Actualité et critique du libéralisme

La mort du libéralisme

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1.
Se situer dans le présent nécessite de le mettre à plat, de s’interdire vis-à-vis de lui toute plongée panoramique, de s’y mouvoir comme dans une zone dont manqueraient encore les directions et les cartes. En chercher les sorties. Et d’abord : chercher de quoi le présent est une sortie, plutôt que vers où il se dirige.

La critique du présent doit renoncer ainsi à deux usages répandus du passé dans la pensée contemporaine, la recherche des structures et des limites de l’aujourd’hui, ou bien la quête d’une promesse encore sourde qu’une histoire non seulement oubliée, mais effacée, soit un jour rédimée et transforme le monde : structuralisme et messianisme. Elle rejette aussi le fétichisme du nouveau, de l’actuel et toutes les futurologies, apocalyptiques ou progressistes, qui cartographient les tendances et recensent les devenirs. Penser le présent ne se réduit jamais non plus à décrire comme positivités les traits apparents d’une époque, ni à sélectionner et interpréter ce qui, dans la fuite du temps, a fait ou fait événement. Fondamentalement peut-être, la critique du présent est pensée de ce qui meurt. Elle ne peut se résoudre à une méditation de ce qui reste ou à l’attente de ce qui vient. Dans la perspective émancipatoire qui commande l’activité intellectuelle depuis les Lumières, il s’agit, disait Foucault au soir de sa vie, d’une pensée de « ce qui n’est pas ou plus indispensable pour la constitution de nous-mêmes comme sujet autonomes ».
Parmi des morts innombrables, la mort du libéralisme retiendra ici mon attention. Oui, même si le terme se porte plutôt bien, merci, le libéralisme se meurt. Je parlerai ici de lui comme d’une technique de gouvernement plutôt que comme philosophie politique, doctrine économique ou discours moral. Il faudra convenir que la pensée libérale prolifère précisément d’autant mieux qu’elle est de plus en plus privée de son substrat pratique, qu’elle peut fonctionner définitivement comme pure idéologie : la catégorie de libéralisme n’est plus qu’un leurre pour la critique sociale et la contestation politique. Elle ne dit plus en effet le diagramme essentiel des relations de pouvoir contemporaines. Que l’on parle plus souvent de néo-libéralisme que de libéralisme ne change rien à l’affaire, car on entend généralement par-là l’extension des préceptes économiques libéraux à l’ensemble de la vie ou leur radicalisation historique. Si le libéralisme consiste à gouverner en laissant libre cours aux marchés économiques pour former la richesse ou le bien-être commun les plus élevés, le néo-libéralisme serait le projet de diffusion de la forme « marché » à l’ensemble des relations sociales. Critiquer le (néo)-libéralisme revient alors à dénoncer les méfaits du laissez faire et de la libre circulation des biens ou des personnes ou bien à montrer que ces mots d’ordre n’ont jamais existé que pour masquer la réalité de l’expropriation de la vie et du sens de la vie. Contester le (néo)-libéralisme ce sera proposer ou expérimenter d’autres modes de construction du bien commun ou de structuration des échanges symboliques.
Or le néo-libéralisme – si l’on tient à conserver cette catégorie – n’est pas un libéralisme renouvelé ou débridé succédant à la parenthèse historique des Etats Providence et totalitaires où les institutions étatiques et parfois le droit auraient dirigé les activités économiques à la place des marchés. Le néo-libéralisme est une rupture profonde dans l’art de gouverner et pas seulement dans les rapports de l’économique et du politique. Telle est la principale leçon du cours donné par Michel Foucault au Collège de France en 1978-1979, au moment où les tenants du néolibéralisme commencent précisément à conquérir des positions de pouvoir, en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis. « Car il ne faut pas se faire d’illusions, explique alors Foucault, le néolibéralisme actuel, ce n’est pas du tout, comme on le dit trop souvent, la résurgence, la récurrence de vieilles formes d’économie libérale, formulées au XVIIIè et au XIXè siècle, et que le capitalisme actuellement réactiverait (…) », ce n’est pas un ralliement à une « théorie économique sur l’efficacité et l’utilité de la liberté de marché ». En accentuant ici quelques traits de cette leçon foucaldienne, je voudrais montrer précisément en quoi le « néo-libéralisme » – qu’il faudrait donc pouvoir nommer autrement, sans recourir à ce préfixe trompeur, à cette racine historique caduque – vise à une construction politique du social différente en nature avec celle du libéralisme et comment cette différence implique un renouvellement de la critique historique et de ses appuis. Car la mort du libéralisme c’est aussi la décomposition garantie de sa critique. Et d’esquisser une réponse à la question suivante : si le présent politique doit être pensé avant tout, en tant que sortie, comme sortie du libéralisme, où peut donc se cacher aujourd’hui la sortie du « néo-libéralisme » ?

2.
