Après un mois de manifestations étudiantes violemment réprimées faisant des centaines de morts (400 estimés), motivées par une loi réservant 30 % des postes de fonctionnaires à des descendants de combattants indépendantistes (mukti bahini), Sheikh Hasinah, première ministre du Bangladesh a été forcée de fuir la capitale Dhaka le 5 août, choisissant l’Inde comme premier refuge. Cet évènement inattendu doit être replacé dans l’histoire de ce pays qui naît en 1971 après une guerre si meurtrière que ses leaders indépendantistes revendiquent avoir dépassé le nombre de morts de la Shoah sans avoir obtenu la moindre reconnaissance occidentale de leurs martyrs.
L’affrontement entre deux peuples musulmans et deux femmes politiques
Rappelons brièvement que les mukti bahini bengalis se battent contre le Pakistan, lui-même issu de la séparation en 1947 de l’Inde, proclamée par le colonisateur anglais qui croit judicieux de regrouper les musulmans sur un territoire unique. Il en résulte, 20 ans après, le cas exceptionnel d’une lutte entre deux peuples musulmans, dont le plus puissant − de langue urdue −est accusé d’exploitation et de colonisation par les Bengalis du sud. Sheikh Mujibur Rahman est le leader de cette longue guerre d’indépendance, menée par la ligue Awami et le premier président d’un gouvernement laïc et socialisant, interdisant les partis politico-religieux qui sont la norme pakistanaise. En 1975, un coup d’État soutenu par le Pakistan et l’Arabie Saoudite − lors duquel Sheikh Mujibur Rahman est assassiné avec sa famille − place au pouvoir le général Zia Rahman du Bangladesh National Party (BNP) qui réautorise les partis se réclamant de l’islam, supprime le terme « sécularisation » de la Constitution et le remplace par une formule consacrant Allah1.
Sheikh Hasinah est la fille de Sheikh Mujibur Rahman et durant les cinq décennies qui suivent l’assassinat de son père en 1975, puis en 1981 l’assassinat du général Zia Rahman, le champ politique bangladeshi sera entièrement dominé par un affrontement qui amuse et paraît exotique aux journalistes européens, car il porte au pinacle deux femmes dans ces terres lointaines qu’on imagine entièrement occupées par la domination masculine : la fille du « père de la nation », Bangabandhu, sacralisé et objet d’un véritable culte, capital politique de la ligue Awami, et l’épouse de son assassin, Khaleda Zia, qui prend les rênes du BNP et deviendra première ministre en 1991. Beaucoup plus important que cette conduite de l’État par deux femmes qui s’affrontent et alternent leurs périodes gouvernementales − en tirant leur légitimité de l’ascendance généalogique pour l’une, de l’alliance matrimoniale pour l’autre − est le rôle grandissant que prendra l’islam, à travers les partis islamistes convoités par les deux begum pour l’emporter à chaque élection dans le jeu politique et la société.
En 2024, le Bangladesh est, depuis l’arrivée au pouvoir du général Zia en 1975 et encore plus du général Ershad en 1982, une dictature militaire islamique sous couvert de république démocratique et on ne compte plus les arrestations massives d’opposants2 facilitées ensuite par la lutte antiterroriste mondiale qui leur sert d’alibi. Le déboulonnage des statues de Sheikh Mujibur Rhaman dont l’ancienne maison-musée a été incendiée, l’envahissement et le pillage de la résidence de sa fille première ministre constituent une extraordinaire transgression − largement diffusée sur les réseaux numériques − aussi significative qu’imprévisible. Ces actes signent en effet l’épuisement d’un champ sémantique qui a idéalisé les héros de l’indépendance et a structuré en profondeur l’espace politique depuis 1971. Sheikh Hasinah semble n’avoir pas compris qu’une page était tournée et qu’il était donc impossible de réserver des postes de fonctionnaires aux descendants des mukti bahini. Son accaparement de l’État par une clique à ses ordres, ses alliances systématiques avec le Jamaat Islami et les autres partis islamiques bafouaient régulièrement le message de son père qui appelait à la séparation du politique et du religieux. Le retrait de la loi qui a jeté dans la rue les étudiants n’a visiblement pas suffi et l’insulte de rasaka lancée au dernier moment par la première ministre aux manifestants est sans aucun doute l’ultime preuve de son aveuglement. Ce terme qui désigne les collaborateurs du Pakistan durant la guerre d’indépendance s’oppose à celui de mukti bahini, les libérateurs. Collaboration et libération ont forclos non seulement le champ politique depuis 1971 mais ont aussi ordonnancé les espaces microsociaux3, louangeant, privilégiant et stigmatisant des générations d’acteurs que les cérémonies et les procès mémoriels répétés4 n’ont pas convaincus.
L’épuisement de la grammaire politique duale entre collaboration et libération
L’entrée du Bangladesh dans la globalisation à travers son aquaculture et ses exportations textiles, les révoltes de sa main-d’œuvre féminine5 qui n’a toujours pas obtenu les augmentations salariales réclamées (100 € de salaire moyen en 2024 contre près de 200 € estimés nécessaires), la corruption des chefs d’entreprise alliés à l’État, ont achevé de dissoudre une grammaire politique éculée datant du XXe siècle et célébrant des indépendances désormais obsolètes et pures illusions dans un monde d’interdépendance économique et politique définitive.
