Dans les villes des Suds marquées par des transformations rapides, tant démographiques que socio-économiques, et par une pauvreté de masse, la question des liens entre changement climatique, transformations énergétiques et reconfigurations politiques ne peut être posée dans les mêmes termes que dans les villes françaises. Les deux cas présentés ici, Istanbul et Le Cap1, illustrent le rôle déterminant de crises locales dans l’énonciation d’un problème public aboutissant à la mise en œuvre d’une transition énergétique. Ils montrent aussi l’importance des récits politiques qui donnent sens aux transformations des systèmes sociotechniques et des modes de consommation qui l’accompagnent (modernisation des modes de vie et généralisation du confort pour tous à Istanbul ; sécurité électrique et préservation des solidarités sociales au Cap). Enfin ils témoignent d’une inégale capacité à construire une coalition énergétique autour de ces enjeux. Inscrits dans des situations socio-historiques concrètes, ces constats justifient une analyse tenant à distance les imaginaires catastrophistes et les injonctions générales au profit d’une approche multiscalaire permettant d’enchâsser les récits locaux dans des cadres explicatifs, ceux-ci renvoyant plus à des inflexions, voire à des ruptures historiques de long terme, propres à ces sociétés, qu’à la crise écologique globale. Dans ces contextes, la mise à l’agenda d’un double idéal de justice environnementale et énergétique est particulièrement compliquée, la transition butant sur les inégalités sociales existantes tout en en produisant de nouvelles.
Du charbon à « la civilisation du gaz naturel » à Istanbul
Au tournant des années 1990, Istanbul traverse l’une des plus importantes crises écologiques de son histoire. Mesurée pour la première fois en 1985, la pollution atmosphérique causée par l’utilisation massive de charbon pour se chauffer atteint un tel niveau de dangerosité en 1993 qu’elle contraint le gouvernement turc à déclarer un état d’urgence dans la ville : la combustion de lignites a entraîné, cette année-là, le rejet de 300 000 tonnes de soufre. L’État turc décide alors d’engager une politique radicale de transition énergétique dans le secteur résidentiel. La solution choisie se porte sur le gaz naturel, un combustible moins polluant, exclusivement importé à l’époque de Russie. Trois décennies plus tard, le gaz naturel est présenté par les autorités municipales et gouvernementales comme le rédempteur écologique d’Istanbul, ses propriétés sanitaires ayant effectivement permis de résoudre le problème atmosphérique suite au développement à grande échelle du service urbain en réseau. Le succès manifeste de cette politique de gazéification d’une métropole de plus de 15 millions d’habitants véhicule par ailleurs tout un imaginaire modernisateur et civilisationnel construit par l’État-AKP autour du pouvoir du gaz naturel à délivrer du confort et du progrès social2.
Les nouvelles pulsations induites par la diffusion d’un flux ininterrompu d’énergie, pourvoyeur au sein des foyers d’une chaleur abondante, centralisée, sécurisée et censée être universellement accessible et abordable, s’inscrivent dans un mouvement global d’accélération du rythme des transformations des formes bâties d’Istanbul comme des modes de vie. Environ 70 % des 4,8 millions d’abonnés actuels au gaz naturel y ont eu accès en effet entre 2002 et 2018 au moment même où la politique nationale dite de « transformation urbaine » impulsée par l’État turc et une myriade de promoteurs para-publics ou privés, a intensifié la production d’immeubles collectifs de différents standings. Ce tempo frénétique de modernisation urbaine traduit l’intégration des logiques de la fabrique urbaine dans les circuits étatiques du capitalisme néolibéral3, qui a aussi indéniablement conditionné la réussite et la rapidité d’une montée en échelle de la transition énergétique locale. Pourtant, cette success story ne doit pas évincer l’analyse d’autres rationalités et temporalités socio-politiques qui se traduisent par le maintien, voire l’extension, de différentes formes d’injustices énergétiques4. Autrement dit, le passage à la civilisation urbaine du gaz naturel s’effectue selon des pulsations sociales, techniques et politiques distinctes en fonction des types de population et d’espaces concernés par la recomposition de l’écosystème stambouliote.