Si le diagnostic foucaldien s’éloigne des autres analyses existantes du « néo-libéralisme », c’est qu’il procède d’une tout autre définition de son objet. Ce ne sont pas les mécanismes économiques – la « financiarisation » de l’économie ou l’instabilité nouvelle du système monétaire international, par exemple – ni les éléments idéologiques – comme la représentation du sujet en homo oeconomicus – qui sont au centre de l’analyse. Foucault propose une définition politique du « néo-libéralisme ». Mais il a redéfini aussi au préalable le domaine propre de la politique. En effet, à l’instar du libéralisme tel qu’il l’a approché, le « néo-libéralisme » est une « rationalité politique » ou, comme il l’exprime d’un néologisme aujourd’hui prisé, une « gouvernementalité », c’est-à-dire un « ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses et les réflexions, les calculs et les tactiques » qui permettent d’imposer des normes de comportement à des individus et des groupes. Avec cette problématique de l’art de gouverner, l’objectif de Foucault est « de montrer et d’analyser le rapport qui existe entre un ensemble de techniques de pouvoir et des formes : des formes politiques comme l’Etat et des formes sociales » et de produire non pas « une histoire des institutions ou une histoire des idées, mais l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la conduite des gens ».
Suivant cette conception, le pouvoir, la contrainte, leurs agents et leurs institutions, ne sont plus automatiquement opposés à la liberté ou à la puissance d’autres agents et institutions, comme dans la plupart des théories d’inspiration marxiste ou libertaire qui dominent la critique sociale des années 1970 et continuent, sous des hybridations variées, à l’inspirer aujourd’hui. Le concept de gouvernementalité implique au contraire que des sujets puissent aussi agir, sous certaines conditions, comme producteurs d’une liberté et d’une puissance par lesquelles leur assujettissement, pourtant, se renforce. Ce n’est cependant pas de servitude volontaire qu’il s’agit, ni même d’une intériorisation, sous formes de champ de possibles acceptables ou de dispositions entretenues, des relations de pouvoir subies. Foucault vise plutôt à élargir les conceptions existantes du pouvoir et à considérer l’ensemble des moyens, par quoi des conduites sont orientées, canalisées, avec la collaboration pratique des sujets, que celle-ci soit consciente ou inconsciente. Une gouvernementalité comme le libéralisme ou le « néo-libéralisme » est ainsi toujours l’effet de l’articulation entre plusieurs « technologies de pouvoir » et des « techniques de soi », entre des dispositifs et des dispositions entretenues.

3.
Le « néo-libéralisme » est donc une nouvelle rationalité politique. Il y en a d’autres, plus anciennes. Il y a bien sûr le gouvernement par le droit qui émerge au XVIème siècle avec sa justification ultime par la raison d’Etat. Il y a eu le pastorat religieux, forme médiévale dont les communautés chrétiennes pouvaient fournir l’exemple paradigmatique. Le traitement de la folie à l’âge classique, la naissance de la clinique, les sanctions pénales et leur organisation, relèvent d’un gouvernement disciplinaire qui est venu compléter les dispositifs juridiques. Selon Foucault, une quatrième forme de gouvernementalité naîtrait au XVIIIème siècle et se serait superposée aux précédentes : il s’agit du libéralisme. Mais le libéralisme est envisagé ici non pas comme une doctrine économique ou une philosophie politique mais comme une forme de gouvernement par l’économie, autrement dit une manière de contrôler les conduites où l’activité économique et les mécanismes du marché sont les principes régulateurs dominants. Avec le libéralisme, les normes de vie ajustées à l’activité économique – et favorisées par des dispositifs d’un nouveau genre, que Foucault appelle biopolitiques – sont des instruments de régulation plus importants que ne le sont les lois et les disciplines. Le libéralisme s’appuie en effet sur des « mécanismes de sécurité » – des dispositifs d’entretien de la vie (santé, éducation, culture, loisirs), puis de garantie sociale (caractéristiques de ce que sera plus tard l’Etat-Providence). Il en résulte par exemple une redéfinition des fonctions de l’État :« Autrefois, l’Etat pouvait dire : “Je vais vous donner un territoire” ou : “Je vous garantis que vous allez pouvoir vivre en paix dans vos frontières.” C’était le pacte territorial, et la garantie des frontières était la grande fonction de l’Etat. Aujourd’hui, le problème frontalier ne se pose guère. Ce que l’Etat propose comme pacte à la population, c’est : “Vous serez garantis. Garantis contre tout ce qui peut être incertitude, accident, dommage, risque. Vous êtes malade ? Vous aurez la Sécurité sociale ! Vous n’avez pas de travail ? Vous aurez une allocation de chômage ! Il y a un raz de marée ? On créera un fonds de solidarité ! Il y a des délinquants ? On va vous assurer leur redressement, une bonne surveillance policière !” (…) Ce côté de sollicitude omniprésente, c’est l’aspect sous lequel l’Etat se présente. »
L’art libéral de gouverner est nécessairement tendu entre les intérêts individuels et l’intérêt de tous, un besoin de liberté et un besoin de sécurité : « (…) le libéralisme, l’art libéral de gouverner, va se trouver contraint de déterminer exactement dans quelle mesure et jusqu’à quel point l’intérêt individuel, les différents intérêts individuels dans ce qu’ils ont de divergents les uns des autres, éventuellement d’opposé, ne vont pas constituer un danger pour l’intérêt de tous. Problème de sécurité : protéger l’intérêt collectif contre les intérêts individuels. Inversement, même chose : il va falloir protéger les intérêts individuels contre tout ce qui pourrait apparaître, par rapport à eux, comme empiètement venant de l’intérêt collectif. » Sa contradiction propre réside dans le paradoxe suivant : trop de libertés peuvent mettre en péril les libertés. Comme la gouvernementalité libérale se définit par le fait qu’elle est consommatrice de libertés individuelles et de droits, à commencer par les libertés d’échanger et d’entreprendre, elle a du à la fois produire et organiser ces libertés au niveau des corps individuels comme de la population prise dans son ensemble.
