Nos victoires sont historiquement si rares que nous en oublions souvent de les conter.

La ville est le champ de bataille. Sa forme résulte des conflits qui s’y jouent. Elle est le monument des vainqueurs que nombre d’entre nous tentent d’assaillir avec plus ou moins d’insuccès. Au mieux se libèrent quelques poches et enclaves, aux avenirs incertains, quand les imaginaires ne se perdent pas dans des interstices qu’ils finissent davantage par désigner aux autorités qu’à défendre. En somme la ville de pierre est prise et ses monuments nous le réaffirment.

Mais un nouveau calque plane sur la ville : numérique. La ville n’est évidemment plus faite uniquement de rues et de murs mais se construit, se dessine, se raconte par ses réseaux qui eux, cependant, restent à prendre. Ainsi la technologie numérique semble nous ouvrir la possibilité de création de monuments diffus et contradictoires, propres à porter les représentations symboliques nécessaires à d’autres aspirations urbaines, politiques et artistiques : la polyphonie batracienne du cauchemar de Hobbes, « le marais où coassent les grenouilles » que nous appellerons anarchie. Il s’agit d’une brèche, d’une faille, d’un moment particulier et indistinct, encore, de l’histoire de la technologie. Moment déterminant, bataille sourde à la fin encore incertaine, au cœur de laquelle œuvrent les hackers.

Leurs victoires ne sont pas si rares, logiciel libre, open source, théorie de la propriété même, mais si rarement contées ailleurs que dans les sphères initiées que, pour nombre d’entre nous, le combat semble ne pas avoir lieu. En somme, il manque à la carte des conflits numériques la légende (ce qui est digne d’être conté), le récit commun auquel s’attacher.

Alors contons, un de ces bras de fer auquel nous avons pris part, il y a quelque temps.

« Le guérillero est, dans la ville, comme un poisson dans l’eau » oui, mais notre eau a changé de nature…

« Tu sais qu’il existe un moyen de relier l’espace physique à l’espace numérique via le téléphone mobile? » Voilà comment en 2004 au détour d’une de nos expositions nous apprenions par la bouche d’un enseignant-chercheur à l’université de Pau l’existence du QR-code.

C’est d’abord dans le cadre d’un projet, « Smala », qui tentait de révéler, de faire apparaître « l’algérianité » d’une ville du sud-ouest de la France, Pau, que la nécessité d’utiliser la technologie mobile en vue de la création d’un monument diffus ou viral s’est imposée. C’est ici la capacité à « augmenter » la ville, à la sous-titrer de manière plus pérenne que nous ne le faisions en intervenant physiquement, à l’actualiser, qui nous intéressait.

Un monument tenant dans la poche

Alors que la première exposition, dans le cadre de ce projet, fut saccagée par un groupuscule d’extrême droite et que les politiques et une partie des acteurs culturels niaient la présence algérienne dans la ville (la rangeant commodément au rang anecdotique), le travail nous amenait à découvrir que la ville, invisiblement, exsudait l’Algérie. Ses noms de rues, de stade, sa prison, sa caserne murmuraient encore l’histoire du conflit entamé au XIXe siècle avec l’Algérie. L’Histoire tue et pourtant… Une des rues principales de la ville porte le nom d’un général français de l’armée d’Afrique. Sa statue trône devant le musée des Beaux-arts. Sur son socle on peut lire « Bosquet, pacificateur de la Kabylie ». Par pacification, il faut entendre les campagnes d’enfumage : les membres des tribus récalcitrantes étaient placés dans une grotte à l’entrée de laquelle on allumait un feu les faisant périr asphyxiés. Seuls quelques gardiens armés étaient nécessaires pour abattre les candidats à l’évasion. Déjà peut-on voir à l’œuvre le triste souci d’économie de munition.

Plus que rendre lisible la parole de ceux avec qui nous avions travaillé pendant trois ans, il s’agissait, ici, de réaliser une sorte d’« update » de l’histoire de la ville, de son patrimoine, en actualiser le logiciel historique. Créer un contre-monument diffus, mobile, discret, insensible aux éventuels saccages et, cependant, susceptible d’entrer en conflit avec les logiques patrimoniales à l’œuvre qui créent et nous imposent quelques pères (pater) que nous ne reconnaissons pas.

Autant hacking et bricolage d’ordinateur nous étaient familiers (langages, codes et OS connus) autant l’intervention dans le ventre de nos petits terminaux téléphoniques était neuve. Peu de littérature technique en français à l’époque sur le sujet, peu ou pas de software installables sur les appareils loués par les opérateurs français.

Alors que nous entamions, en petite équipe, ce travail autour des QR-codes, les principaux opérateurs de téléphonie mobile français signaient un pacte de non-agression commerciale et élisaient par la même occasion le « Flash code » (modèle payant, du moins, non ouvert du QR-code) comme standard national et attribuaient à Orange l’apanage de la commercialisation de ce système. C’est alors naturellement et naïvement que nous prenions langue avec les services techniques et ingénieurs de la compagnie pour trouver réponse à nos questions techniques. Les réponses nous étonnèrent « oui, on en a entendu parler mais on n’a pas encore travaillé dessus. Techniquement, on ne peut pas vous aider ». C’est alors à partir de sources suisse, japonaise ou américaine que nous avons développé un encodeur et décodeur libre en ligne (qrcode.fr), outil nécessaire à la création de notre « contre monument ».

