Majeure 48. Contre-fictions politiques

Contre-fictions de soi : résister à la modélisation et à la modulation de la vie psychique

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Le problème politique le plus général n’est-il pas celui de la vérité ? Comment lier l’une à l’autre la façon de partager le vrai et le faux et la manière de se gouverner soi-même et les autres ? La volonté de fonder entièrement à neuf l’une et l’autre, l’une par l’autre […], c’est cela la “spiritualité politique”[1].

Avec ce dossier consacré aux contre-fictions politiques, il ne s’agit pas de considérer spécifiquement des fictions politiques (c’est-à-dire dont le sujet des intrigues est politique) ni des politiques-fictions (des fictions fondées sur l’évolution imaginaire d’une situation politique présente), mais d’examiner les résonances, les problèmes communs, entre mondes fictionnels et mondes politiques. L’enjeu est celui de la « spiritualité politique » comme le suggérait Michel Foucault, c’est-à-dire de relier le problème philosophique de la vérité, du partage du vrai et du faux, au problème politique du gouvernement de soi et des autres, pour « découvrir un tout autre partage par une autre manière de se gouverner, et se gouverner tout autrement à partir d’un autre partage[2] ».

Nous inspirant notamment de sa réflexion sur l’Aufklärung[3], nous voudrions examiner comment les rapports particuliers qu’entretiennent mondes fictionnels et mondes politiques définissent cette actualité dans laquelle nous sommes plongés, et indiquer comment les contre-fictions constituent des outils pour y faire surgir des transformations que nous espérons émancipatrices. Mais ces outils ne peuvent pas être de simples techniques, en quoi elle s’opposent probablement au storytelling (même activiste), car les contre-fictions ne peuvent provoquer leurs effets émancipateurs que si elles sont à même de susciter une transformation de soi au prix d’un certain courage[4].

Face aux politiques qui suggèrent l’impossibilité d’agir autrement, qui décrètent que notre actualité ne recèle aucune virtualité, les contre-fictions doivent indiquer la possibilité de lancer un processus critique au sein même d’un dispositif dont on est partie prenante.

La contre-fiction comme attitude critique et généalogique

Dans sa conférence « Qu’est-ce que la critique ? », Foucault nous propose une généalogie de ce qu’il appelle l’attitude critique. La pastorale chrétienne, selon lui, développerait « cette idée – singulière […] et étrangère tout à fait à la culture antique – que chaque individu, quels que soient son âge, son statut, et ceci d’un bout à l’autre de sa vie et jusque dans le détail de ses actions, devait être gouverné et devait se laisser gouverner, c’est-à-dire diriger vers son salut, par quelqu’un auquel le lie un rapport global et en même temps méticuleux, détaillé, d’obéissance » (QC 37[5]). Face à l’expansion, à partir du XVe siècle, de cet art de gouverner dans la société civile (sa laïcisation) et à sa démultiplication dans des domaines variés (l’enfance, la pauvreté, la famille, l’armée, les États), va se constituer cette nouvelle attitude critique qui pourrait se définir comme « l’art de n’être pas tellement gouverné » (QC 38).

C’est dans ce contexte que Foucault replace l’œuvre charnière de Kant qui aurait fondé « les deux grandes traditions critiques entre lesquelles s’est partagée la philosophie moderne » (GSA 21) : d’une part, une étude des conditions sous lesquelles une connaissance vraie est possible (une analytique de la vérité telle que la présentent les trois Critiques), et d’autre part, une interrogation sur l’actualité comme champ des expériences possibles (inaugurée par le texte de Kant sur l’Aufklärung), tradition plus souterraine dont Foucault se réclame le continuateur, ce qui explique son rapport ambivalent à l’œuvre de Kant.

La démarche généalogique de Foucault est donc bien une démarche critique, qui prolonge en l’actualisant la possibilité ouverte par Kant dans son questionnement à propos de l’Aufklärung, mais qu’il aurait aussitôt refermée dans les Critiques : « Il me semble que la question critique, aujourd’hui, doit être retournée en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires » (QL 574). En déplaçant l’accent du travail philosophique des structures universelles et transcendantales aux limites mobiles de nous-mêmes, Foucault y introduit un aspect à la fois politique et éthique : « Il me semble que cette attitude historico-critique doit être aussi une attitude expérimentale. Je veux dire que ce travail fait aux limites de nous-mêmes doit d’un côté ouvrir un domaine d’enquêtes historiques et de l’autre se mettre à l’épreuve de la réalité et de l’actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour déterminer la forme précise à donner à ce changement » (QL 574, mes italiques). Le généalogiste est donc d’abord un diagnosticien du présent mais sa tâche n’est pas seulement de découvrir ce que nous sommes, mais bien de refuser ce que nous sommes maintenant et infléchir sensiblement la forme précise que prendra l’avenir en développant de nouvelles techniques de soi.

