95. Multitudes 95. Eté 2024
Majeure 95. Évangéliques : combien de divisions ?

La lutte enchantée
Les sans-terre évangéliques au Brésil

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« Sais-tu ce qu’est la foi ? » me demanda « frère » Antonio, raide dans son costume noir. Je tentais d’expliquer laborieusement aux fidèles présents l’intérêt tout intellectuel pour la religion qui motivait ma présence dans ce campement du Mouvement des Sans-Terre (MST), un soir de janvier 2013. Après quelques lourdes secondes de silence, je commençais à bredouiller quelque chose, mais il m’interrompit à nouveau : « Et le premier Sans-Terre, tu sais qui c’est ? ». Je restai coi. « C’est Abraham, dans la Bible ! ». Antonio expliqua pourquoi, en reprenant son prêche au microphone, haletant : « Il a conduit son peuple jusqu’à la terre promise par Dieu, il a affronté tous les dangers, comme dona Luiza et Edvaldo qui affrontent la police quand ils vont occuper des terres ! Alors, si on vient vous dire que les Sans-Terre ne sont que des vauriens qui prennent la terre des autres, prenez la Bible pour leur montrer, parce que c’est écrit là, la parole de Dieu dit “Je donnerai cette terre en héritage à mon peuple et ils auront tous la vie en abondance” ! ». Son assistant cita doctement l’origine du passage biblique. « Ici, on reprend la lutte pour une terre qu’on nous a pris, non pas il y a cent ans, ou il y a mille ans, mais depuis le temps des prophètes ! », hurla Antonio. C’était la première fois que je participais à un culte évangélique. Luiza et Edvaldo, un couple de petits dirigeants locaux du MST, voulaient me montrer leur façon bien personnelle de travailler la « mystique » (mística) de la lutte avec les évangéliques, contre tous ces pasteurs qui, disaient-ils, leur interdisent de participer. Dans ce campement situé à moins de 50 kilomètres à l’ouest de Recife, installé sur une plantation de canne encore détenue par une grande fabrique sucrière en faillite, les évangéliques formaient une écrasante majorité – près de 90 % selon eux – au point que Jaime Amorim, le fondateur historique du mouvement au Nordeste, l’avait péjorativement surnommé le campement des « croyants » (crentes). Mais pour les intéressés, cela signifiait surtout que Dieu les protégeait, puisqu’Il avait empêché jusqu’ici leur expulsion…

Quand les médias français parlent des évangéliques au Brésil, c’est souvent pour s’alarmer, par des superlatifs redondants, de la « montée vertigineuse », de la « prolifération », ou de la « déferlante » inexorable de fondamentalistes menaçant une démocratie fragile. D’ailleurs, le règne effroyable de Jair Bolsonaro, trublion d’extrême droite dont l’ascension a pris de court toute la gauche, n’a-t-il pas été souhaité par deux-tiers des fidèles de ces églises, selon des sondages sérieux ? Pourtant, l’immense majorité d’entre eux vivent dans les quartiers auto-construits des villes moyennes où le MST recrute les participants à ses occupations de terre. Ils sont actifs dans l’espace des mouvements sociaux. Le discours messianique, prophétique, ou « populiste », comme on dit aujourd’hui, n’est pas cantonné aux espaces institutionnels de droite où agissent les puissants leaders de ces églises. Ce phénomène n’a d’ailleurs rien de nouveau : avec la fin de la dictature, comme ailleurs en Amérique latine, la soudaine visibilité des « croyants » en politique avait suscité de nombreuses recherches en sciences sociales. Mais depuis ce qu’on pourrait appeler la déception de la gauche (au double sens du génitif) consécutive à l’accession au pouvoir puis à la chute du Parti des Travailleurs (PT) achevé par la crise bolsonariste, c’est le paradigme d’une « anti-politique des pauvres1 », de facture globalement conservatrice, qui s’impose. Désormais, on retient plutôt l’abstraction du « vote évangélique moyen », même si l’on reconnaît en passant que « beaucoup d’évangéliques […] privilégient le militantisme politique dans la société civile […] et des positions plus progressistes2 ». Dès 1977, le sociologue Rubem Cesar Fernandes avertissait que « l’explication de ce conservatisme est confuse [car] il manque encore des descriptions ethnographiques pouvant se rapporter à des explications totalisantes3 ». À partir d’une enquête de terrain menée près de Recife entre 2013 et 2018, dans deux plantations mitoyennes reconverties en colonies de la réforme agraire, cet article se propose de décentrer doublement le regard : hors de la politique institutionnelle, mais aussi hors de telle ou telle église, pour mieux saisir la diversité interne des pentecôtistes du MST. En quoi sont-ils à la fois différents et semblables aux autres Sans-Terre ? Comment et pourquoi adhèrent-ils à la lutte pour la terre ?