Ce contre-monument est une série de piercings urbains, l’installation de code bidimensionnels (QR-code) gravés sur des clous de chaussée, dé-codables par la caméra d’un téléphone portable et donnant accès à des contenus textuels, audio, ou vidéo. Clous, plantés dans la ville donnant à lire, voir ou entendre, là, l’histoire de l’installation de la première mosquée, ici, les conditions réelles de détention de l’émir Abd el Kader et de sa suite dans les murs du château de Pau, ici encore, le véritable curriculum vitae de notre pacificateur de la Kabylie ou encore l’histoire des femmes de l’ALN incarcérées à la prison de la ville.

Au-delà du « tag », la technologie permet ici d’articuler un discours politique et historique complexe à même de supplanter les histoires officielles, les mythologies, miroirs où se mirent les tenants du pouvoir ou, pour faire court, et avec Barthes, disons «la bourgeoisie », devenue le diapason culturel global, tentant de refaire le monde à son image. Plus que l’outil d’un contre-storytelling (comme il est de mode), cette technologie ouvre à une possible vengeance patrimoniale.

Cette installation dans la ville de Pau n’a pas vu et ne verra jamais le jour. Le simple épinglage de la cité par une vingtaine de clous de dix centimètres de diamètre apparaissant visiblement aux politiques (mairie comme communauté d’agglomération) un outrage suffisant pour en ajourner l’installation.

C’est à Rouen que, pour la première fois, ce dispositif a été mis en œuvre, sur une promenade urbaine le long de la Seine redonnant, par la lecture de vidéos sur téléphone portable, la parole aux invisibles du fleuve (mariniers, travellers, riverains…).

Lors de la mise en place de ce projet, les services municipaux en charge du mécénat nous désignèrent un interlocuteur évident : Orange. L’entreprise, dans sa grande générosité, était prête à nous soutenir, nous offrant ce que nous possédions déjà, mais qu’ils avaient pris coutume de facturer 6 000 euros (au département de Seine-Maritime par exemple): une vingtaine de codes (flash code) et la location à court terme d’un petit espace sur leur serveur afin d’héberger nos vidéos. Seule condition à cela: l’abandon des QR-codes pour leur « standard » autoproclamé Flash-Code. Face à notre refus, l’entreprise insista, prête, si nous abandonnions les QR-code (réalisables par tous et gratuitement) à nous ouvrir les portes de leur laboratoire afin que nous puissions conserver notre « avance technologique ».

Commença alors un étrange et surréaliste échange téléphonique de plusieurs semaines entre notre presque troglodyte, mais incontestablement gothique atelier et le technopôle d’Orange situé à Caen. Les services de l’opérateur, qui en 2006 étaient toujours incapables de répondre à nos questions d’ordre technique quant à l’utilisation de ces codes, sollicitèrent plusieurs rendez-vous téléphoniques avec nous et « nos ingénieurs ». Nos interlocuteurs changeaient en une valse de prétendants, du chef de service au responsable d’on ne sait quoi, en passant par l’ingénieur. Nous nous succédions aussi au téléphone assis à côté du seau qui accueille le goutte à goutte de l’éternelle fuite du plafond de notre atelier. Pont d’or et mille merveilles, secrets cachés au fond des laboratoires d’Orange nous étaient offerts mais «restons bien clair, vous abandonnez les QR-codes pour les Flash codes ». « Et puis il faut minimiser l’importance de ces codes, vous savez ce n’est pour nous qu’un marche-pied vers les technologies sans contact. Vous connaissez ? ». La caverne d’Ali Baba se proposait de s’ouvrir à nous après s’être maintes fois assurée (mais peut-être s’agissait-il plutôt d’une prière) que nous n’étions bien que des « fournisseurs de contenus ».