Que peut nous apporter cette réflexion dans notre volonté de développer de nouveaux outils politiques basés sur la fiction ? Ne pouvons-nous pas transposer d’une certaine manière la démarche généalogique foucaldienne en tant qu’elle intègre cette attitude critique dans le domaine de la création fictionnelle ? Foucault nous donne de précieux indices en précisant sa pratique : « il s’agit, en fait, dans cette pratique historico-philosophique de se faire sa propre histoire, de fabriquer comme par fiction l’histoire qui serait traversée par la question des rapports entre les structures de rationalité qui articulent le discours vrai et les mécanismes d’assujettissement qui y sont liés » (QC 45, mes italiques) En cela, la généalogie n’est pas seulement une méthodologie philosophique mais aussi « une création permanente de nous-mêmes dans notre autonomie » (QL 573), « un travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres » (QL 575). Dès lors, par analogie, nous voudrions considérer la contre-fiction comme le produit d’une attitude à la fois politique et éthique, d’un êthos (QL 568).

La contre-fiction de soi comme archive d’un combat contre soi-même

Comment peut-on préciser la nature de l’œuvre, ce produit d’un êthos ? Quel peut être le rôle de la fiction dans la constitution de cette « vie philosophique » (QL 577) ? Un élément de réponse nous est donné par cette déclaration de Genesis P-Orridge[6] : « La première chose que j’ai faite pour me libérer des autres en tant qu’auteurs de ma vie a été de réclamer la propriété de ma propre histoire, ce que j’ai fait en changeant mon nom pour prendre celui de Genesis P-Orridge, légalement en 1970. À ce moment-là, j’ai déclaré que j’allais faire tout ce que je pouvais pour reconquérir chaque aspect possible de mon histoire. Faire table rase et décider de ce que je voulais être. En un sens, la suite de ma vie et de mon art a consisté en l’archivage de ce combat pour devenir véritablement l’auteur de ma propre histoire et devenir l’être que je souhaitais être[7]. »

Cette déclaration appelle plusieurs remarques. Premièrement, elle indique une possibilité en ce qui concerne la nature de la relation entre la vie et l’œuvre : il s’agit de la notion d’archivage où nous retrouvons une problématique foucaldienne bien connue (mais probablement pas de Genesis). Le pouvoir opérant de la contre-fiction proviendrait du fait qu’elle constitue une archive d’un combat contre soi-même qui se joue toujours dans et contre une actualité, à la bordure du temps[8].

Mais la déclaration de Genesis pointe également l’ambiguïté que recèle la liberté lorsqu’elle prend la forme de la décision de soi[9] : comment devenir l’auteur de sa propre histoire, alors que l’« on se bat invariablement contre les conditions de sa propre vie que l’on n’a pas été en mesure de choisir »[10] ? En effet, en quoi la rhétorique utilisée par Genesis se distingue-t-elle de celle d’un guide à visée thérapeutique qui, pour prendre un exemple parmi d’autres, « vous offre un moyen d’arrêter de laisser les autres écrire l’histoire de votre vie, et de raconter définitivement vos propres histoires »[11] ?

