Majeure 47. ONG, Monde, genre

La taxe de bienfaisance

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À la sortie du métro, au croisement de deux rues piétonnes, à l’entrée d’une place, les occasions de croiser le chemin d’une équipe de recruteurs de donateurs se multiplient. Ces nouveaux artisans de la collecte sont reconnaissables au logo imprimé sur leur vêtement, symbole de l’ONG qu’ils représentent. Toutefois, là où l’évidence aurait voulu que ce soient des militants, engagés corps et âme pour la cause qu’ils défendent, on trouve en fait des salariés au statut précaire, employés en CDD. Le principe peut être résumé ainsi : une ONG (conséquente, cela va sans dire, le service étant relativement onéreux) achète des heures de collecte ou des « bulletins » à un prestataire, lequel envoie des salariés dans des endroits stratégiques de plusieurs villes de France, ceux-ci sont chargés d’interpeller les passants et de leur proposer de faire un don à une association, par le biais d’un prélèvement automatique mensuel.

Cette nouvelle pratique de collecte de fonds dans la rue (street fundraising) intervient dans un contexte de professionnalisation croissante de l’humanitaire. En effet, depuis une trentaine d’années, le nombre de salariés dans les ONG ne cesse d’augmenter. En première ligne, c’est la garantie de bien faire, de mieux faire car de façon plus professionnelle, qui légitime cette transfiguration importante du secteur. Le fait de « monnayer » un service, d’introduire une dimension financière dans le domaine de l’assistance, est ainsi blanchi par une justification morale. La justesse de la cause, secourir des victimes, nécessite une organisation sans faille. Recourir à des personnels compétents, formés, rémunérés paraît alors indispensable à la réussite (à la « rentabilisation ») des missions. Par conséquent, cette récente professionnalisation nécessite irrémédiablement des fonds suffisants pour rémunérer les salariés. Outre le recours aux bailleurs de fonds, les ONG ont alors besoin de l’apport de financements privés. Par ailleurs, puisque le caractère autoproclamé de la légitimité de certaines organisations peut poser problème, le soutien financier des particuliers est également garant, au-delà de l’utilité des sommes engrangées, d’un certain ancrage dans « la société civile ». Le nombre de donateurs réguliers comptabilisé peut en effet s’avérer être un appui utile pour permettre l’inscription des ONG dans le jeu politique. Pourtant, force est de constater qu’une singulière image de la démocratie est ainsi propagée. Si la représentation politique ordinaire destitue en quelque sorte l’individu de son potentiel décisionnel, l’assentiment après-coup, caractéristique du fonctionnement des ONG, relève cette fois-ci de l’abandon total, pour le donateur, de sa voix démocratique. Il semble que celui-ci se situe dans une démarche contraire à celle de l’action militante idéale. En effet, dans le cas du don régulier, la délégation du pouvoir de chacun à la structure est totale et semble aller de soi. Les ONG ne sont pas tenues de respecter un mandat précis mais justifient uniquement leurs actions après réalisation (en diffusant notamment un « journal des donateurs » dans lequel les principales interventions sont listées). La nuance se doit d’être soulignée tant elle suppose un système de représentation singulier. Il devient peu à peu normal, conforme, de prêter sa voix à une organisation dont la légitimité est acquise sur la base d’une évidence morale partagée. Les donateurs s’inscrivent alors dans un processus dans lequel leur silence, leur absence de réaction (ce qui garantit la prolongation de leur prélèvement) fait suffrage.