Retour en Terre Promise

Ce culte dirigé par les participants au campement, autorisé par le couple de cadres du MST, se tenait chaque semaine dans la plenaria, le lieu d’assemblée générale, à condition de ne pas faire de prosélytisme (prêcher pour telle église, faire payer la dîme4). À première vue, cette scène pourrait évoquer les réunions des anciennes communautés de base catholiques, où la lecture de la Bible servait à légitimer les droits des pauvres et à renforcer leur union dans la lutte. Telle est bien l’intention de ce que les militants appellent la « mystique » du MST, un ensemble de pratiques rituelles héritées de l’Église visant à façonner l’adhésion affective à l’organisation et à enchanter la lutte pour la terre5. Aussi, dans ce contexte de précarité et d’incertitude, lié à l’attente interminable de la régularisation, le récit prophétique de la longue marche des Hébreux vers la Terre Promise, utopie fondatrice du christianisme de la libération, est connu et repris par des évangéliques appartenant à des dénominations fort diverses dans leurs styles et leurs dogmes. Antonio vient par exemple de l’Assemblée de Dieu, la dénomination majoritaire et historique du pentecôtisme dit classique, connue pour son rigorisme moral, tandis que Madalena, assistant au culte, a grandi dans une église adventiste. « Dieu a donné la Terre Promise à Abraham », dit-elle en 2016, « donc la terre est à tout le monde parce que nous sommes tous ses enfants, la terre doit être transmise aux enfants ». Diacre d’une dénomination baptiste charismatique (renovada), Isaías déclare aussi que « la lutte pour la terre est déjà dans la Bible […]. Quand Abraham est parti avec sa famille pour chercher la terre que Dieu lui a montré, il ne l’a pas achetée car la terre est à Dieu […]. Un sans-terre est une personne qui lutte pour son droit social de planter et de manger ce qu’elle récolte ». Quant à Leticia, convertie avec sa famille après leur entrée dans le campement à la petite congrégation locale de l’Assemblée de Dieu, il est clair que « nous devons faire la lutte pour la terre, sinon on n’en aurait pas d’exemple dans la Bible […]. Le peuple d’Israël n’a-t-il pas dû partir d’Égypte pour aller là-bas chercher la terre que Dieu lui a donné ? Eh bien on fait la même chose, on lutte pour notre terre ! On ne fait rien de mal, simplement on ne fait pas ce que les gens du monde font, casser, voler tout ça nous on n’a pas le droit, mais on va bloquer les routes et occuper les lieux, bien sûr ! ».

Une telle lecture de l’Ancien Testament n’est pas courante dans les doctrines et sermons prêchés dans ces églises. En général, leurs pasteurs ne prennent pas publiquement position pour soutenir le MST, contrairement aux prêtres de la Pastorale de la Terre qui, selon Luiza et Edvaldo, ont su leur transmettre la « pédagogie » de la lutte biblique du peuple de Dieu lors de leur formation militante. Avant de devenir des cadres du mouvement, eux-mêmes avaient été socialisés au pentecôtisme : Luiza avec ses parents dans l’austère Congrégation chrétienne, où les femmes portent un voile, et Edvaldo converti un temps à l’Assemblée de Dieu dans sa jeunesse, lorsqu’il était sans abri et dépendant de l’alcool. Mais c’est en devenant militant du MST qu’il a pu vraiment « extirper ses vices », selon son expression. En réalité, ces discours démontrent moins la dimension subversive du récit biblique, dans une conjoncture d’épuisement des promesses du « lulisme6 » et de cooptation du MST, devenu un acteur routinier des politiques publiques de redistribution foncière, qu’un souci moral de respectabilité et d’inversion du stigmate pour des individus largement perçus comme des « marginaux ». Car si les crentes voient leur droit à la terre comme un don de Dieu, seul maître de la terre, ils affirment aussi que ce droit existe dans la Constitution : l’occupation est en fait pour eux un dispositif d’accès à une assistance parfaitement légale, d’où l’importance d’être « bon citoyen ». Si les conduites abstinentes, comme ne pas boire d’alcool ou ne pas tromper son conjoint, relèvent souvent d’une forme d’hypocrisie sociale, les dispositions ascétiques promues par ces églises semblent contribuer objectivement à la logistique et au bon déroulement des actions collectives, voire à la formation même des vertus exigées des militants. Entre l’impeachment de Dilma Rousseff en 2016 et l’élection de Jair Bolsonaro en 2018, mes interlocuteurs ont ainsi été particulièrement actifs dans différentes mobilisations, qu’il s’agisse de l’occupation durable de places ou de bâtiments publics, des campagnes électorales des candidats du PT ou des protestations contre l’incarcération de Lula. Calmes et circonspects lors des barrages de route, très disciplinés dans le quotidien des campements, ils ne se tenaient pas moins ostensiblement à l’écart de la culture festive imprégnant les manifestations.