Le récit de soi comme technique de gouvernement

La généalogie du récit de soi passe par la technique de l’examen telle que Foucault l’a d’abord décrite comme forme de surveillance dans le contexte de son analyse du pouvoir disciplinaire, avant d’y voir également une production via des techniques positives de pouvoir : « pendant longtemps l’individualité quelconque – celle d’en bas et de tout le monde – est demeurée au-dessous du seuil de description. Être regardé, observé, raconté dans le détail, suivi au jour le jour par une écriture ininterrompue était un privilège. La chronique d’un homme, le récit de sa vie, son historiographie rédigée au fil de son existence faisaient partie des rituels de sa puissance. Or les procédés disciplinaires retournent ce rapport, abaissent le seuil de l’individualité descriptible et font de cette description un moyen de contrôle et une méthode de domination. […] Et cette descriptibilité nouvelle est d’autant plus marquée que l’encadrement disciplinaire est strict : l’enfant, le malade, le fou, le condamné deviendront, de plus en plus facilement à partir du XVIIIe siècle et selon une pente qui est celle des mécanismes de discipline, l’objet de descriptions individuelles et de récits biographiques. Cette mise en écriture des existences réelles n’est plus une procédure d’héroïsation; elle fonctionne comme procédure d’objectivation et d’assujettissement[12]. » Mais la discipline ne constitue qu’une des façons de diriger les conduites : il existe également « un type de gouvernement des hommes où on n’est pas requis simplement d’obéir, mais de manifester, en l’énonçant, ce qu’on est »[13] car « la verbalisation comporte aussi des effets intrinsèques qu’elle doit au seul fait qu’elle transforme en énoncés, adressés à un autre, les mouvements de l’âme » (GV 128). Par ces techniques d’aveu, le sujet se lie au pouvoir et à la vérité pour devenir obéissant : « le pastorat chrétien innove absolument en mettant en place […] une technique, à la fois de pouvoir, d’investigation, d’examen de soi et des autres par laquelle une certaine vérité, vérité secrète, vérité de l’intériorité, vérité de l’âme cachée, va être l’élément par lequel s’exercera le pouvoir du pasteur, par lequel s’exercera l’obéissance […] intégrale » (STP 186). En effet, le disciple grec n’accorde son obéissance à un maître que volontairement, temporairement et dans le but d’acquérir une maîtrise sur soi-même. Au contraire, l’obéissance chrétienne est une vertu en soi, l’humilité, qui suppose la renonciation à toute volonté propre. L’herméneutique de soi mise en place par la chrétienté vise donc le contrôle, la réduction du soi par des techniques interprétatives continues et qui prennent en compte la vie dans sa globalité (STP 180-183, GV 127-129, OS 145-147).

Dès le XVIIIe siècle, ce pouvoir pastoral subit une sécularisation, puisque le but n’est plus de conduire les individus vers leur salut mais de les amener à leur bien commun, typiquement leur santé, y compris leur santé mentale. Foucault parle à ce propos de gouvernementalité, « la manière dont on conduit la conduite des hommes »[14] (dont la biopolitique n’est qu’une part, celle qui s’occupe de la population comme un ensemble d’êtres vivants), pour la distinguer des formes de pouvoir souverain et disciplinaire, sachant qu’elle entraîne « la réactivation et la transformation des techniques juridico-légales et des techniques disciplinaires » (STP 11). Mais plutôt que de séparer la population en une part productive et une part improductive, la gouvernementalité néolibérale introduit un partage au sein de chaque individu.

Pour Foucault, la liberté n’est pas une donnée naturelle mais le produit d’un certain dispositif de pouvoir. Or, la généalogie de la forme actuelle de liberté est double car basée sur deux conceptions hétérogènes du désir. D’une part, pour la psychanalyse, la liberté est définie comme le terme de l’émancipation de l’individu de sa famille. On retrouve l’idée kantienne de minorité mais dans un sens régressif où « l’adulte névrosé limite et gâche sa vie pour protéger l’enfant qui tremble en lui[15]. » La majorité s’atteint au terme d’une répression, d’un dressage des désirs, en commençant par le goulet universel de l’Œdipe. D’autre part, pour le libéralisme, la liberté est la possibilité pour l’individu de suivre son désir supposé être une donnée naturelle qu’il faut respecter, que l’on doit laisser jouer, pour que ce jeu produise l’intérêt général de la population (STP 75), avec néanmoins la contrainte « de déterminer exactement dans quelle mesure et jusqu’à quel point […] les différents intérêts, individuels dans ce qu’ils ont de divergent les uns des autres, éventuellement d’opposé, ne vont pas constituer un danger pour l’intérêt de tous » (NB 66-67). Le paradoxe de la gouvernementalité libérale est bien de produire une forme de liberté qui est « le corrélatif de la mise en place des dispositifs de sécurité » (STP 50).

Intégrant le discours psychanalytique et celui du management, le récit de soi néolibéral prend un style thérapeutique qui « établit une continuité discursive entre la famille et le lieu de travail » et introduit « l’imaginaire psychanalytique au cœur même du langage de l’efficacité économique[16] ». Sa propagation dans l’ensemble de la société a des effets dramatiques car « le récit thérapeutique voit dans la normalité et la réalisation de soi le but du récit du moi, mais, étant donné que ce but ne reçoit jamais un contenu clairement défini, il produit en réalité toutes sortes d’individus qui ne sont pas pleinement réalisés, et donc malades[17]. » En ce sens, la psychanalyse introduit une norme morale universelle : « Ce que l’on qualifie de « normal », en matière de comportement sexuel, n’est en vérité que l’aboutissement d’un long cheminement, souvent dévié, un cheminement vers un but que bien des humains n’atteignent qu’occasionnellement, et certains d’entre eux jamais[18] ». Dès lors, comme Pasolini l’avait déjà relevé, les frustrations sont de plus en plus constitutives de l’identité du sujet moderne : « À présent que le modèle social à réaliser n’est plus celui de la classe, mais un autre imposé par le pouvoir, beaucoup de personnes ne sont pas en mesure de le réaliser; et cela les humilie terriblement[19] ».