Dans cette perspective la démarche de street fundraising revêt une importance capitale. Elle se distingue de la collecte classique qui manie des « fichiers de donateurs » afin de mieux cibler certaines catégories de la population statistiquement plus enclines à donner que d’autres. Descendre dans la rue signifie aller à la rencontre de tout un chacun. La foule citadine est peuplée d’anonymes que les recruteurs de donateurs interpellent sans discrimination. Cette velléité de solliciter « tout le monde » se conjugue de façon opportune à une volonté de se départir d’une vision de la société en termes de classes, ou du moins de groupes d’intérêts socialement et économiquement constitués. Les individus ne sont pas sélectionnés au regard de leur appartenance sociale, c’est leur sensibilité à la cause qui importe. Il convient alors d’apostropher chaque passant sans pour autant se laisser entraîner dans un débat potentiellement infructueux. L’immédiateté de la décision est valorisée. L’opportunité de donner est à saisir tout de suite. Nul besoin alors de s’encombrer de discussions politiques de fond, les recruteurs doivent discerner rapidement les personnes sceptiques pour les congédier prestement. L’inclination pour la bonne cause doit être là d’emblée. Développer ce type de collecte semble donc participer à asseoir l’évidence du bien-fondé de la morale humanitaire. Même si le prestataire joue un rôle de sensibilisation non négligeable, il ne doit toutefois pas assumer le travail de communication de l’ONG. L’objectif principal des employés est de trouver le maximum de donateurs, l’efficacité est de règle. Les recruteurs de donateurs cherchent donc avant tout leurs pairs, ils n’ont pas vocation à changer les consciences. Ils se distinguent en cela du militantisme prosélyte même si quelques similitudes subsistent. En effet, puisque le travail de prospection se révèle éprouvant tant physiquement que moralement, il s’avère nécessaire, pour tenir, d’être quelque peu galvanisé, notamment par la densification morale positive dont est dotée la finalité de l’activité. Ainsi, la conscience professionnelle se confond subtilement avec la conscience militante, ou, plus justement, la certitude d’œuvrer positivement. Travaillant en équipe, les salariés sont portés par une dynamique collective. Ils sont néanmoins seuls à gérer le face-à-face avec chaque donateur potentiel. Ils sont alors sommés d’être efficaces, à la fois pour ne pas décevoir le collectif, mais également pour ne pas desservir la cause qui guide leur action. L’ensemble progresse grâce aux efforts de chacun. Dès lors, la responsabilisation et l’individualisation s’avèrent être des ressorts indispensables au fonctionnement des équipes. Les explications contextuelles sont écartées, l’interprétation d’une faible performance renvoie toujours à une explication personnelle.

À l’image d’une mécanique complexe, chacun se représente son rôle comme une étape nécessaire au fonctionnement des ONG. Partant, le street fundraising doit être analysé comme un véritable maillon de la chaîne humanitaire. Certaines valeurs idoines sont en effet propagées par les recruteurs de donateurs. Les souffrances qui doivent être soulagées par l’action humanitaire sont généralement dénuées d’explications causales. Les victimes sont alors envisagées en dehors de tout contexte géopolitique et social. Sur chacun des supports médiatiques utilisés par les ONG et sur lesquels s’appuient les recruteurs de donateurs, les donataires ne sont jamais représentés en action, en lutte, mais on les voit uniquement passifs et démunis, en détresse. Ils sont en situation de recevoir l’aide qu’on leur tend et il n’est point question de songer à une lutte sociale pour l’acquisition de droits. L’effacement des éléments idéologiques et politiques dans le traitement des énoncés humanitaires intervient alors parallèlement à la sollicitation, chez le donateur potentiel, d’émotions telles que l’empathie et l’indignation.

Présents dans l’espace public, à la fois partout et nulle part, sans ancrage spatial particulier, les artisans de la collecte, fortement engagés moralement, contribuent à diffuser un modèle de bonne pratique attendu de la part des passants sollicités. Les équipes de street fundraisers font d’ailleurs désormais partie du paysage quotidien de beaucoup de citadins. Leur omniprésence s’apparente alors à une injonction de générosité qui peut se révéler agaçante. Le sentiment de sur-sollicitation des habitants des grandes villes n’a cependant toujours pas eu raison de ce type de pratique. Les ONG continuent en effet de faire appel à des sous-traitants pour assurer la collecte de rue. La rentabilisation des missions est donc incontestable.

La stupéfaction saisit pourtant nombre de partisans de l’humanitaire bénévole lorsqu’ils apprennent l’existence de ce marché du street fundraising. Introduire une dimension financière et lucrative dans le secteur humanitaire paraît profondément inconvenant. Toutefois, même si ces réfractions sont intéressantes à observer tant elles témoignent d’un certain malaise relatif à l’intégration libérale de la démarche humanitaire, le manichéisme entre prestataire assoiffé de profit et ONG naïves et manipulées ne tient pas et ne parvient pas à embrasser l’ampleur du phénomène révélé par cette pratique. Il s’agit alors de se démarquer d’une tentation de diabolisation, très présente au premier abord, afin de mieux comprendre l’impact d’une telle entreprise sur les représentations collectives attachées à l’engagement militant et, plus généralement, les implications idéologiques contenues dans l’évidence humanitaire. Étudier plus avant la rencontre entre le donateur et le recruteur paraît alors indispensable.