Mais ils sont loin d’être de simples « croyants » dans l’au-delà. Car le Dieu d’Abraham qui leur a fait don de la terre est aussi celui qui, sous la forme de l’Esprit Saint, se rend justement présent en permanence par ses « dons », les fameux charismes du pentecôtisme. Ainsi, au moment même où le front parlementaire évangélique lançait la procédure de destitution contre Dilma Roussef en avril 2016, mes interlocuteurs se trouvaient réunis sur une grande place de Recife où ils avaient construit sous une pluie battante un grand campement « contre le coup d’État et pour la démocratie »7. À l’écart d’une scène centrale sillonnée par les vendeurs ambulants de boissons alcoolisées, où se succédaient prises de parole des organisations militantes et musique folklorique du Nordeste, parfois repoussés par certains slogans hostiles (« pas de Bible au parlement ! »), ils s’investissaient d’autant plus dans les tâches matérielles et se regroupaient de temps à autres entre les bâches de plastique pour des cultes improvisés en plein air. Un jour, alors qu’au petit matin on avait découvert un mystérieux cadavre, les dirigeants du MST convoquèrent en urgence une réunion sur la conduite à tenir face aux journalistes. Lorsqu’elle se termina, « pasteur » Julio fit une prière les mains levées pour « expulser l’esprit d’accusation qui est en train de venir ici contre les Sans-Terre ». Un culte s’organisa rapidement, dans un cercle spontané qui ne cessait de grandir. Inspiré, « frère » Lucio entonna un hymne de louange bien connu dont le refrain répète « Je veux être avec Christ là où se tient la lutte », et encouragea « les frères à ne pas avoir honte, [car] nous sommes tous ensemble le peuple de Dieu ! ». Julio lut ensuite un passage du chapitre 43 du livre d’Esaïe et le commenta en demandant : « qui est le peuple d’Israël ? », ce à quoi l’assistance répondit en chœur « nous ! ». « Nous sommes les descendants de ce peuple qui était esclave en Égypte », reprit-il, faisant une analogie entre la tyrannie de Pharaon et le procès qui menaçait Dilma. Dès lors, les prises de parole se succédèrent aussi sur cette contre-scène pour lire un verset, chanter ou prêcher, ponctuées d’éruptions d’alléluias et de glossolalie. « Dieu est avec nous ici-même pour nous donner la victoire et la conquête », dit par exemple une participante, tandis que Lucio, visiblement altéré, proclama que « nous affrontons ici une bataille spirituelle », criant que « quelque chose est déjà en train de se passer ! ». Dans l’occupation prolongée de lieux et bâtiments publics, certains « hommes de Dieu » faisaient ainsi valoir leurs dons de prophétie ou de guérison, entraînant parfois des conversions spectaculaires, dans leur lutte spirituelle contre l’impureté maléfique du « monde ».