Le sujet néolibéral se caractérise par une biographie fragmentée[20] : l’individu est constamment évalué par une variété d’institutions par lesquelles l’individu passe dans sa vie (et avec lesquelles il n’en finit jamais comme Deleuze le souligne). Ce sujet est dès lors enjoint de se prendre en main en faisant en permanence un travail d’écriture de soi, de moulage permanent, c’est-à-dire de modulation de soi. Chacun est sommé de devenir majeur dans sa vie globale alors qu’on lui rend désirable sa mise sous tutelle dans des institutions multiples (médicales ou pénales). C’est le rôle du récit de soi de relier ces injonctions contradictoires par une modélisation de soi. Résister à cette double normalisation n’est donc pas rester mineur, mais bien devenir mineur[21] en promouvant de nouveaux types (multiples, singuliers) de subjectivité, en refusant celui (unique, universel) qui nous est imposé par le néolibéralisme[22]. En insistant sur l’importance de la multiplicité des subjectivités nouvelles à promouvoir, nous nous écartons de la mise en place d’un « homme nouveau » appelé par les régimes totalitaires et finalement en partie réalisé par le néolibéralisme.

La tâche qui s’impose à nous est donc de refuser la forme de liberté (qui inclut la sécurité) imposée par ce nouveau pouvoir pastoral au sein de la gouvernementalité néolibérale en développant nos propres conduites déviantes. Ces contre-conduites[23] sont distinctes des révoltes contre la souveraineté politique et contre l’exploitation économique, car elles « ont pour objectif une autre conduite, c’est-à-dire : vouloir être conduit autrement, par d’autres conducteurs et par d’autres bergers, vers d’autres objectifs et vers d’autres formes de salut, à travers d’autres procédures et d’autres méthodes » (STP 198). Bien qu’elles puissent s’inspirer d’un ensemble de traditions comme les révoltes de conduites (hérésies religieuses, désertions, sociétés secrètes, hérésies médicales), elles doivent être spécifiques à notre actualité. Lorsque celle-ci consiste en politiques qui mettent en scène une terreur pour mieux se présenter en sauveur qui veut notre bien, préserver la vie, notre santé et notre sécurité, il n’est pas étonnant que ces contre-conduites prennent la forme d’un certain rapport au risque, au danger, à la folie.

Contre-fictions exemplaires comme résistances au contrôle

« La surpopulation a conduit à un contrôle croissant des citoyens par le gouvernement, non pas sur le modèle à l’ancienne de l’oppression et de la terreur typique des états policiers, mais en termes d’emploi, de crédit, de logement, de pensions de retraite et de couverture médicale : des services qui peuvent être suspendus[24]. »

L’œuvre de William S. Burroughs constitue l’archivage de sa vie de drogué (Junky) et d’homosexuel (Queer) mais également de son combat contre le contrôle[25]. Dans son premier livre, Junky, Burroughs explore le genre autobiographique mais dès la préface, il explique en quoi la drogue s’oppose au modèle de la décision de soi : « On ne se réveille pas un matin en décidant d’être drogué. Il faut se piquer deux fois par jour pendant au moins trois mois pour acquérir la moindre accoutumance[26]. » Il met également l’accent sur le couplage que la drogue introduit entre le besoin biologique et le besoin économique : « C’est à cette époque et dans ces circonstances que j’entrai en contact avec la came, devins drogué et de cette manière acquis la motivation, le besoin réel d’argent que je n’avais jamais connu auparavant[27]. »