Il s’ensuit que, dans un premier temps, les droits promus par le libéralisme sont assortis d’une « stimulation de la crainte du danger » et de toute une « culture politique du danger », d’une « formidable extension des procédures de contrôle » et des mécanismes de surveillance et, seulement à la période ultérieure du vingtième siècle, d’une production de libertés nouvelles permise paradoxalement par plus de contrôles et d’interventions de l’Etat. Il n’est donc plus possible d’opposer terme à terme la liberté individuelle ou collective et le contrôle social tant ils sont interdépendants. Témoigne en effet de cette histoire dialectique existant, à l’ère libérale, entre dispositifs de liberté et mécanismes de contrôle, la mise en place, avec les Etats-providence, d’une économie de « bien-être » et d’un libéralisme dit rétrospectivement social dans plusieurs pays occidentaux entre la fin du XIXème siècle, l’entre-deux-guerres surtout et l’après Deuxième Guerre mondiale. Durant toute cette période, le libéralisme comme forme de gouvernement a connu en effet une crise historique : l’Etat libéral est contesté par plusieurs types de « dirigismes » – fascisme, stalinisme, nazisme – et surtout, plus longuement et plus profondément, par le keynésianisme qui s’est développé sur les décombres de la crise économique de 1929. Or c’est dans le cadre d’une seconde crise, celle de ces dirigismes, qu’il faut précisément analyser la formation de la gouvernementalité néo-libérale.

4.
La rationalité politique « néo-libérale » est approchée par Foucault à travers deux courants de pensée économique qui ont en commun la critique de l’économie dirigée et la référence au néomarginalisme autrichien : l’ordo-libéralisme allemand de l’après-guerre, en gestation au sein de l’Ecole de Fribourg entre 1927 et 1930 chez Walter Eucken, Franz Böhm et la revue Ordo, ce groupe servant d’appui à la critique, conduite dans les années cinquante, de la politique économique du nazisme ; le libertarisme (ou anarcho-capitalisme) américain, qui trouve son expression la plus pure chez Gary Becker, Milton Friedman – mais aussi Friedrich Hayek et Ludwig Von Mises – et plusieurs économistes de l’École de Chicago, fédérés dans les années 1960 par la critique historique du New Deal. Dans les deux cas, il s’agissait de redéfinir les missions de l’Etat en partant d’une « phobie d’Etat ». Foucault parle à ce sujet de l’invention d’une « raison du moindre Etat » qui place celui-ci « sous surveillance du marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’Etat ». Le « néo-libéralisme » n’est pas cependant un art de gouverner sans Etat, comme le laissent parfois entendre des formules pressées de politistes ou de philosophes contemporains. Là où le libéralisme classique, avant le keynésianisme, demandait, au niveau étatique, une politique passive par rapport au marché, le « néo-libéralisme » passe par des actions correctives qui peuvent être aussi nombreuses que dans les politiques dirigistes de planification.
Il reste que le renversement par rapport au libéralisme est presque complet. Le « néo-libéralisme » « retourne le laissez-faire en un ne-pas-laissez faire le gouvernement, au nom d’une loi du marché qui va permettre de jauger et d’apprécier toutes ses activités. » Il ne s’agit plus pour l’appareil étatique de corriger les effets éventuellement négatifs du marché mais de faire du marché et de ses mécanismes de fonctionnement des correcteurs politiques et sociaux généraux. Cela signifie par exemple que des critères économiques doivent être appliqués à l’évaluation des politiques, que les coûts et les bénéfices de l’action étatique doivent être mesurés là où, dans la configuration keynésienne, l’État était, à l’inverse, l’évaluateur des bénéfices publics de mécanismes économiques qu’il représentait et qu’il quantifiait. « Il s’agit de savoir (…), dit Foucault, jusqu’où vont pouvoir s’étendre les pouvoirs d’information politiques et sociaux de l’économie de marché », ses pouvoirs de réforme. L’emploi de ce dernier mot, est d’ailleurs devenu l’apanage de ceux qui veulent, au sein de l’Etat ou dans la société, favoriser le « néo-libéralisme ».
Enfin, le nouvel art de gouverner fait de l’activité économique la justification ultime de l’action politique et surtout la source première de sa légitimation. Ainsi, dans le cas allemand, la doctrine et la pratique « néo-libérales » ont permis de fonder à nouveaux frais, après 1945, le pouvoir de l’Etat par l’économie. Plus encore, ajoute Foucault, « (…) le développement économique, la croissance économique produit de la souveraineté, produit de la souveraineté politique par l’institution et le jeu institutionnel qui fait précisément fonctionner cette économie. L’économie produit de la légitimité pour l’Etat qui en est le garant. Autrement dit (…), l’économie est créatrice de droit public. (…) (E)n laissant faire les gens, l’institution néolibérale allemande les laisse dire, et elle les laisse dire en grande partie parce qu’elle veut les laisser dire et leur laisser dire quoi ? Eh bien, leur laisser dire qu’on a raison de les laisser faire. C’est-à-dire que l’adhésion à ce système libéral produit comme suproduit, outre la légitimation juridique, le consensus, le consensus permanent (…). » Le nouvel art de gouverner qui émerge comme critique autant que comme mise en crise des Etats-Providence et des dirigismes occidentaux a fait de l’économie de marché non plus un supplément à la morale ou à la politique qu’il s’agirait de laisser être, mais la source de légitimité même du pouvoir politique, le principe de limitation et de contrôle de l’action étatique et l’instrument de la pacification sociale. Vaste programme.