Paradoxalement, malgré ses aspects autoritaires et inégalitaires5, la politique d’urbanisation néolibérale représente un tournant décisif dans la trajectoire de démocratisation de l’accès au gaz naturel à Istanbul. Pour le comprendre, il importe de considérer les mutations économiques provoquées par un nouveau régime de fabrique urbaine dans deux autres secteurs : le service en réseau de gaz naturel et l’industrie du chauffage. Jusqu’aux débuts des années 2000, l’opérateur métropolitain se heurte à un plafond de verre pour universaliser l’accès au service de gaz naturel malgré la poursuite d’une politique locale, historiquement volontariste et égalitariste, d’extension socio-spatiale de la desserte infrastructurelle. Pour les franges défavorisées de la population, le principal frein à la transition vers le gaz naturel ne réside alors pas tant dans les coûts d’abonnement au service urbain ou du gaz naturel (tous deux subventionnés) qu’aux prix prohibitifs des équipements de chauffage, alors majoritairement importés, et aux coûts de leur installation dans des logements existants inadaptés. C’est ce vide matériel à l’interface du nouveau dispositif de fourniture d’énergie et des pratiques sociales qu’une poignée de grandes firmes industrielles, spécialisées dans le domaine du chauffage, vont réussir à combler, à partir des années 2000, en mettant sur le marché des chaudières individuelles produites à bas coût en Turquie. Le développement d’une norme standardisée d’accès au gaz naturel via ces solutions de chauffage individuel6 va de pair avec la mise en branle d’une économie financiarisée du bâtiment. D’une part, l’urbanisation intensive d’Istanbul garantit des débouchés massifs aux industriels, tous les immeubles neufs étant pré-équipés pour fonctionner exclusivement avec ces systèmes installés dans chaque appartement. D’autre part, les économies d’échelles permises par une distribution massive des chaudières se répercutent, par effet de débordement socio-spatial et parce qu’elles sont désormais accessibles au plus grand nombre, dans l’ensemble des formes bâties, y compris les quartiers populaires non-planifiés de la métropole.
Par ses effets d’entraînement sur les structures économiques du pays, la transformation urbaine a finalement créé les conditions techniques nécessaires pour que le gaz naturel puisse circuler le plus largement possible jusque dans les foyers. Pour le parti AKP et son ancêtre le Refah, à la tête de la Municipalité d’Istanbul depuis 1994 et du pouvoir central depuis 2002, la transition au gaz naturel concrétise les principes politiques et moraux du nouvel ordre urbain qu’ils entendent édifier. Elle est l’incarnation du service égalitariste améliorant les conditions matérielles d’existence de la société. L’enjeu de la transition énergétique pour les classes moyennes émergentes est d’avoir accès à un système de chauffage automatisé plus conforme à leur idéal de bien-être mais aussi plus adapté à l’accélération des rythmes urbains de vie. Pour les plus démunis, la possibilité d’accéder au gaz naturel constitue un symbole d’ascension sociale qui est, par ailleurs, censé se matérialiser dans l’obtention d’un logement collectif à crédit. Dans les deux cas, la transition énergétique assigne au gaz naturel la fonction de missionnaire du confort quotidien. Libérées des contraintes et des nuisances d’utilisation des poêles à charbon (corvée d’alimentation, nettoyage, pollution intérieure) qui leur sont traditionnellement imposées, les femmes ont plus spécifiquement été ciblées par un discours à visée pédagogique comme les principales bénéficiaires du progrès socio-technique délivré par l’AKP.