Comme Burroughs le reconnaît, la prise de drogue est une contre-conduite risquée mais qui ne s’oppose pas en tant que telle au contrôle, car celui-ci intègre déjà les pratiques déviantes dans ses stratégies : elles permettent de criminaliser l’opposition potentielle à l’autorité[28]. Mais de contre-conduite, la came devient chez Burroughs le simulacre du contrôle. Dans cette contre-fiction, la notion de cellule évoque les deux faces, disciplinaire (l’enfermement et la criminalisation) et biopolitique (le besoin et la médicalisation) : « La came est une équation cellulaire qui enseigne à l’utilisateur des faits d’une valeur générale. […] J’ai vécu la privation atroce du sevrage et le plaisir du soulagement lorsque les cellules assoiffées de came boivent à la seringue. […] J’ai appris le stoïcisme cellulaire que la came enseigne à l’utilisateur. J’ai vu une cellule de prison pleine de camés malades, silencieux et immobiles dans leur misère individuelle. […] Ils savaient que, fondamentalement, personne ne peut aider personne. Personne ne possède la clé, le secret qu’il pourrait vous révéler. J’ai appris l’équation de la came. La came n’est pas, comme l’alcool ou l’herbe, un moyen de jouir davantage de la vie. La came n’est pas un plaisir. C’est un mode de vie[29]. » Si la drogue est à la fois la marchandise ultime car devenue besoin biologique, et une technique de contrôle pour cette même raison, elle constitue potentiellement le moyen de changer l’organisation de sa vie en dehors de la normalité imposée (si l’on y survit…), car « la puissance des désirs, leur nature insatiable, empêche de s’y laisser aller de temps à autre comme si l’on pouvait décrocher quand on veut. Les désirs créent une dépendance, imposent leur durée propre. Et, en modifiant l’expérience du temps, ils transforment le sujet » (PM 93).

Burroughs est plus proche de la délectation morose dans l’amour courtois, où « le désir est une manière d’avoir affaire au temps » (PM 108) et donc déjà une forme de plaisir, que de la conception juridico-psychanalytique où « c’est la loi qui est constitutive du désir et du manque qui l’instaure » (VS 108). Les notions d’équation cellulaire et d’algèbre du besoin rappellent que le désir repose sur une forme spécifique de rationalité, qui transfigure celle du marché (néo)libéral, dans une sorte de perversion de l’économie de l’attention, car elle change de nature en dépassant une limite : « Une sensation agréable peut devenir intolérable après avoir atteint une certaine intensité[30]. » Et comme Deleuze l’a montré[31], saisir l’intolérable peut faire devenir visionnaire à condition de pouvoir l’inscrire dans le temps plutôt que dans le mouvement.

Nous voudrions conclure avec l’évocation d’un autre visionnaire, Ian Curtis, chanteur du groupe post-punk britannique Joy Division qui, selon nous, a porté son mal-être au niveau d’une contre-fiction. En effet, ce qui a le plus marqué l’imaginaire des fans du groupe est la façon inimitable dont Ian Curtis pouvait danser. Nous voudrions lier ce talent au fait qu’il a découvert tardivement qu’il était sujet à des crises d’épilepsie. Bien que l’épilepsie soit directement le thème d’une de ses chansons, nous estimons que c’est de manière plutôt anecdotique : « She’s Lost Control est une chanson […] écrite par Ian Curtis [qui] fait référence à un moment de sa vie, lorsqu’il travaillait dans un bureau de recherches. Une jeune femme atteinte de crises d’épilepsies passe dans son bureau et, vers la fin de l’entretien, débute une de ses crises. Quelques jours passent et il apprend que lui-même est épileptique (il fit une crise lors d’un de ses concerts). Un soir, alors qu’il était chez lui, il reçoit un coup de téléphone et apprend que la jeune femme était morte d’une de ses crises d’épilepsie. Il s’assied, prend son calepin, et écrit la chanson She’s Lost Control qui fera des ravages dans les futurs concerts de Joy Division[32]. »