Les effets attendus du « néo-libéralisme » par ses promoteurs dépassent en effet largement la seule question du rôle de l’Etat. Le « néo-libéralisme » vise à constituer un homme nouveau, à pénétrer – comme toute forme de gouvernement – tout le tissu des relations sociales, à s’insinuer dans le rapport que chacun entretient avec soi-même. « Il faut, dit Foucault, que la vie de l’individu s’inscrive non pas comme vie individuelle à l’intérieur d’un cadre de grande entreprise qui serait la firme ou, à la limite, l’État, mais (qu’elle) puisse s’inscrire dans le cadre d’une multiplicité d’entreprises emboîtées et enchevêtrées, d’entreprises qui sont pour l’individu en quelque sorte à portée de main (…), et enfin il faut que la vie même de l’individu – avec par exemple son rapport à la propriété privée, son rapport à la famille, à son ménage, son rapport à ses assurances, son rapport à la retraite -, fasse de lui et de sa vie comme une sorte d’entreprise permanente et d’entreprise multiple. (…) (I)l s’agit de démultiplier le modèle économique, le modèle offre et demande, le modèle investissement-coût-profit, pour en faire un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, une forme de rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille. » Faire du modèle entrepreneurial et du verdict de l’économie de marché le vecteur privilégié du rapport à son propre corps, du rapport à la spiritualité, de l’art d’aimer et de toutes les transformations de soi, etc. Telle est l’essence de la gouvernementalité nouvelle.

5.
Il ne faut pas en rester cependant à une description aussi générale. S’en remettre aux mécanismes de marché pour diriger sa vie comme pour diriger une population signifie quelque chose de précis et d’inédit dans la nouvelle configuration du pouvoir. Contrairement aux libéraux, les « néo-libéraux » considèrent en effet que c’est la concurrence plutôt que le libre-échange, la compétition plutôt que la circulation, qui doivent désormais constituer le principe régulateur fondamental de l’ensemble des comportements sociaux, publics ou privés. La société « néo-libérale » est une société d’entreprises, une société d’individus et de groupes entrepreneurs, plutôt qu’une société de marché et de supermarchés. Le « néo-libéralisme » passe par des actions de promotion de la concurrence dans tous les domaines de la vie sociale, pas seulement dans l’économie. Sous ce régime, la forme privilégiée d’exercice de l’autorité est celle, anonyme, invisible, inassignable, d’un gouvernement par le prix. Mais il tend aussi à une « contractualisation de la vie commune » et de toutes les interactions, du mariage à l’éducation, de la sexualité au travail, de la médecine aux relations de production, etc. « (L)orsque de l’économie de marché vous tirez le principe du laissez-faire, dit Foucault, c’est qu’au fond vous êtes encore pris à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler une “naïveté naturaliste”, c’est-à-dire que vous considérez que le marché, qu’il soit défini par l’échange ou qu’il soit défini par la concurrence, est de toute façon une sorte de donnée de nature, quelque chose qui se produit spontanément et que l’Etat devrait respecter dans la mesure où c’est une donnée de nature. (…) Ce n’est absolument pas une donnée de nature (…), ce n’est pas le résultat d’un jeu naturel des appétits, des instincts, des comportements, etc. (…) La concurrence c’est une essence. La concurrence, c’est un eidos. La concurrence, c’est un principe de formalisation. (…). (L)a concurrence comme logique économique essentielle n’apparaîtra et ne produira ses effets que sous un certain nombre de conditions qui auront été soigneusement et artificiellement aménagées. (…) La concurrence pure ça doit être un objectif, et ça ne peut être qu’un objectif, un objectif qui suppose par conséquent une politique indéfiniment active. »
La mort du libéralisme se manifeste donc par le fait qu’« (i)l faut gouverner pour le marché, plutôt que gouverner à cause du marché. » Cela signifie qu’à l’âge nouveau du gouvernement, l’action étatique se fait d’abord en direction de l’environnement de l’économie. Elle vise à transformer la société, la technique, la nature, les droits de propriété, l’ensemble des variables du milieu culturel et social dans lequel la concurrence pure pourrait, devrait avoir lieu. Ainsi, contrairement à la manière dont la critique sociale s’empare généralement du « néo-libéralisme », Foucault estime qu’aujourd’hui « la science économique n’est jamais présentée comme devant être la ligne de conduite, la programmation complète de ce que pourrait être la rationalité gouvernementale ». La science économique fournit la forme sociale, l’idée politique à réaliser, la légitimation. Mais l’action politique, l’exercice du pouvoir pèsent sur les facteurs qui déterminent le fonctionnement de l’économie. Il s’agit au fond d’une « politique de société » qui aura pour priorité la recherche, l’éducation, la culture, la santé ou l’environnement : capitaux humains et écologiques qui sont en quelque sorte les conditions d’entrée dans le jeu de la concurrence. Si le « néo-libéralisme » critique et rejette la planification économique, il promeut donc à sa place des formes de planification sociale, culturelle et biologique. C’est pourquoi, il peut être qualifié selon Foucault de « libéralisme sociologique » visant à fonder une « nouvelle société », comme en témoignent une multitude de déclarations politiques successives depuis la fin des années 1960. Le « néo-libéralisme » c’est une nouvelle société pour une nouvelle économie, là où le socialisme, le communisme historique, le libéralisme keynésien, social, réformaient ou corrigeaient l’économie pour instaurer une nouvelle société.

