sociologie de Gabriel Tarde, l’originalité n’est à situer ni à l’origine, ni dans l’isolement d’autrui, mais tout au contraire dans le résultat de la dynamique auto-enrichissante et auto-diversifiante de l’imitation. Si l’on veut être fidèle au projet (d’origine européen) des Lumières, on fera de l’identité quelque chose à inventer en imitant (ou à imiter en inventant), ce qui en fait revient à miner les bases de tout discours identitaire, dans la mesure où cette invention imitative repose sur l’inclusion de l’autre, et non sur son exclusion.
5. De l’eurocentrisme à l’interaction des multitudes. De même que l’Europe ne peut être pensée adéquatement que comme déjà-en-voie-de-dissolution dans la lente évolution de notre devenir-mondial, de même le projet de la modernité (européenne) débouche-t-il logiquement sur « l’aversion de l’eurocentrisme » que célèbre cet appel. Penser la constitution européenne aujourd’hui revient à penser l’insertion de l’Europe dans la globalité. Mieux cette pensée sera à l’écoute de la diversité et de la complexité de notre monde, plus durable sera cette constitution. De par les vagues d’imitation et les communautés de destin qui intensifient la mise en réseau de notre globe, ce sont les multitudes planétaires qui forgeront, plus ou moins directement, les institutions de demain – le succès ou l’échec de ce processus constitutif dépendant précisément des pertes, des détournements et des prédations causés par les instances intermédiaires. Une règle de construction de l’ordre cosmopolitique pourrait dès lors être : plus nous, Européens, nous mettrons en mesure d’écouter directement les multitudes les plus éloignées de l’Europe, plus nous serons au coeur de la cible d’un projet européen garant d’émancipation et d’épanouissement humain. La question de la « sphère publique européenne », et surtout celle de son infrastructure économique (financement des media), ne peut donc se poser que sous l’horizon d’une intégration des multitudes extra-européennes.
6. De Kant à Spinoza. Hormis sa dénonciation des illusions du discours moralisateur, son assimilation du droit à la puissance et son approche du phénomène humain en terme de conditionnement, c’est presque toute la pensée de Spinoza qui peut encore inspirer notre devenir-européen. Par son affirmation de l’unité de la substance/nature, Spinoza permet non seulement d’insérer la politique dans le cadre d’une écologie planétaire, mais il réalise de fait le programme implicite évoqué par les derniers mots du texte d’Habermas : tout, d’un point de vue spinoziste, relève effectivement d’«une politique intérieure mondiale». En développant le discours le plus radical et le plus scandaleux contre les méfaits des passions religieuses, Spinoza indique par ailleurs la voie la plus adéquate pour faire face aux intégrismes de tout poil : les dérives religieuses sont le produit réactif et imaginaire de peurs qui sont en dernière analyse conditionnées par l’insécurité de nos conditions d’existence matérielle ; la résurgence des fondamentalismes, aux USA comme en Europe, témoignent du fait que, malgré son PIB moyen flamboyant, la société américaine est éminemment précaire pour la quasi totalité de ses membres, tandis que les sociétés européennes voient elles-mêmes cette précarité augmenter. En décrivant notre puissance d’agir comme proportionnelle à notre puissance d’être affecté, Spinoza donne également la clé dont se servent d’ores et déjà les multitudes pour ouvrir les vannes d’un cosmopolitisme que les appels au devoir peinent notablement à forcer : les Etats-Unis, comme l’Europe, sont d’autant vulnérables qu’ils sont plus puissants (technologiquement, financièrement, etc.) ; le 11 septembre et l’auto-torpillage sécuritaire de la société américaine auquel il donne actuellement lieu offrent bien entendu la confirmation la plus spectaculaire de ce principe, mais il peut servir de base à toute conceptualisation de l’ordre cosmopolitique à venir, et là encore la constitution européenne sera d’autant plus accomplie qu’elle passera ses propositions au fil de ce rasoir. Enfin, Spinoza fait reposer tout le pouvoir humain, en dernier ressort, sur la connaissance adéquate des causes. En régime de capitalisme cognitif, le moteur du développement de la puissance et de la richesse apparaît, de plus en plus clairement, comme à situer précisément dans la production de telles connaissances : une « vision attrayante de l’Europe à venir » ne serait-elle pas celle où les débats sur « une politique de défense et de sécurité commune » passeraient au second plan, voire au treizième sous-sol, et où l’accroissement spectaculaire des budgets d’éducation, de recherche, de formation continue et d’enrichissement intellectuel lanceraient une dynamique de l’espoir capable de renverser la spirale de la crainte dans laquelle l’anti-modèle américain part actuellement en piqué ?