Selon nous, c’est dans sa danse que l’on doit voir la contre-fiction car c’est là que se joue la mise en scène d’une résistance à la fois à la maladie et à la médicalisation. La femme de Ian Curtis pouvait réduire sa façon de danser à « une pénible parodie de ses crises hors scène. Ses bras battaient l’air, filant une pelote invisible, et les saccades de ses jambes raides comme du bois reflétaient précisément les mouvements involontaires auxquels il pouvait être sujet. Seule l’agitation furieuse de sa tête était omise ». Elle reconnaît pourtant qu’il ne pouvait s’agir d’une simple imitation puisque sa manière de danser précédait la connaissance de sa maladie : « Cela aurait pu être une imitation délibérée, mais cette façon de danser était similaire à celle qu’il avait eu lors de notre fête de fiançailles, quatre ans auparavant[33]. » Mais d’autres témoignages de ses proches indiquent une évolution de son jeu de scène où le caractère involontaire des crises va progressivement s’intégrer : « au cours des nombreux paroxysmes du concert, Ian Curtis perd souvent la maîtrise de soi [loses control]. Il sursaute brusquement sur le côté et, la tête dans les mains, il se transforme en une contraction de chair et d’os du genre épileptique » (Mick Middles, cité dans IC 147). Avec l’augmentation de la médicalisation, la jonction entre l’intolérable et la beauté est atteinte : « c’en est arrivé au point où durant la dernière année, on pouvait regarder le groupe et soudain on sentait que Ian dansait de façon étonnante, et la seconde d’après il dansait superbement. […] Pour que quelque chose arrive pendant un concert avec ce qu’il faisait, il fallait que cela l’amène à un tel point, un tel état hors de portée des médicaments pour qu’une crise ait lieu » (Tony Wilson, cité dans IC 194). Nous ne saurons jamais quelle part la maladie, la médicalisation, les problèmes familiaux et le succès ont pu jouer dans son suicide peu de temps après ces témoignages.

À cet égard, on peut rappeler que la généalogie de l’épilepsie (et de l’hystérie) comporte deux figures opposées de la résistance à la christianisation : la sorcière et la possédée. La sorcière apparaît au moment où l’Inquisition impose une forme juridique de pouvoir : « tu me proposes du plaisir et de la puissance, je te donne mon corps, je te donne mon âme. La sorcière souscrit à l’échange, elle signe le pacte : elle est, au fond, un sujet juridique. C’est à ce titre qu’elle pourra être punie »[34]. Au contraire, « la possession apparaît […] là où le christianisme essaye d’enfoncer ses mécanismes de pouvoir et de contrôle, là où il essaye d’enfoncer ses obligations discursives, dans le corps même des individus » (AN 191), ce qui explique que chez la possédée, « la volonté est chargée de toutes les équivoques du désir » (AN 195). Deux rapports au corps s’affrontent : « le corps de la sorcière […] est un corps unique qui est simplement au service [du diable] » (AN 193) alors que les convulsions de la possédée manifestent les aveux de la chair : « la chair convulsive est le corps traversé par le droit d’examen, le corps soumis à l’obligation de l’aveu exhaustif […]. C’est le corps qui oppose à la règle de la direction obéissante les grandes secousses de la révolte involontaire, ou encore les petites trahisons de complaisance secrètes. La chair convulsive est à la fois l’effet ultime et le point de retournement de ces mécanismes d’investissement corporel qu’avait organisés la nouvelle vague de christianisation au XVIe siècle » (AN 198). Mais c’est au sein même du christianisme, par exemple dans la description de l’acte sexuel par saint Augustin, que la possédée aurait pu trouver son inspiration : « le désir ne se contente pas de s’emparer du corps tout entier, extérieurement et intérieurement, il secoue l’homme tout entier, unissant et mêlant les passions de l’âme et les appétits charnels pour amener cette volupté, la plus grande de toutes parmi celles du corps ; de sorte que, au moment où elle arrive à son comble, toute l’acuité et ce qu’on pourrait appeler la vigilance de la pensée sont presque anéantis[35]. » En effet, le sens théologique de la perte de contrôle est au centre de la conception chrétienne du péché : « le sexe incontrôlé de l’homme est à l’image de ce qu’Adam fut à l’égard de Dieu : un rebelle » (SS 176).

Nous pourrions encore évoquer l’œuvre de James G. Ballard comme exemple de contre-fiction basée sur des contre-conduites qui vont à l’encontre de la santé et de la sécurité, notamment dans son roman Crash! (1973) sous la forme de l’érotisation de l’accident de la route qui ouvre sur une nouvelle forme de sexualité sous-tendue par une herméneutique de soi perverse : « J’ai exploré les cicatrices de ses cuisses et de ses bras, palpé les plaies de son sein gauche. À son tour, elle s’est mise à fouiller les balafres. Ensemble, nous avons déchiffré le code d’une sexualité que seuls nos accidents avaient rendue possible[36] » (Denoël, 2005, p. 203).

Ces exemples de contre-fictions ne sont pas de simples fictions ou mise en scènes. Elles sont des archives, des produits dérivés de vies exemplaires, constitutives de ma propre généalogie spirituelle[37]. Par-delà leur marchandisation en tant qu’œuvres industriellement reproductibles, ces exemplaires[38] sont porteurs d’une charge potentiellement subversive par le témoignage « indirect libre », qui comporte un aspect fictionnel (qui diffère donc de l’aveu) de vies hors normes qu’elles expriment, An Ideal for Living pour reprendre le titre du premier disque de Joy Division.