6.
Révolution par rapport au libéralisme, gouvernement par le social plus que par l’économie, la gouvernementalité « néo-libérale » a intégré ainsi les critiques historiques du libéralisme et du dirigisme et les a rendues caduques. Il est possible de lire les cours donnés par Foucault de 1977 à 1979 comme un cimetière des théories critiques en vogue pendant la période et bien souvent encore aujourd’hui. Adorno, Horkheimer et la critique de la rationalité instrumentale issue des Lumières ? « Du romantisme jusqu’à l’École de Francfort, c’est bien toujours cette remise en cause de la rationalité avec la pesanteur de pouvoir qui lui serait propre, c’est bien cela qui a toujours été remis en question. Or la critique du savoir que je vous proposerai ne consiste pas justement à dénoncer ce qu’il y aurait (…) de continûment oppressif sous la raison, car après tout, croyez-moi, la déraison est tout aussi oppressive. » La critique de l’idéologie et de la science ? « Cette critique politique du savoir ne consisterait pas non plus à débusquer la présomption du pouvoir qu’il y aurait dans toute vérité affirmée, car, croyez-moi aussi, le mensonge ou l’erreur sont tout autant des abus de pouvoir. La critique que je vous propose consiste à déterminer sous quelles conditions et avec quels effets s’exerce une véridiction, c’est-à-dire (…) un type de formulation relevant de certaines règles de vérification et de falsification. »
Ce sont surtout les critiques en vigueur du « néo-libéralisme » qui font l’objet d’un démontage spécifique. « Adam Smith, Marx, Soljenistyne, laissez-faire, société marchande et de spectacle, univers concentrationnaire et Goulag : voilà en gros les trois matrices analytiques avec lesquelles d’ordinaire on aborde ce problème du néolibéralisme, ce qui permet donc de n’en rien faire du tout, de reconduire itérativement le même type de critique depuis deux cents ans, cent ans, dix ans. » Le monde n’est pas une marchandise ! Debord, Baudrillard, Virilio ? Marcuse, « l’homme unidimensionnel », le monde administré et la domination bureaucratique ? « (E)st-ce qu’il s’agit dans cet art néo-libéral de gouvernement, de normaliser et de discipliner la société à partir de la valeur et de la forme marchandes ? Est-ce qu’on ne revient pas, par-là, à ce modèle de la société de masse, de la société de consommation, de la société de marchandises, de la société du spectacle, de la société des simulacres, de la société de vitesse que Sombart, en 1903, avait pour la première fois définie ? » Foucault ne le pense pas : « La société régulée sur le marché à laquelle pensent les néolibéraux, c’est une société dans laquelle ce qui doit constituer le principe régulateur, ce n’est pas tellement l’échange des marchandises, que les mécanismes de la concurrence. Ce sont ces mécanismes-là qui doivent avoir le plus de surface et d’épaisseur possible, qui doivent aussi occuper le plus grand volume possible dans la société. » La société « néo-libérale » n’a donc rien d’une société de masse uniformisante. Elle fonctionne au contraire à la différenciation qui est une traduction de la mise en concurrence. « L’art de gouverner programmé vers les années 1930 par les ordolibéraux et qui est devenu maintenant la programmation de la plupart des gouvernements en pays capitaliste, eh bien, cette programmation (…) cherche (…) (à) obtenir une société indexée non pas sur la marchandise et sur l’uniformité de la marchandise, mais sur la multiplicité et la différenciation des entreprises. »
Dans l’univers de la critique sociale des années 1970, Foucault se démarque donc des tendances marxistes mais aussi libertaires et des courants qui sont issus de leur alliance plus ou moins durable. Non seulement, il récuse les critiques du fétichisme de la marchandise et de la bureaucratie – la critique politique de la représentation en somme et ses nombreux avatars -, mais il ne se satisfait pas non plus de ceux qui placent l’aliénation au centre de la critique du capitalisme avancé ou du « néo-libéralisme ». « (L)’analyse classique et cent fois ressassée de celui qui est consommateur d’une part et qui est producteur, et qui dans la mesure où il est producteur d’un côté et consommateur de l’autre est, en quelque sorte, divisé par rapport à lui-même (…) tout ça ne tient pas et ne vaut rien (…) » face à l’analyse néo-libérale qui envisage l’activité de consommation comme une activité de production, comme une production de satisfaction. Car dans le cadre de l’art nouveau de gouverner, en effet, « il faut considérer la consommation comme une activité d’entreprise par laquelle l’individu, à partir précisément d’un certain capital dont il dispose, va produire quelque chose qui va être sa propre satisfaction. »
On est face à un problème semblable de cible manquée à propos de la critique de l’appareil d’Etat et de son éventuelle fascisation dans les années 1970 – c’est, comme on sait, un des points du contentieux sourd qui a opposé alors Foucault à Deleuze et Guattari – que les « néo-libéraux » ont non seulement déjà dénoncée mais à partir de laquelle ils ont construit un autre type d’État. Or, selon Foucault, la critique libertaire de l’Etat est « inflationniste », elle pose la sécurité sociale et les camps de concentration comme étant interchangeables ; elle disqualifie par le pire et elle s’appuie enfin sur un fantasme de « l’Etat paranoïaque et dévorateur ». Foucault suggère quant à lui que l’Etat-Providence n’a pas « la même souche, la même origine » que les Etats totalitaires dont le trait essentiel est de subordonner l’autonomie de l’Etat à un Parti. Et le problème qu’inaugurent les années 1970 n’est pas celui de la croissance de l’Etat mais celui de sa décroissance. « Cette critique de l’Etat polymorphe, omniprésent, tout-puissant, vous la trouvez dans (les années 1930), lorsqu’il s’agissait pour le libéralisme, ou pour le néolibéralisme (…) à la fois de se démarquer de la critique keynésienne, de mener la critique des politiques, disons dirigistes et interventionnistes type New Deal et Front Populaire, de mener la critique de l’économie et de la politique nationale-socialiste, de mener la critique des choix politiques et économiques de l’Union soviétique, enfin d’une façon générale, de faire la critique du socialisme. » La dernière mise à mort des théories critiques effectuée par Foucault concerne le discours qui oppose la « société civile » à l’Etat. Un tel clivage est, selon lui, illusoire et naïf car « il faut être très prudent quant au degré de réalité que l’on accorde à cette société civile. Elle n’est pas ce donné historico-naturel qui viendrait en quelque sorte servir de socle, mais aussi de principe d’opposition à l’Etat ou aux institutions politiques. La société civile, c’est comme la folie, c’est comme la sexualité. C’est ce que j’appellerai des réalités de transaction (…) » et l’Etat est à l’origine de sa constitution. Exit aussi, donc, une partie du renouveau de la théorie critique allemande, autour d’Habermas et de la philosophie politique américaine contemporaine.
