INDEX
conversation avec
Allan Deneuville
& Gala Hernández López

Alain Deneuville & Gala Hernández López : Pour commencer, nous voudrions vous interroger sur le nom d’INDEX.

INDEX : Index est une agence d’expertise indépendante. Il s’agit d’un projet hybride dont le champ d’activité et les modalités d’intervention publique évoluent au fil de notre expérience. Le nom provient de la contraction de « independent expertise », mais c’est aussi la racine latine du mot indice, qui fait référence au paradigme indiciaire de Carlo Ginsburg1. À travers ce nom, nous avons fait le choix de nous réapproprier la notion d’expertise, qui aujourd’hui joue un rôle fondamental dans la production et la négociation d’une vérité publique, ainsi que dans la distribution du droit à parler et à faire autorité. La notion d’expertise, comme elle est employée et pratiquée aujourd’hui, a tendance à se réduire à une question de statut. Nous essayons, d’une part, de revenir à l’étymologie du mot « expert », c’est-à-dire celui qui a de l’expérience, qui est éprouvé dans un domaine donné. D’autre part, nous essayons de réaffirmer que l’expertise n’est pas une question de position sur un échiquier d’autorité, mais que sa valeur de vérité doit être intrinsèque à son contenu ; pour la vérifier, un contre-regard est nécessaire. Évidemment, nous parlons depuis le champ particulier des enquêtes sur les violences d’État, un champ dans lequel la pratique de l’expertise est trop souvent dévoyée. À travers nos travaux, nous avons été confrontés à des rapports d’expertise dont la valeur scientifique est très discutable. Cette forme d’expertise contribue à une mécanique de déni des violences, ou encore à leur légitimation. En constatant le rôle prééminent, sur le plan politique et judiciaire, du discours de l’expertise aujourd’hui, nous en avons conclu qu’au lieu de simplement le réfuter pour sa posture hiérarchique, il fallait en réinvestir le terrain, l’occuper du point de vue de la société civile, afin d’exercer un contre-pouvoir efficace.

A. D. & G. H. L. : Vous avez parlé de votre rapport à la notion d’expertise, pouvez-vous faire de même avec la notion d’indépendance ?

INDEX : Le cadre de nos investigations se limite aux affaires de violence d’État. Dans ce domaine, les institutions officiellement responsables de contrôler l’usage de la force par l’État manquent d’indépendance par rapport à celui-ci. C’est pourquoi il est nécessaire de constituer des contre-pouvoirs, depuis la société civile. Cela dit, l’État est loin d’être un monolithe, comme on a parfois tendance à se le représenter. Depuis que nous exerçons notre activité, nous constatons à quel point l’État est une structure hétérogène. En son sein, on y trouve des institutions en tension l’une avec l’autre, certaines à même de soutenir une démarche comme la nôtre, qu’on envisage d’intérêt public. Par exemple, nous avons récemment été invités à intervenir comme experts indépendants par un juge d’instruction, alors que nous ne sommes pas inscrits comme experts auprès d’une cour d’appel. Dans ce cadre, notre travail a été rémunéré par l’État à travers le Ministère de la Justice. Au départ, nous avons été surpris par cette requête, mais plutôt que de la refuser par a priori idéologique, nous avons décidé de prendre ce genre de décisions au cas par cas. Le juge d’instruction pose une question qui définit le cadre de la mission confiée à l’expert. L’expert est tenu de répondre à cette question sans dévier du cadre. Dans le cas qui s’est présenté à nous, la question posée était ouverte et nous permettait d’intervenir de façon constructive pour la manifestation de la vérité dans cette affaire. Nous avons donc décidé d’accepter cette mission d’expertise : bien que nous ne maîtrisions pas la façon dont notre travail sera utilisé dans la procédure judiciaire, il nous semble important d’essayer d’intervenir dans celle-ci, parce que c’est une des voies à travers lesquelles se construit la vérité publique.

Nous cherchons également notre indépendance en multipliant les cadres et les formats de publication de nos travaux. Nous cherchons aussi à travailler avec de multiples médias et organisations, afin de ne dépendre d’aucun : ni du point de vue financier, ni du point de vue éditorial. C’est à travers l’expérience concrète que nous définissons progressivement notre démarche. En ce moment, nous révisons les statuts de l’association en faisant le bilan de nos premières expériences d’enquêtes : d’abord dans le domaine public en collaboration avec différents médias, puis dans le domaine judiciaire comme experts mandatés par une des parties, enfin comme experts mandatés directement par un juge d’instruction. Nous sommes en train d’évaluer les avantages et les inconvénients de ces expériences, afin de définir plus précisément la position qui nous permettra au mieux d’allier indépendance et impact concret. C’est une position nécessairement dynamique, circonstancielle et contextuelle.

A. D. & G. H. L. : Quels sont vos liens avec le collectif britannique Forensic Architecture et quelles spécificités découlent de votre ancrage territorial en France ?