Dans les faits, les multiples formes de pauvreté urbaine n’ont pas miraculeusement disparu sous l’effet conjugué de l’extension des infrastructures de gaz naturel et du développement massif des logements collectifs. Un faisceau d’indices suggère que la pauvreté énergétique, manifestée par des expériences sensibles de privation d’accès à un niveau suffisant de chaleur, est fortement répandue durant les froids hivers d’Istanbul. Il est estimé qu’environ 20 % des ménages n’ont toujours pas eu les moyens de se connecter au réseau de gaz naturel. Cette fracture socio-spatiale s’explique, d’une part par la forte augmentation des coûts d’abonnement au réseau instaurée suite à la libéralisation des marchés énergétiques et, d’autre part par une forme de résignation collective qui dissuade les habitants des quartiers périphériques irréguliers, dénués de droits individuels d’occupation, d’investir dans l’amélioration matérielle de leurs logements. La vulnérabilité des usagers du réseau se manifeste quant à elle par une forte augmentation des impayés des factures conduisant de plus en plus à des coupures de gaz naturel (490 000 foyers en 2017 à Istanbul). La fin du compromis socio-politique valorisant par des tarifs aidés la dimension sociale (et écologique) du gaz naturel explique l’extension de ces difficultés économiques. Les subventions publiques, désormais épisodiques et utilisées à des fins électoralistes, ne suffisent plus à compenser les fortes augmentations des prix du gaz naturel. Outre les nombreux cas de retour aux poêles à charbon, les habitants se protègent du réseau, sans néanmoins s’en désolidariser, en utilisant des poêles individuels à gaz naturel. La chaleur produite très localisée limite en effet les déperditions, les volumes d’énergies consommées et donc le montant des factures.
Enfin, entre les branchés et les non-branchés, se sont formées des configurations socio-techniques alternatives où les ménages combinent, en fonction des variations de leurs revenus et des prix, une consommation de gaz naturel avec d’autres énergies (bouteilles GPL, chauffage électrique d’appoint, poêles traditionnels). Ces solutions hybrides semblent en l’état plus ajustées aux mutations actuelles de l’écosystème stambouliote sans qu’aucune d’entre elles ne garantisse toutefois un accès à une source de chaleur totalement suffisante, abordable et sécurisée.
La diffusion du photovoltaïque au Cap (Afrique du Sud) : une révolution socialement juste ?
Le Cap connaît aussi des transformations de son système énergétique mais ses causes et modalités sont très différentes. Le premier facteur de changement est la crise du système électrique consécutive au naufrage d’Eskom, l’opérateur public national7. Depuis une décennie, elle se manifeste par des épisodes de coupures de courant perturbant la vie quotidienne des ménages et l’activité économique. Cette crise motive la recherche de solutions alternatives favorables à une transition énergétique locale, qui s’inscrit par ailleurs dans la prise en compte progressive des questions écologiques. L’usage massif de charbon à bas coût (60 % des besoins en énergie primaire et 83 % de la production d’électricité) est responsable du mauvais bilan carbone de l’Afrique du Sud (quatorzième émetteur de CO2 selon l’Agence internationale de l’énergie) et de graves pollutions dans la province du Mpumalanga, au nord-est du pays. De plus, le changement climatique provoque l’aggravation des conditions hydriques d’un pays déjà classé en état de « pénurie » (moins de 1 000 m3 d’eau/h/an), particulièrement ressentie au Cap. Répondant à ces pressions, le pouvoir d’État promeut un changement du mix d’énergies primaires pour modifier graduellement le système national de production d’électricité mais sortir de la dépendance au charbon est compliqué et coûteux en termes politique et social8.
Dans ce contexte, la montée en puissance des énergies renouvelables est à la fois une solution et un problème. À l’échelle nationale, le plan gouvernemental de promotion de ces énergies, surtout sous forme de grandes fermes éoliennes et solaires financées par des firmes privées, est une réussite. À l’échelle urbaine, le photovoltaïque est d’abord un moyen d’alléger la pression sur le système national mais son essor échappant en partie au contrôle, sa capacité à favoriser l’émergence d’un modèle électrique décentralisé juste et adapté aux enjeux urbains post-apartheid est à présent questionné, notamment au Cap.
La municipalité métropolitaine du Cap (4,2 millions d’habitants estimés en 2018) et la province du Western Cape, dont elle est la capitale, sont en pointe dans la promotion de l’électricité « verte » et sont souvent considérées comme le « green hub » sud-africain. Dans les discours des dirigeants municipaux, les énergies renouvelables, solaire et éolienne en particulier, sont ainsi présentées comme d’efficaces outils de la politique climatique mais aussi de la lutte contre la pauvreté et la précarité énergétique9.