Que reste-t-il après un tel jeu de massacres ? Que reste-t-il comme appuis pour la critique du présent ? Il reste l’analyse et la méthode que propose Foucault dans son cours et ce concept de « néo-libéralisme », construit politiquement. On aurait tort cependant d’observer les relations de pouvoir contemporaines exclusivement sous ce prisme nouveau. Car il n’existe pas de succession qui prendrait la forme d’une substitution entre les gouvernementalités que Foucault a dégagées dans l’histoire occidentale moderne. Chaque époque historique est traversée par plusieurs modalités du pouvoir sur soi et sur autrui : le pastorat, le droit, les disciplines, le gouvernement par l’économie n’ont donc en rien disparu aujourd’hui. Mais le « néo-libéralisme » a sans doute ceci de particulier qu’il intervient comme principe de limitation envers toutes les autres manières de gouverner : il en calcule les coûts, il les met en concurrence. À ce titre il ressemble un peu à une méta-gouvernementalité ou bien à un dissolvant de toute rationalité politique.

7.
Si Foucault est disert sur les traits de la rationalité politique nouvelle et sur la révolution qu’ils opèrent vis-à-vis du libéralisme formé au XVIIIème siècle, on n’en saura moins sur les instruments de son avènement. Le discours « néo-libéral » fait l’objet d’une plus grande attention que ses techniques. Il a pourtant été plus haut question de modèle et même de « modèle investissement-coût-profit » appliqué désormais à l’ensemble des secteurs de la vie. J’ai par exemple devant moi un numéro récent du Financial Times. La rubrique « Dear Economist » de l’édition du week-end promet de « résoudre les dilemmes des lecteurs avec les outils d’Adam Smith ». En voici un exemple : un parent se plaint que ses enfants de cinq et huit ans sont désobéissants et le mettent parfois hors de lui au point que, faute de pouvoir les discipliner autrement, il les fesse. Que faire, demande-t-il, pour éviter cela qui semble sans efficace ? La réponse de Tim Harford coule de source. « Les enfants maximisent rationnellement leur utilité », mais leur horizon temporel est court : des récompenses ou des punitions « immédiates », autrement dit non reportées sans cesse, comme c’est souvent le cas, représentent la meilleure solution pour corriger leur comportement. Les promesses de châtiment à moyen ou long terme, elles, n’y feront rien. Le journaliste conseille ensuite de construire un tableau rempli d’étoiles et de points noirs selon les attitudes des enfants et de relier son solde à des variations de l’argent de poche versé chaque semaine aux enfants. « Il s’agit d’un cadre politique transparent et objectif qui rendra plus difficile le reniement de vos menaces (…) ». Et de conclure : « il n’est pas nécessaire de fesser vos enfants, à moins d’être pauvre », lorsque l’« alternative principale au retrait de l’argent de poche est la fessée, qui est gratuite. » On le voit ici, la particularité du « néo-libéralisme » comme gouvernement de soi et des autres tient au fait que ses technologies de pouvoir sont avant tout des techniques intellectuelles.
En passant, Foucault a attaché aussi une importance à cet aspect du libéralisme et du « néo-libéralisme ». Il a remarqué l’importance de la modélisation, de la modélisation mathématisée, dans l’art libéral de gouverner. En effet, parce qu’il doit introduire, au nom de la « sécurité », des limites aux libertés qu’il crée et dont il est consommateur, le libéralisme « s’engage dans un mécanisme où il aura à chaque instant à arbitrer la liberté et la sécurité des individus autour de (la) notion de danger », de risque. La normativité qu’imposent les dispositifs libéraux de sécurité ne s’appuie donc pas avant tout sur une définition a priori des normes de comportement mais sur un calcul de risques qui « montre (…) qu’ils ne sont pas les mêmes pour tous les individus, à tous les âges, dans toutes les conditions, dans tous les lieux ou milieux. Il y a donc des risques différentiels qui font apparaître, en quelque sorte, des zones de plus haut risque et des zones, au contraire, de risque moins élevé (…). » L’art de gouverner consiste alors à rabattre les zones de plus grand risque vers les zones de moindre risque ou, pour le dire autrement, à réduire l’écart entre les différentes lignes de normalité ou de risques. Alors que les mécanismes disciplinaires visaient à rechercher un point idéal de perfection, les mécanismes de sécurité, les contrôles régulateurs de l’utopie libérale, visent à minimiser les risques – vol, maladies, crimes, folies, etc. -, dont il est admis qu’ils ne seront jamais supprimés.