Fournisseur/contenu : les mots lâchés en disent long. Peu importe aux tenants de la communication la teneur (fût-elle politique) des contenus, l’important reste de maîtriser les canaux, de marquer la distinction entre les propriétaires de la plomberie numérique et ceux chargés de la remplir. La technologie vaut « en-soi ». Vaut, oui ! Car elle est devenue valeur. Comme le papier qui remplaça la monnaie, les technologies du transfert d’information (entre autres) deviennent peu à peu valeur globale. Au-delà d’en être le moyen, la technologie est aujourd’hui l’oxygène du capitalisme qui en est devenu dépendant; au point que, alors que nous traversons une de ces cycliques décongestions de l’économie mondiale, l’on pourrait professer sans grande crainte que la prochaine crise sera sans doute une crise de la communication et des échanges de l’information. Une chute d’un des principaux détenteurs de ce secteur entraînerait de fait l’asphyxie. Les multiples contrats passés avec les pouvoirs publics (la vente de Flash code au département de Haute-Normandie pour accéder à des données patrimoniales n’est qu’un exemple) valent en ce sens comme autant d’emprunts toxiques. Il faut dire que ces entreprises s’en donnent les moyens. Orange encore publie chaque année un catalogue à destination des élus « interdit à la diffusion au grand public ». La lecture de la couverture et du sommaire du numéro « Municipales 2008 » en disent long : après l’énumération des mots censés dire selon l’institut de sondage Ipsos les préoccupations des Français – développement durable, environnement, éducation, dépendance, transport, sécurité, tranquillité, gestion de la municipalité, attractivité – et après l’affirmation que ces mots n’en sont pas mais sont le quotidien des élus, la revue développe et énumère encore ses solutions en terme de «Développement économique », « Gestion interne de la collectivité », « Santé et social », « Services au public », «Tourisme et culture» et même «Éducation». Solutions à l’état de projet sur le territoire ou déjà expérimentées aux frontières de l’Europe. Le schéma, le mouvement est connu depuis le XIXe siècle et la réimportation des techniques urbanistiques ou de maintien de l’ordre revenues des colonies. On pourrait voir là une colonisation par le code en quelque sorte avant sa (ré)introduction dans l’Hexagone.

Au-delà de l’enjeu économique, c’est bien d’un enjeu politique qu’il s’agit. Les introduction et préambule du président Nicolas Sarkozy et de José Manuel Barroso au document d’Orange peuvent être lus dans ce sens. Le gouvernement français dans son très libéral grand emprunt ne s’y trompait pas quand le responsable de la distribution des 35 milliards et son équipe de trente cinq « super-sachants », composée par René Ricol de hauts fonctionnaires et de cadres du privé, lançaient des appels à projets autour des technologies sans contact pour la ville, censés dessiner la France numérico-verte demain (article de Christophe Alix du 19 avril 2011 dans Libération). L’Avenir ! Du moins l’eau dans laquelle il nous faudra apprendre à nager demain.

Camilio Torres :

« l’arme du guérillero c’est le mot »

Il est urgent, et parce que cela nous est possible,
de se ressaisir aujourd’hui de ces technologies.

Si on ne peut combattre l’aliénation par des moyens aliénés, exercer sa liberté d’expression dans les cadres qui veulent aujourd’hui s’imposer revient à se croire libre entouré de barbelés qui d’ici peu pourraient se trouver électrifiés. On le sent, poussé par la peur d’un second Internet, espace sans contrôle ni limites, le système repose des clôtures autour de ces « nouveaux espaces technologiques » que sont le mobile, le GPS, le RFID. Il en va alors de la technologie comme de la ville elles se transforment en espace pluri-institutionnel dont nous ne serions que les usagers, soumis à une succession de règlements intérieurs. Ainsi, les injonctions ou les plaidoiries pour la défense des libertés universelles et fondamentales lancées sur Facebook ou iPhone ne pourraient bien n’être ou ne devenir que des suppliques à l’allégement du règlement intérieur de la prison dans laquelle elles se crient.

Il est de toute première urgence d’éventrer la machine, de partager la connaissance afin d’être à même d’opérer un contrôle et des choix collectifs sur ses modes d’utilisation. Éventrer donc, en dissection médicale pour entendre le fonctionnement, mais aussi et peut-être surtout en dissection politique pour envisager avec plus de justesse où se cache l’aliénation. Car c’est ce rapport possiblement aliénant à la technologie, que l’on a tôt fait de brandir en épouvantail, que nous sommes bien en peine de cerner.

Les postures de boycott sont insuffisantes voire inutiles et, loin du luddisme (terme communément désignant aujourd’hui l’opposition aux nouvelles technologies, en référence au bris des machines-outils lors de révoltes ouvrières britanniques des années 1811-1812) dont elles se réclament, relèvent davantage d’une croyance en un pouvoir supposé du consommateur. Encore une fois, ces technologies sont notre air et notre eau.

De ces petites batailles muettes, il s’en livre tous les jours et depuis longtemps, à l’instar de celle des clefs Renault volées puis dupliquées, piratées, dans les années 1980, par les ouvriers de l’entreprise pour pouvoir réparer eux-mêmes leurs moteurs. Certes, nous n’avons pas, par l’opus qui vient d’être conté, libéré l’espace ou la ville, mais du moins avons-nous significativement entraîné un certain nombre d’institutions à délaisser le langage programmé par Orange pour parler le nôtre. Une vingtaine de collectivités territoriales ont finalement préféré utiliser notre site pour élaborer leur code, amenant Orange à abandonner ses rêves de code fermé et payant. Libérer le langage est premier, le code en est un. Peu importe qu’au final ils réutilisent nos travaux, si nous les obligeons à parler et penser dans notre patois !

Prochain récit de campagne : la Kinnect de Microsoft révélée en machine historique.