La mise en œuvre de ce discours dans l’espace urbanisé se heurte cependant à de nombreux obstacles. D’abord, la municipalité City of Cape Town (CoCT), qui achète l’électricité en gros à Eskom pour la distribuer dans son réseau, ne dessert qu’une partie des usagers (75 % de la consommation totale) sans aucune possibilité d’action sur la zone alimentée directement par Eskom. Ensuite, depuis 2008, comme les autres municipalités, elle n’est plus autorisée à investir dans de nouvelles centrales ni à acheter directement de l’électricité à de gros producteurs privés. Enfin, la production privée intra municipale est soumise aux conditions fixées par la réglementation nationale, pour les normes techniques à respecter, pour les seuils de puissances installables, ainsi que pour les tarifs de rachat aux installateurs privés raccordés au réseau et autorisés à revendre leur surplus aux municipalités. Surtout, la réglementation nationale relative à tout raccordement de petites installations à un réseau municipal (small scale embedded generation, SSEG) demeure fluctuante.
Dans ce contexte incertain et face à la prolifération incontrôlée d’installations de photovoltaïque sur toiture, la municipalité de Cape City s’organise. Depuis 2012, les SSEG sont autorisés et la municipalité a signé en 2014 le premier contrat de rachat d’électricité avec Redefine Properties, propriétaire privé du parc d’affaires Black River Park. Depuis lors, les installations de photovoltaïque de toiture se multiplient et, en 2018, la manicipalité a dû lancer une opération de recensement des multiples dispositifs socio-techniques répérables dans la métropole : petites installations résidentielles de toiture (moins d’1 MW), raccordées ou non au réseau, équipements plus puissants des toitures de grands centres commerciaux et de bâtiments industriels, mini-réseaux conçus pour des quartiers pauvres non desservis par le réseau (Jabula) ou dispositif mixte photovoltaïque-batteries-groupes électrogènes (Robben Island).
Une première question posée par cette prolifération d’équipements photovoltaïques est celle de ses dimensions socio-terrioriales dans une ville toujours marquée par la ségrégation : la « révolution silencieuse du PV » est-elle aussi porteuse d’une révolution sociale ou au moins d’un changement social au profit des plus défavorisés ? À l’évidence, non, compte tenu du coût élevé de l’investissement initial et de la durée de son recouvrement. Acheter un système PV, voire des batteries, peut être une solution pour les ménages riches et le haut des couches moyennes ; elle n’est en revanche pas accessible aux autres citadins. En outre, même pour les plus fortunés, tant que le problème du stockage et de sa fiabilité ne sera pas réglé, l’intérêt d’un système PV peut rester limité par le décalage entre les pics de consommation domestique et la production diurne du PV, sauf si le tarif de rachat est élevé, ce qui n’est pas le cas. Pour les entreprises de tous types (65 % de la puissance totale installée en PV), les situations sont variables, même si toutes bénéficient d’innovations en termes de finance solaire (systèmes de location de PV). Pour les grands centres commerciaux, la bonne concordance entre pics de consommation et production du PV procure de substantiels gains monétaires. Ces gains sont variables pour les entreprises industrielles selon la nature de leur activité, leur usage de l’énergie électrique et leur rythme de travail. Quant à l’équipement de quartiers dits pauvres et non desservis par le réseau, l’expérience de Jabula montre que les actuels bénéficiaires du mini-réseau, installé par une entreprise privée, ne sont pas des « pauvres » dans la classification municipale, mais de modestes salariés qui ont néanmoins les moyens de s’intégrer dans un système marchand d’achat d’électricité de type Pay-as-You-Go. Au stade actuel, la diffusion rapide du PV dans l’espace urbanisé du Cap n’est donc ni inclusive, ni juste et tend à accroître les inégalités existantes.