La contre-fiction, c’est d’abord une œuvre dont l’écriture, sans être nécessairement autobiographique, témoigne de la transformation de soi de l’auteur, aux prises avec un destin qui n’est pas une fatalité mais une manifestation de liberté, un acte de courage qui ouvre un monde risqué et qui n’est donc pas déjà prévu par le système. Nous pouvons y voir une certaine forme de parrhêsia, ce courage de dire la vérité qui fut l’objet du dernier enseignement de Foucault. C’est ce courage qui peut susciter à son tour une transformation chez son lecteur.

« And she gave away the secrets of her past, And said I’ve lost control again,

And of a voice that told her when and where to act, She said I’ve lost control again. »

——

[1] Michel Foucault, « Table ronde du 20 mai 1978 », Dits et Ecrits (ci-après DE), IV, n°278, Gallimard, 1994, p. 30.

[2] Ibid. ; Par ailleurs, cette notion de spiritualité est centrale dans le cours L’herméneutique du sujet (Seuil/Gallimard, 2001) : « je crois qu’on pourrait appeler « spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité » (p. 16).

[3] Cette réflexion se retrouve dans plusieurs textes, principalement : « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung. Compte rendu de la séance du 27 mai 1978 », Bulletin de la société française de philosophie, 84ème année, n°2, Avril-Juin 1990, ci-après QC; « Qu’est-ce que les Lumières ? », DE, IV, n°339, ci-après QL; « Structuralisme et poststructuralisme », DE, IV, n°330; et les deux leçons du 5 janvier 1983 dans Le gouvernement de soi et des autres : cours au Collège de France. 1982-1983, Gallimard/Seuil, 2008, ci-après GSA.

[4] Foucault relève l’ambiguïté que la notion d’Aufklärung prend chez Kant (QL 564-565) : « à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement et un acte de courage à effectuer personnellement ».

[5] Rappelons que le pouvoir pastoral se caractérise : 1) par le fait de s’appliquer à une multiplicité en mouvement (le troupeau, le peuple dans son exode, son errance) plutôt qu’à un territoire fixe et unifié (comme la cité grecque); 2) par son caractère fondamentalement bienfaisant (le pasteur doit prendre soin du troupeau et le mener à son salut); 3) par son caractère individualisant et vigilant (« le berger doit avoir l’œil sur tout et l’œil sur chacun : omnes et singulatim ») (Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population : Cours au Collège de France, 1977-1978, Seuil/Gallimard, 2004, p. 127-134, ci-après STP ; « “Omnes et singulatim” : vers une critique de la raison politique », DE, IV, n°291, ci-après OS).

[6] Selon le site Wikipedia.fr, « Genesis Breyer P-Orridge, né Neil Andrew Megson le 22 février 1950 à Manchester, est un artiste, performer, musicien et écrivain britannique. Il a fait l’objet de nombreuses controverses suite à ses performances conflictuelles des débuts, avec COUM Transmissions à la fin des années 1960 et au début des années 1970, puis avec le groupe Throbbing Gristle à la fin de la décennie, précurseurs de la musique industrielle centrés autour de thématiques déviantes tels la prostitution, la pornographie, l’occultisme ou les tueurs en série. Ses travaux musicaux ultérieurs avec Psychic TV lui valurent une reconnaissance plus large, et même quelques singles à succès. Il a collaboré à la réalisation de plus de 200 productions musicales. »

[7] Entretien de Genesis P-Orridge avec John Kruth, « Improvising With Evolution », Signal to Noise, n°37, Winooski (USA), printemps 2005, cité par Eric Duboys, Industrial Music for Industrial People, Camion Blanc, 2007, p. 487, mes italiques.

[8] Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 172.

[9] Une analyse très détaillée de cette notion en rapport avec la réflexion de Foucault sur l’Aufklärung est l’objet du séminaire « Devenir mineur : le renversement de l’appel kantien » de Diogo Sardinha du 2 février 2011 au Collège International de Philosophie (en ligne sur le site de France Culture).

[10] Judith Butler, Le récit de soi, PUF, 2007, p. 18.

[11] Mandy Aftel, The story of your life : becoming the author of your experience, Simon & Schuster, 1997, p. 18 (ma traduction).

[12] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 224-225.

[13] « Du gouvernement des vivants », DE, VI, n°289, p. 125, ci-après GV.