Dans sa leçon du 11 janvier 1978, Foucault propose en exemple de ces nouvelles techniques de gouvernement, caractéristiques, selon lui, du libéralisme, le cas de l’aménagement des villes au XVIIIème siècle, ici de Nantes. « (…) (O)n va travailler sur l’avenir, c’est-à-dire que la ville ne va pas être aménagée en fonction d’une perception statique qui assurerait dans l’instant la perfection de la fonction, mais elle va s’ouvrir sur un avenir non exactement contrôlé ni contrôlable, non exactement mesuré, ni mesurable et le bon aménagement de la ville, ça va être précisément : tenir compte de ce qui peut se passer. Bref, je crois qu’on peut parler là d’une technique qui s’ordonne essentiellement au problème de la sécurité, c’est-à-dire, au fond, au problème de la série. (…) C’est la gestion de ces séries ouvertes, et par conséquent qui ne peuvent être contrôlées que par une estimation des probabilités, c’est cela, je crois, qui caractérise assez essentiellement le mécanisme de sécurité. » Avec le libéralisme, il ne s’agit donc déjà plus d’éradiquer le vol, de contenir la maladie mais de comparer les effets du crime et de la répression, de la maladie et du soin ou de la prévention, de toute « déviance » et de son interdiction ou de sa suppression. Il s’agit de rechercher des limites, une moyenne, un optimum de criminalité ou de répression, de maladie ou de soin « pour un fonctionnement social donné ». Ainsi, plutôt que d’« instaurer un partage entre le permis et le défendu », le mécanisme libéral de sécurité, dans l’entreprise, dans l’administration, dans les villes ou dans les familles, « va fixer une moyenne considérée comme optimale » pour un phénomène donné « et puis fixer les limites de l’acceptable au-delà desquelles il ne faudra plus que ça se passe. » La modélisation du futur est ainsi une activité inhérente au développement de la rationalité politique libérale.
L’avènement du « néo-libéralisme » prolonge et modifie sensiblement les usages de cette mathématisation de l’avenir. Dans des notes non prononcées de ses leçons, Foucault évoque à ce sujet l’intégration de ce qu’il appelle la technologie des aléas dans le gouvernement « néo-libéral ». « Prise dans son ensemble, la gouvernementalité libérale était à la fois légaliste et normalisante, la réglementation disciplinaire étant l’échangeur entre les deux aspects. (…) C’est cet ensemble qui apparaît maintenant comme non-indispensable. Pourquoi ? Parce que la grande idée que la loi était le principe de frugalité gouvernementale s’avère inadéquate (…). (S)i l’on ne veut pas sortir de la loi et ne pas détourner sa vraie fonction de règle du jeu, la technologie à utiliser, ce n’est pas la discipline-normalisation, c’est l’action sur l’environnement. Modifier les donnes du jeu, non la mentalité des joueurs. (…) Non pas une individualisation uniformisante, identificatoire, hiérarchisante, mais une environnementalité ouverte aux aléas et aux phénomènes transversaux. Latéralité. Technologie de l’environnement, des aléas, des libertés de (jeux ?) entre des demandes et des offres. » Les sociétés de contrôle, libérales, ont modélisé l’avenir afin de réguler le présent. Les sociétés néo-libérales s’imposent aussi par le calcul et la référence à l’avenir, mais en fabriquant le futur – « les donnes du jeu » – plus qu’en le mesurant.

8.
Le libéralisme est mort, donc. Par où sortir du « néo-libéralisme » ? Foucault ne répond jamais directement à cette question. Mais elle a fait partie de l’horizon de pensée des cinq dernières années de sa vie. Il n’est pas le seul, cependant, à avoir vu d’aussi près la mort du libéralisme, ni à l’avoir vue sous des traits comparables. Car cette mort, nommée telle, est aussi l’obsession de Musil dans L’Homme sans qualités. Voici par exemple des notes télégraphiques écrites aussi à la fin de sa vie : « Parallèlement, l’évolution de la loi naturelle à la dévaluation statistique de l’individu. L’expression “fin du libéralisme” a trouvé là une motivation plus profonde. Capital et culture renoncent. On peut dire peut-être que les concepts de l’individualisme classique ne convenaient plus aux tâches des États. » Certes, dans la configuration historique de l’entre-deux-guerres, on a pu croire que Musil entrevoyait la fin de l’homme libéral dans l’émergence du collectivisme en Union Soviétique et en Allemagne. C’est en grande partie vrai. Mais la réflexion du Musil est plus profonde historiquement et c’est pour cette raison qu’elle peut rester en prise avec la gouvernementalité néo-libérale, elle-même issue d’une critique du collectivisme. Car ce qui a mis à mort le libéralisme, ce qui l’a placé dans une contradiction interne intenable quant à la nature exacte de la liberté, c’est l’homme moyen, le calcul des probabilités et les distributions statistiques qui semblent édifier de nouvelles lois pour l’histoire. La liberté ne met plus en danger en 1930 alors qu’elle était encore un péril un siècle plus tôt. Foucault ne veut pas dire autre chose lorsqu’il parle de gouvernement libéral, de contrôle par la liberté. Que faire en effet contre une « distribution normale » ou une loi de Poisson ? Que faire qui ne soit pas déjà contenu dans les régularités de la statistique et des probabilités ? Les lois qui en émanent placent chacun devant le paradoxe d’une indétermination pourtant implacable, d’une systématicité tyrannique, inassignable à des causes identifiables. Tel est au fond le défi d’Ulrich comme de tous ceux cherchant à sortir d’un ordre construit par le calcul à distance plus que par la violence, le panoptique ou le tribunal.