Une deuxième question est celle de la déstabilisation de l’actuel modèle électrique municipal. Ce dernier fonctionne sur des principes mis en œuvre avec la restructuration politico-territoriale du pays après la fin de l’apartheid en 1994 et la construction de territoires métropolitains regroupant dans un même ensemble des espaces urbains autrefois éclatés et séparés. Les réseaux, et en particulier le réseau électrique, sont des outils vitaux de cette construction et assurent une double solidarité, physique d’abord, sociale ensuite, avec un système tarifaire permettant de subventionner les plus démunis. Dans une ville où environ 40 % de la population est sous le seuil de pauvreté, ces subventions croisées sont essentielles.
Même si, en 2019, la puissance totale PV installée estimée demeure faible (environ 20 MW), l’émancipation, voire la sortie du réseau par des citadins riches ou de grandes entreprises constituent une sérieuse menace pour les recettes de vente d’électricité, dont 30 % alimentent la maintenance et l’extension du réseau et 10 % financent les subventions. Les hauts revenus consommant plus du tiers de l’énergie électrique, des ingénieurs ont calculé que les pertes de recettes dans les dix années à venir pourraient s’échelonner de 3 % à 11 %10.
Au Cap, la révolution du solaire pourrait donc non seulement être un vecteur de déstabilisation du modèle municipal de solidarité mais aussi favoriser l’apparition de « communs » bien singuliers, associant des citadins riches autour de mini-réseaux autosuffisants dans les quartiers nantis : paradoxe ou logique de l’énergie décentralisée ? Inventer une régulation préservant les solidarités existantes, ce à quoi réfléchit le service électrique de la municipalité, est un enjeu majeur de la transition énergétique dont les évolutions en cours sont porteuses.
Pour une provincialisation du débat énergétique
Istanbul et Le Cap illustrent deux processus de transition par lesquels des contraintes locales différentes conduisent à des choix et changements énergétiques également distincts. On peut en retenir trois principaux enseignements.
D’abord, c’est à travers la perception d’une crise locale que la question énergétique devient un problème public et suscite des mesures de transformation, au demeurant d’ampleur inégale. Plus que le changement climatique global, des symptômes locaux de perturbation provoquent une nécessaire prise de conscience. Ainsi le charbon, à l’origine d’un changement massif à Istanbul, ne suscite pas les mêmes réactions au Cap, dont les habitants ne sont pas exposés aux pollutions des mines et centrales thermiques distantes d’un millier de kilomètres.
Ensuite, ces changements prennent sens à travers des mutations socio-historiques plus larges et les récits idéologiques qui leur sont propres. C’est, en Turquie, la montée du conservatisme islamique autant qu’un nouveau régime de fabrique urbaine et, en Afrique du Sud, la fin de l’apartheid qui confèrent une signification historique et politique située aux transformations. S’il est tentant de penser les enjeux de la transformation énergétique comme une nécessaire (re)synchronisation des temps sociaux et des pulsations écologiques, ces deux exemples soulignent la nécessité de comprendre l’enchâssement des mutations énergétiques dans des scansions historiques plus larges, où elles ne répondent pas uniquement à des pressions écologiques mais prennent sens dans la construction d’un futur collectif, qui peut se décliner en termes religieux, politiques ou économiques. Les transitions évoquées participent ainsi de transformations qui, dans les deux villes, relèvent de l’entrée dans la société de consommation, ou du moins de sa promesse. Le développement de nouvelles formes d’énergie concrétise un idéal de modernité et de confort : cette donnée est essentielle pour mettre en question nombre de récits sur la transition et la sobriété énergétiques qui fleurissent dans des pays occidentaux.
Enfin, la figure du réseau, associée dans les écrits valorisant la sobriété ou l’autonomie, à un dispositif aliénant, déresponsabilisant et servant les intérêts d’un capitalisme destructeur de l’environnement11, constitue dans les deux cas étudiés l’instrument d’un environnement assaini mais aussi d’une redistribution économique et d’une intégration sociale. Ces vertus restent dépendantes de diverses variables, tarifaires ou réglementaires, qui renvoient à des compromis politiques instables. Quant aux énergies renouvelables, notamment le photovoltaïque au Cap, elles entraînent des réarticulations société-environnement multiples et complexes. Avantageuses pour certaines activités marchandes incarnant la société de consommation, elles sont d’un intérêt économique encore incertain pour divers autres acteurs, tout en restant inaccessibles aux plus démunis en raison de leur coût. Elles alimentent une érosion des solidarités existantes aux conséquences politiques potentiellement lourdes. Ce constat montre que la justice environnementale ne dépend pas d’un type de technologie ni même de dispositifs socio-techniques mais qu’elle doit être appréhendée dans un contexte élargi.