La signature du bulletin s’effectue dans la rue, au vu de tous. Renseigner le formulaire constitue une occasion de révéler formellement son identité. De la figure d’un passant croisé au hasard d’un carrefour, on passe à celle d’une individualité circonscrite par une procédure quasiment administrative. De cette façon, le donateur signe véritablement un contrat, à mi-chemin entre accord moral et souscription, pour concrétiser son engagement. Le terme « engagement » est d’ailleurs lui-même ambivalent. Le donateur est en effet engagé à la fois moralement et financièrement. Ainsi, au-delà d’une simple promesse de don, il s’agit presque d’une convention morale passée entre deux protagonistes. Le recruteur de donateurs se fond alors dans le rôle du témoin de l’acte accompli. Il est également le médiateur entre l’association et le donateur. Grâce à son intervention, l’acte de donner se distingue d’un virement bancaire effectué sur internet. Le donateur n’est pas seul devant son ordinateur, une dimension humaine densifie le prélèvement automatique. Deux individualités se rencontrent, le don devient possible grâce à une interaction souvent complice. L’ancrage dans la réalité est alors notable et indispensable à la transfiguration du caractère passif de la donation en valorisation d’un acte généreux et altruiste.

À l’aune de ces observations, il paraît recevable d’arguer que la force du street fundraising réside bel et bien dans sa dimension sensible. Si le soutien n’est pas demandé en liquide, l’analogie avec l’image de la charité classique demeure cependant prégnante. Le point de différenciation réside dans la nature virtuelle du prélèvement automatique. À aucun moment le donateur ne manipule concrètement l’argent affecté, la tâche est déléguée aux institutions bancaires, le débit est effectué à date fixe sans même avoir besoin d’y songer. En signant le bulletin de soutien, l’individu peut avoir le sentiment d’acquitter une taxe de bienfaisance dont il ne maîtrise pas réellement l’aboutissement. Au recruteur de donateurs donc de le rassurer en lui signifiant entre autres la transparence des budgets des associations. Pour que la personne soit disposée à donner, il s’agit également de rendre palpable l’effet de chacun des dons en expliquant par exemple que tel montant équivaut à telle prestation médicale. De cette façon, le rapport entre le donateur et le bénéficiaire devient concevable. Cet aspect très pratique renvoie en outre à l’idée d’un humanitaire pragmatique, soucieux d’efficacité et de résultats tangibles. L’impact de l’acte individuel doit être pleinement mesurable.

On est alors loin d’une perspective de combat politique sur la durée dont les militants ne peuvent pas toujours apprécier les effets. Ce « militantisme moral » évoque d’ailleurs la lutte pour une cause et non la lutte suivant des principes de solidarité de classe. La vision du monde ainsi propagée ne se lit pas en termes d’intérêts contradictoires mais selon la nécessité de fédérer des émotions, indignées ou empathiques, autour de structures dites apolitiques et agissant pour « le bien ». Il convient alors de valoriser la somme des actions individuelles telle que le don au détriment d’une action collective coordonnée. Chaque donateur doit avoir le sentiment d’avoir bien fait en rejoignant une sorte de communauté symbolique de bienfaisants. Partant, la gratification morale apparaît indissociable du geste de don. Les recruteurs de donateurs doivent alors réussir l’exercice ardu qui consiste à démocratiser cette forme de participation financière tout en insistant sur la préciosité toute particulière de chacune des donations.

Si l’acte de don est à la portée de tous, la décision de l’accomplir est personnelle et le libre-arbitre citoyen est mis en avant. Le donateur décide par ailleurs lui même du montant de son prélèvement. Le recruteur peut l’aider dans ce choix en lui conseillant d’opter pour une somme qui ne modifiera pas fondamentalement son quotidien tout en se gardant de minimiser son engagement. Trouver la juste harmonie entre, d’un côté, transmettre l’idée que signer cette promesse de don ne signifie pas faire une concession, que beaucoup d’autres individus sont déjà donateurs, que cette forme d’engagement est donc possible et, de l’autre, insister sur le caractère inestimable et irremplaçable de l’acte de don relève en effet d’un équilibre difficile à maîtriser.

Finalement, le tour de force des sociétés de street fundraising réside dans leur propension à présenter le don régulier comme étant la meilleure forme d’« action » et d’« engagement » possible. Ces deux vocables paraissent pourtant relativement galvaudés étant donné la nature exclusivement financière de l’investissement du donateur. La tâche des fundraisers n’est alors pas de rassembler des forces d’opposition mais plutôt de capter des inclinations de bienfaisance. L’idée selon laquelle nous serions contraints de nous adapter au système en place, sans espoir de transformation radicale, est assez prégnante. L’humanitaire est présenté comme étant la seule réponse valable pour endiguer l’accroissement de l’indigence. En outre, si le succès de ce type d’assistance durablement installé correspond à un refus honnête et très marqué de l’inaction face aux douleurs des autres, il semble avoir progressivement transformé des principes de solidarité en charité, moins contraignante et plus tangible. Il n’est point question de se positionner moralement par rapport à ce phénomène. Relevons tout de même que le glissement paraît notable et qu’il mérite d’être interrogé.