Le sens de la lutte

Pour reprendre un argument critique majeur de l’anthropologue Talal Asad, on peut en déduire que la lutte pour la terre n’est pas un simple « symbole » biblique pour ces évangéliques, mais qu’elle engage des formes de pouvoir, sur soi et sur les autres, se traduisant en particulier dans un souci constant du licite et de l’illicite, un combat contre l’emprise du diable et un investissement de l’espace par les rituels. Ces pratiques sont ainsi d’une importance capitale pour le MST, un mouvement justement qualifié de « socio-territorial8 », traversé ici par les logiques de distinction et de concurrence entre églises qui sous-tendent ces trajectoires de retour à la terre. Car en effet, rien ne distingue a priori ces évangéliques des autres « sans-terre » de cette région dominée depuis la colonisation portugaise par l’économie du sucre. Dans leur grande majorité, ils ont travaillé dans les champs de canne, ou sont descendants de travailleurs-résidents des plantations (moradores de engenho) ayant migré en ville. Pendant le régime militaire (1964-1984), les droits des travailleurs ruraux, acquis de haute lutte avant le coup d’État grâce aux Ligues paysannes, ont joué en leur défaveur dans une conjoncture politique adverse, vidant les plantations de leurs habitants désormais privés de l’accès traditionnel à une parcelle de culture vivrière. L’extension des cannaies et l’exode rural aboutirent à une situation de misère urbaine extrême9 qui facilita l’expansion du pentecôtisme. Présente dès les années 1930 parmi les travailleurs de la canne, l’Assemblée de Dieu s’est diffusée depuis les villes vers les plantations, en installant des « missions » sous la forme de cultes réguliers dans les maisons précaires des moradores, formant parfois, comme c’est le cas ici, de petites congrégations familiales bien implantées. L’hégémonie progressive de cette dénomination dans la région sucrière, contrastant avec l’influence catholique restée forte dans l’intérieur du Nordeste, n’en a pas moins stimulé l’adhésion des convertis au syndicalisme rural, à l’instar du rôle joué par le méthodisme dans le mouvement ouvrier anglais10. Les occupations du MST dans les années 1990 ont alors ouvert la possibilité d’un retour vers la terre dans un contexte de chômage : il s’agissait de ne pas dépendre d’un patron, de pratiquer une agriculture d’autosubsistance, ou d’avoir enfin une véritable maison. Dans le cas étudié ici, la surreprésentation des évangéliques repose particulièrement sur les liens familiaux entre ceux (re)venus des villes et ceux restés dans les plantations. Antonio, le prédicateur du début de ce texte, est par exemple le gendre d’un descendant, résidant sur place, du fondateur de la congrégation locale, son grand-père. Plus généralement, la parenté spirituelle a soutenu la dynamique des campements, chacun invitant amis, voisins ou connaissances, de son quartier ou de sa dénomination.

Orphelin de mère et élevé dans une famille d’adoption évangélique, Antonio a migré jeune à São Paulo où il a travaillé comme conducteur d’engins industriels. Comme Lucio et Julio, il est issu de l’Assemblée de Dieu mais se veut indépendant et prêche volontiers ailleurs, comme dans la plenaria du campement ; mais les dirigeants de la congrégation locale lui ont reproché de faire un culte « clandestin » tandis que d’autres crentes ne reconnaissent pas ses dons. De son côté, Lucio, qui travaillait comme gardien, a pu louer son logement en ville et construire sa maison pour y vivre avec sa nouvelle épouse en cultivant la terre ; entre 2015 et 2017, il accueille chez lui un culte hebdomadaire de l’église baptiste, tout en fréquentant la congrégation locale, et va prier parfois la nuit dans la forêt avec des fidèles d’autres dénominations (ce qu’ils appellent leur « culte du mont »). Suite à un conflit entre eux, il s’affilie en 2018 à une petite dénomination charismatique, agrandit et couvre sa terrasse pour diriger un culte régulier, recevant essentiellement des personnes de l’extérieur. Quant au pasteur Julio, ancien chauffeur de poids lourd, il a quitté son église – une dissidence de l’Assemblée de Dieu – avec un petit groupe d’amis pour fonder sa propre dénomination. Ce petit réseau s’est installé au campement, et en 2018 l’église de Julio construite en extension de sa maison était achevée, fréquentée essentiellement par ces familles voisines, sa femme ayant des projets de soins spirituels aux personnes souffrant de toxicomanie, dont fait partie leur fille. D’autres crentes venus occuper ces terres connaissent des trajectoires semblables d’autonomie, où mobilités géographique, sociale et religieuse s’entrecroisent, tandis que les résidents des plantations restent fortement encadrés par l’organisation hiérarchique de l’Assemblée de Dieu, où ils ont différentes fonctions. Soumis à un contrôle social strict, contrairement à ces nouvelles églises plus libérales qu’ils n’ont pas le droit de fréquenter, les dirigeants locaux ont surtout laissé leurs femmes, sœurs, filles et belles-filles occuper des parcelles, construire des cabanes et suivre les mobilisations du MST, où celles-ci se sont facilement alliées avec d’autres « sœurs en Christ » parfois seules. Ceça, secrétaire de la congrégation, n’a jamais quitté la plantation depuis sa naissance, mais a coordonné pendant des années des groupes de familles du campement. Pourtant dit-elle, « selon la loi de l’Assemblée de Dieu, on n’a pas le droit de faire ça » ; mais « si on ne lutte pas pour ce qui est à nous, où est-ce qu’on va aller ? En ville ! »