Notre analyse appelle en définitive à provincialiser les débats français et occidentaux sur la transition énergétique. Il convient de donner toute leur place aux contextes territorialisés et aux temporalités historiques, en évitant de transférer vers les Suds des injonctions ou des modèles développés dans des sociétés riches ayant accès à une énergie abondante. Les sociétés urbaines des Suds nous rappellent en effet que l’épreuve énergétique et écologique actuelle ne constitue pas un moment ultime dominant l’horizon historique de tous. Elle s’inscrit dans la suite d’expériences historiques multiples, situées et contradictoires dont elle fait rejouer les tensions et les équilibres constitués en résonance avec les réajustements de l’environnement planétaire. Les récits bâtis à partir de ces expériences incorporent très diversement les enjeux soulevés par le changement climatique : la question d’une possible convergence reste posée et constitue un facteur d’incertitude majeur dans l’invention du futur.
1 Cette réflexion s’appuie sur des travaux menés collectivement depuis le début des années 2010, dont une première synthèse a été publiée dans Jaglin Sylvy et Verdeil Éric (eds.), « Énergie et villes des pays émergents : des transitions en question », Flux, no 93–94, 2014, p. 7–90 et que nous cherchons aujourd’hui à approfondir dans le cadre du programme ANR Hybridelec (voir www.hypotheses.org/hybridelec).
2 Voir la thèse d’Elvan Arik : Arik, E., 2018. « Se chauffer à Istanbul : des pratiques thermiques face aux épreuves de la transition et de l’efficacité énergétiques ». INSA-Université de Lyon, Lyon.
3 Kuyucu, T., Ünsal, O., 2010. « “Urban transformation” as State-led property transfer: an analysis of two cases of urban renewal in Istanbul ». Urban Studies. 47, p. 1479–1499.
4 Bickerstaff, K., Walker, G., Bulkeley, H., 2013. « Introduction : making sense of energy justice », in : Energy justice in a changing climate : Social equity and low-carbon energy, Londres, Zed Books.
5 Erdi Lelandais, G., 2017. « L’urbanisation néolibérale et conservatrice au prisme de l’autoritarisme en Turquie », Mouvements, 90, p. 54-61.
6 Les chaudières individuelles produisent de l’eau chaude qui est redistribuée dans un circuit de chauffage interne au logement. Elles se différencient d’une part du chauffage central dont la boucle de chaleur est collective à l’échelle d’un immeuble et, d’autre part, des poêles à gaz naturel, qui sur le même principe que les poêles traditionnels à charbon ou à bois, diffusent une chaleur directe par rayonnement en un point unique d’un logement.
7 Jaglin S., Dubresson A., 2016, Eskom. Electricity and technopolitics in South Africa, Cape Town, UCT Press, 196 p.
8 Burton J., Marquard A., McCall B., 2019, Socio-Economic Considerations for a Paris Agreement-Compatible Coal Transition in South Africa, Cape Town, Energy Research Center, University of Cape Town, June 2019, 24 p. Disponible à www.egsa.org.za/wp-content/uploads/2019/07/Burton-Marquard-McCall-JT_Paris_South-Africa-Final.pdf
9 Currie, P.K., Musango J.K., May N.D., 2017, « Urban metabolism: A review with reference to Cape Town », Cities, 70 : 91–110 et Scott D., Davies H., New M., 2019, Mainstreaming Climate Change and Urban Development. Lessons from Cape Town, Cape Town, Juta/ UCT Press, 366 p.
10 City of Cape Town, 2015, Cape Town. State of Energy 2015, Cape Town, CoCT, 95 p.
11 Lopez Fanny, L’ordre électrique : infrastructures énergétiques et territoires, Genève, Metis Presses, 2019, 217 p.
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