[14] Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Seuil/Gallimard, 2004, p. 192, ci-après NB.

[15] Giulia Sissa, Le plaisir et le mal : philosophie de la drogue, Odile Jacob, 1997, p. 143, ci-après PM.

[16] Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, Seuil, 2006, p. 35. Dans Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La découverte, 2007), Christian Salmon a aussi montré comment une technique narrative spécifique a colonisé successivement les domaines du marketing, du management et de la politique. Dans notre optique, le storytelling n’est pas seulement un phénomène neutre, qui pourrait être indifféremment mis au service de politiques réactionnaires ou émancipatrices (telle est l’interrogation avec laquelle Yves Citton ouvre son Mythocratie : Storytelling et imaginaire de gauche, Amsterdam, 2010, p. 12), mais bien un style spécifique de véridiction prolongeant les techniques pastorales pour les étendre à l’ensemble de la vie.

[17] Ibid., p. 92.

[18] Peter Gay, Freud, une vie, Hachette, p. 171, cité dans SC 24.

[19] Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires, Flammarion, 1976, p. 96.

[20] Frances Ferguson, Pornography, the theory : what utilitarianism did to action, University of Chicago Press, 2004, p. 5.

[21] « ce qui définit la majorité, c’est un modèle auquel il faut être conforme […]. Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle, c’est un devenir, un processus » (Gilles Deleuze, « Contrôle et devenir », Pourparlers, Minuit, 1990, p. 235). Je renvoie ici encore au séminaire de Diogo Sardinha déjà cité.

[22] Cf. le séminaire de Michel de Beistegui du 2 décembre 2010 à la Kingston University London, From Neoliberal Governmentality to the Government of Self and Others, http://backdoorbroadcasting.net/2010/12/miguel-de-beistegui-–-from-neoliberal-governmentality-to-the-government-of-self-and-others/

[23] Foucault les définit comme « lutte contre les procédés mis en œuvre pour conduire les autres » (STP 205).

[24] William S. Burroughs, Le porte-lame [trad. fr. de Blade Runner (A Movie), 1979], Tristram, 2011, p. 16.

[25] L’article de Frédéric Claisse dans ce dossier analyse les affinités entre les notions de contrôle chez Burroughs et Deleuze, et de sécurité chez Foucault.

[26] William S. Burroughs, Junky, Belfond, 1979, p. 15. De même, pour Foucault, « l’implantation des perversions est un effet-instrument : c’est par l’isolement, l’intensification et la consolidation des sexualités périphériques que les relations du pouvoir au sexe et au plaisir se ramifient, se multiplient, arpentent le corps et pénètrent les conduites » (Histoire de la sexualité I : la volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 66, ci-après VS).

[27] Ibid., p. 15.

[28] Daniel Odier, Entretiens avec William Burroughs, Belfond, 1969, p. 132-135.

[29] Ibid., p. 17.

[30] cité dans Eric Mottram, William Burroughs, l’algèbre du besoin, Christian Bourgois, 1980, p.33.

[31] Gilles Deleuze, Cinéma 2 : l’image-temps, Minuit, 1985, p. 29.

[32] wikipedia.fr

[33] Deborah Curtis, Ian Curtis et Joy Division : histoire d’une vie, Camion Blanc, 1995, p. 134, ci-après IC.

[34] Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Seuil/Gallimard, 1999, p. 195, ci-après AN.

[35] Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre XIV, ch. XVI, cité dans « Sexualité et solitude », DE, IV, n°295, p. 175, ci-après SS.

[36] Pour une lecture plus détaillée de l’œuvre de Ballard comme contre-fiction, Pierangelo Di Vittorio, « For Your Own Good : la biopolitique racontée par J. G. Ballard », Chimères, n°74, été 2010, p. 223-231.

[37] « C’est sa propre âme qu’il faut constituer dans ce qu’on écrit; mais, comme un homme porte sur son visage la ressemblance naturelle de ses ancêtres, de même il est bon qu’on puisse apercevoir dans ce qu’il écrit la filiation des pensées qui se sont gravées dans son âme. Par le jeu des lectures choisies et de l’écriture assimilatrice, on doit pouvoir se former une identité à travers laquelle se lit toute une généalogie spirituelle » (« L’écriture de soi », DE, IV, p. 422-423).

[38] Nous renvoyons à l’analyse de la notion spinoziste d’exemplar par Yves Citton : “Merveille littéraire et esprit scientifique : une sylphide spinoziste ?”, Fictions classiques, http://www.fabula.org/colloques/document145.php