Le président − fonction protocolaire − et l’armée, qui a pris le pouvoir en ce mois d’août 2024 sans de fait l’avoir jamais quitté depuis 1971, ont libéré les étudiants emprisonnés mais aussi la cheffe du BNP qui croupissait en prison, ridiculement condamnée à 17 longues années de détention alors qu’elle est déjà âgée de 79 ans. Les étudiants ont appelé à ce que Yunus, prix Nobel de la paix, devienne premier ministre. Il a été nommé officiellement conseiller en chef avec une extraordinaire rapidité le 8 août. Yunus est aussi le fondateur de la Grameen Bank et du microcrédit et, dans la période post-indépendance, il s’est engagé à aider les femmes abandonnées par leurs maris (qualifiées de destitued car ne pouvant pas non plus retourner chez leurs parents) et à les sortir du dénuement. Au-delà de son audience internationale, Yunus a gardé au Bangladesh une très grande renommée de dévouement pour les masses innombrables de pauvres sur une population de 170 millions d’habitants. Le 9 août, il s’est rendu au mémorial de Savar pour rendre hommage aux héros de l’Indépendance de 1971 − geste symbolique important dans le contexte de crise actuel − alors même qu’il avait salué la chute de Sheikh Hasinah comme une nouvelle ère d’indépendance. Le gouvernement formé par Yunus est extrêmement composite : il comprend 16 membres dont deux leaders étudiants, quatre femmes actives dans la défense des droits des femmes, la démocratie, l’environnement, le développement, un ancien brigadier général de l’armée, un professeur de sciences islamiques, un ancien commandeur de la guerre de libération, un psychiatre, des juristes et des avocats défenseurs des droits de l’homme.
La promesse d’une démocratie dans une société réislamisée ?
Une démocratisation relative sortira-t-elle de cette crise avec la mobilisation d’une jeunesse − dont les diplômés sont largement au chômage −, qui rejette les idéaux de la libération laïque de 1971 et adhère en majorité aux rationalités islamiques ? Depuis la fatwa qui a frappé Salman Rushdie en 1989, l’ampleur des manifestations rituelles contre toute caricature du prophète Mahomet, et encore récemment, contre l’affirmation française de la liberté d’expression à l’occasion du meurtre de Samuel Paty, est l’indicateur d’une société profondément réislamisée depuis les années 80. Il n’est pas anecdotique non plus que durant les dernières manifestations étudiantes, des minorités chrétiennes, bouddhistes et hindoues (12 % de la population majoritairement musulmane en 1971, estimée à 8 % actuellement) aient été attaquées (temples, maisons de personnalités poussant à la fuite vers l’Inde nombre de familles hindoues) alors que leur traitement égalitaire constituait une règle à l’indépendance : le premier gouvernement avait décrété jours fériés nationaux toutes les fêtes religieuses, musulmanes, hindoues, chrétiennes.
Ces manifestations et attaques ont été intensément diffusées et sont l’objet d’interprétations contradictoires et manipulatoires, y compris en France. Les dénégations locales de ciblage des hindous en tant que tels allèguent qu’il s’agit de membres affiliés à la Ligue Awami de Sheikh Hasinah. L’influence du Pakistan dans les mobilisations étudiantes est en outre questionnée. L’armée, qui désormais tient ouvertement le gouvernement, a pour sa part déjà affiché ses convictions islamiques depuis la proclamation de l’islam religion d’État en 1988 lors du règne du général Ershad. La lutte des étudiants bangladeshis (déjà en 2018) contre les mesures de discrimination positive que souhaitait mettre en œuvre Sheikh Hasinah fait écho aux mouvements des classes et castes moyennes et supérieures de l’Inde voisine, qui réclament depuis des décennies l’abandon de tout traitement privilégié réparateur d’injustices − en termes d’études, d’aides économiques et de concours de fonctionnaires, etc. − en faveur des basses castes et adivasis 6 qu’avait instauré le Parti du congrès à l’indépendance.
La presse bangladeshie anglophone paraît dans l’expectative et parfois, certaines tribunes se laissent aller à la morosité après ce qui est vu comme un énième coup d’État, tandis que d’autres saluent une nouvelle ère de liberté. Tous appellent de leurs vœux des élections rapides pour ancrer la démocratie promise par Yunus et que souhaite une population connue pour ses aptitudes intempestives à la contestation depuis son indépendance. Dans cette période bouleversée où les attaques de monuments et de personnes de tous bords se poursuivent − rallumées par l’anniversaire de la mort de Sheikh Mujibur Rahman le 15 août − Yunus a repoussé de plusieurs mois la mise en place d’élections.
1Selim Monique, « La réislamisation de la société bangladeshie », Multitudes no 83, p. 156-162, 2021.
2Selim Monique, 2003, « Opération de nettoyage au Bangladesh : clean heart », entretien réalisé par Suzanne Chazan avec Monique Selim, Journal des anthropologues, no 92-93, p. 285-290, 2003.
3Selim Monique, L’aventure d’une multinationale au Bangladesh, ethnologie d’une entreprise, l’Harmattan, 1991, 254 p. Publication en anglais : The experience of a multinational company in Bangladesh, International Center for Bengal studies, 1995, 168 p.
4Heuzé G., Selim M. (eds) 1998 : Politique et religion dans l’Asie du Sud contemporaine, Karthala, 1998, 250 p.
5Querrien Anne, Selim Monique, « Ouvrières au Bangladesh », Multitudes no 55, p. 13-17, 2004.
6Littéralement « aborigène », nom par lequel se désignent des populations autochtones d’Inde, avant tout celles vivant dans la partie centrale du pays.