En somme, ce mouvement pentecôtiste de retour à la terre, animé par des réseaux de familles urbanisées et de petits prophètes, s’est consolidé grâce à l’ancrage local des moradores de l’Assemblée de Dieu, pour qui la rua est un véritable repoussoir, lieu d’un nouvel esclavage. Identifiée au « monde » corrompu, la ville qu’on met à distance signifie tout à la fois la violence, la dépendance (à l’argent, aux drogues, etc.) et la pollution, y compris spirituelle. Si au fil du temps le culte de la plenaria est devenu l’objet d’une lutte pour l’espace entre les différentes églises, et que les conflits récurrents ont eu raison de la confiance dans les leaders, la diversité évangélique a bien viabilisé une certaine recomposition de la parenté, où la terre n’est pas d’abord vue comme un moyen de production ou une propriété à disposition, mais plutôt comme un refuge ou un abri pour la famille, donnant son sens à la lutte pour l’habitat et un rôle fondamental aux groupes de maisons entre lesquels circulent les croyants. En 2015, au cœur de la crise économique et en l’absence de toute perspective de régularisation, ces derniers n’ont pas hésité à convertir leurs cabanes de torchis en maisons auto-construites en dur. Ce « sens de la hutte11 » tient enfin à leur attente du retour imminent de Jésus et à leur conviction de vivre la fin des temps : comme pour leur rejet d’un monde qui les rend malades, ce sont les signes partout lisibles de l’effondrement – inondations, incendies, contaminations – considérés comme l’accomplissement de la parole de Dieu (Livre de l’Apocalypse), qui justifient pour certains l’adhésion au modèle d’agriculture écologique du MST, et plus largement à un mode de vie plus sain et à la guérison du corps par la terre. Les évangéliques du MST tendent ainsi un singulier miroir à l’écologisme occidental, où les installés d’une réforme agraire postcoloniale, contrairement aux migrants de l’utopie néo-rurale, vont ici de l’eschatologie à l’écologie.

Dès mes premières incursions sur le terrain, la crainte des crentes était perceptible parmi les cadres dirigeants du MST : « ils ont pris le contrôle des quartiers », « ils élisent des politiciens qui sont contre nous… ». Un vieux stéréotype continue à les associer au cheval de Troie du capitalisme infiltrant ces havres de justice sociale et d’agriculture verte que seraient les territoires du MST12. Si cette crainte a culminé pendant les élections de 2018, lorsque les principaux pasteurs de l’Assemblée de Dieu ont relayé la propagande de Bolsonaro jusque dans les smartphones des fidèles, la commune rurale de cette enquête a néanmoins voté à 68 % contre lui.

1André Corten (1995), Le pentecôtisme au Brésil : émotion du pauvre et romantisme théologique, Paris, Karthala.

2Ronaldo de Almeida (2020), « The broken wave: Evangelicals and conservatism in the Brazilian crisis », Hau: Journal of Ethnographic Theory, 10(1) p. 36.

3« O debate entre sociólogos a propósito dos pentecostais », Cadernos do ISER, no 6, p. 57.

4Dans le film Chão de Camila Freitas (2019), primé au festival Jean Rouch de films ethnographiques, figurent des images dun culte pentecôtiste dans un campement du MST.

5Michael Löwy (2019), La Lutte des dieux. Christianisme de la libération et politique en Amérique latine, Paris, Van Dieren.

6André Singer et Isabel Loureiro (2016), As contradições do Lulismo : a que ponto chegamos ?, São Paulo, Editora Boitempo.

7Voir David Simbsler (2017), « Au Brésil, lexpansion pentecôtiste gagne le Mouvement des Sans Terre », FAL Mag, no 132, p. 20-21.

8Jean-Yves Martin (2016) Mobilisations populaires au Brésil, 1985-2015 : penser les mouvements socioterritoriaux avec Henri Lefebvre et Michel Foucault, Saint-Jean des Mauvrets, Éditions du Petit Pavé.

9Robert Linhart (1980), Le sucre et la faim : enquête dans les régions sucrières du Nord-Est brésilien, Paris, Éditions de Minuit.

10Edward P. Thompson ([1963]2012), La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil.

11Lexpression est de Gaston Bachelard (1957) dans La Poétique de lespace.

12Lucio P. Mello (2023), « Le Mouvement des Sans Terre au Brésil à la croisée des chemins : nouveaux défis dans la lutte pour la terre et lalimentation », Multitudes no 92, p. 127.