À ce sujet, Musil sait au moins ce qu’il ne faut pas faire, autrement dit à quoi il ne faudra pas s’en tenir. Et d’abord à ces analogies rapides – qui ont d’ailleurs refleuri à partir de la fin des années 1970 en même temps que Foucault donnait ses leçons sur la mort du libéralisme – qui postulent qu’un écart minime, une déviation locale imprévue et contagieuse pourraient faire basculer l’ensemble d’un ordre systémique, renverser le cours des choses et conduire à une auto-organisation spontanée. Théories du chaos, de la bifurcation, de l’effet-papillon, etc. Inutile également de restaurer, contre l’impérieuse moyenne, la singularité, la personnalité subjective et, partant d’elle, l’héroïsme, la représentation épique de soi et de l’histoire, le nietzschéisme : l’homme moyen a eu raison de l’humanisme, de l’intellectualisme comme de tout avant-gardisme et aussi de l’amor fati. Entre ces deux familles d’écueils, Musil a indiqué une voie qu’Ulrich, anti-héros d’une œuvre inachevée, est censé porter. C’est la voie de l’indifférence aux différences, aux différences de qualités. Ulrich incarne en effet ce noyau pré-individuel, pré-social, métaphysique (quoique historiquement situé dans les effets quasi-anthropologiques de la Première Guerre mondiale sur la conception de la personne), à partir duquel le retournement d’un gouvernement jouant de la mise en concurrence, du fétichisme de la différence, pourrait, avec un peu d’imagination, être entrevu. Ce noyau, comment faire pour que d’autres qu’Ulrich s’en saisisse et le mette en fusion ? Rien ne le dit chez Musil qui a paradoxalement donné au principe de « l’amorphisme humain » la forme humaine la plus singulière. Or cette contradiction apparente n’en est peut-être pas une. Car avec l’absence de qualités, ce n’est pas tant d’abandonner l’illusion de la personnalité qu’il s’agit en définitive, que de s’abandonner pleinement et rationnellement, et l’histoire avec soi, dans les mains du hasard.
Musil, en effet, n’a pas simplement défendu, avec le personnage d’Ulrich, le projet d’une action expérimentale, démocratique et collective contre une histoire décisionniste, héroïsée et individualisée. Il a cherché les voies d’une réappropriation des technologies de l’aléa et d’une conquête méthodique du hasard. L’important n’est au fond jamais qu’un autre monde soit possible – « le présent est une hypothèse qu’on n’a pas encore dépassée » est l’évidence à partir de quoi s’organise la vie de l’Homme sans qualités – mais l’acquisition d’un sens du probable, d’un savoir pratique sur les inégalités de possibilités parmi les choses possibles. Musil parle à ce sujet d’un « héroïsme rationalisé », d’une induction consciente. Parmi, toutes les voies auxquelles il a soumis Ulrich afin qu’il dépasse ce stade de la mort du libéralisme, c’est justement l’utopie dite de « la mentalité inductive » qui retiendra, avant sa propre mort, toute son attention. La multiplication, dans tous les domaines de la vie, des pratiques expérimentales – ce que Musil appelle « l’essayisme généralisé » -, l’abandon des buts au profit d’une conscience de la direction et de l’orientation sont deux des principaux piliers de cette nouvelle mentalité. Il faudrait y ajouter, ce qui n’est pas le propos de Musil, la pratique du tirage au sort dans tous les domaines de la décision politique, comme cela existe d’ailleurs déjà dans certaines juridictions. Le néolibéralisme a fait de la domestication mathématique puis informatique du hasard le ressort d’un pouvoir à distance sur les comportements et les subjectivités. Réintroduire le hasard en politique, c’est mettre un frein puissant à ce processus ; se servir d’une meilleure connaissance de ses vicissitudes, c’est sans doute en sortir.
L’utopie musilienne n’est pas seulement spéculative ici. Elle est ancrée dans les contradictions même de ce que Foucault a appelé la « technologie des aléas ». Changer la donne du jeu pour instaurer la concurrence idéale, fabriquer le futur en fonction des distributions connues du passé : cela a un coût. Tout acte participant d’une gouvernementalité néo-libérale calcule en effet les coûts et les bénéfices d’une moins grande ignorance ou d’une plus grande information. Ainsi se doit-il, en toute logique, de calculer son propre coût d’opportunité : il n’est avantageux d’extraire et d’utiliser une information que si et seulement si son rendement marginal est supérieur ou égal à son coût marginal. Il existe donc une limite à la domestication du hasard inhérente à la rationalité politique « néo-libérale ». Là est la brèche, la zone d’ignorance à conquérir, la sortie du présent qu’envisage Musil. Le libéralisme mort, le hasard est à nous. Reste à penser jusqu’où.