INDEX : L’incubation du projet d’INDEX s’est faite à l’intérieur de Forensic Architecture et s’inscrit dans sa continuité directe. Les premières enquêtes sur des affaires de violences policières en France auxquelles les membres d’INDEX ont participé, sur les affaires Adama Traoré et Zineb Redouane, ont été produites et publiées au sein de Forensic Architecture. En voyant que ces enquêtes avaient suscité un certain intérêt public, il nous a semblé opportun de créer une structure dédiée pour poursuivre ce travail autour du très grand nombre d’affaires de violences policières en France. Une spécificité des violences d’État réside dans le fait que la violence ne s’arrête pas aux actes, mais se poursuit le plus souvent dans le déni de ceux-ci. La lutte contre l’impunité passe alors par l’enrayement des mécaniques de déni et d’invisibilisation. Les méthodes d’analyse et de reconstitution rigoureuses développées par Forensic Architecture peuvent servir à reformuler, à recadrer le débat public autour des violences policières, en permettant à certains contre-récits d’exister au-delà d’une simple parole militante qui est hélas facilement écartée de la sphère publique. De plus, notre ancrage dans le contexte français nous permet d’entretenir des liens avec un nombre conséquent d’acteurs mobilisés sur la question des violences d’État. Et en retour, d’articuler notre action au mouvement de contestation du statu quo qui est en cours.

Le vide que nous essayons de combler est celui de l’accès à une expertise véritablement indépendante, tout particulièrement sur les questions que posent les affaires de violence d’État : de balistique, de reconstitution, etc. Souvent, ce sont des experts issus des milieux policiers qui sont appelés à se prononcer sur de telles questions, ce qui pose la question de leur impartialité. Les voies pour établir une contre-expertise indépendante sur ces affaires sont encore très limitées. Nous avons été surpris du nombre de sollicitations que nous avons reçues après la publication de nos premières enquêtes. Pour l’instant, à notre échelle, nous ne sommes pas en mesure de répondre à toutes ces sollicitations, mais cela nous encourage à essayer de disséminer nos outils et nos méthodes le plus largement possible au sein de la société civile.

Les comités « Vérité et justice » sont pour nous une source de réflexion et d’inspiration importante. Leur mobilisation est au cœur des enjeux politiques les plus fondamentaux aujourd’hui. En revendiquant le droit à la vérité et à la justice, ces luttes soulignent aussi la tension qui existe entre les deux termes. Les victimes de violences d’État, leurs familles ou leurs proches, n’obtiennent que rarement des institutions judiciaires une décision de justice qui reconnaisse publiquement le tort qu’elles ont subi. Toutefois, leur détermination à exposer la vérité, à contester à l’État le monopole du discours véridique dans le champ public, permet aussi de montrer du doigt les failles et les biais de ces mêmes institutions. Dans ces affaires, la parole des victimes ou des témoins est trop souvent ignorée, les enquêtes trop souvent bâclées. Notre travail d’investigation sur des affaires de violence d’État s’attache à établir des preuves à travers une démarche objective et rigoureuse, afin qu’il soit plus difficile pour les institutions responsables de garder les yeux fermés.

A. D. & G. H. L. : Vos enquêtes, publiées au format vidéo, font appel à la modélisation numérique en 3D. On pourrait vous dire : « Ce sont des images de synthèse, c’est donc de l’interprétation et pas la représentation de la “vérité” ». Comment défendez-vous vos méthodes  ?

INDEX : Aucun dispositif n’est neutre, il a une prédisposition à influer le discours ou le contenu qu’il produit. Les critiques autour de la partialité de la modélisation 3D viennent souvent de personnes issues du droit, peu à l’aise avec l’apparition de ce genre d’outils au sein de l’appareil juridique. C’est intéressant de leur retourner la critique. Le droit est intrinsèquement lié au dispositif textuel. Il y a-t-il moins de partialité dans le dispositif textuel que dans un dispositif visuel tridimensionnel comme le nôtre, qui s’appuie sur une documentation photographique des évènements ? On voit dans les procédures le rôle très important de biais cognitifs et sociaux. Les rapports de synthèse produits dans les procédures judiciaires sont des rapports écrits, à partir d’auditions par exemple, dans lesquels les informations issues d’une enquête sont réduites aux éléments les plus importants. Quel rôle finit par jouer l’interprétation des auteurs dans de tels rapports ? Si l’on part du principe qu’aucun dispositif n’est neutre, la question devient : comment peut-on s’approcher d’une vérité factuelle en mettant en regard plusieurs dispositifs de reconstruction d’un récit ?

Par ailleurs, nous sommes d’avis que notre travail relève de l’investigation dite « en sources ouvertes » – et ce même si nous ne travaillons pas qu’avec des documents glanés en ligne – en ce sens que nous publions non seulement nos conclusions, mais aussi les étapes de notre analyse et les outils que nous avons employés : nos documents de travail, nos séquences de synchronisation, nos modèles 3D, etc. Nous nous efforçons d’ouvrir nos sources autant que possible et de les mettre à disposition du public, afin que nos arguments puissent être relus, vérifiés, voire contredits – comme l’exige la démarche scientifique. Ceci afin de marquer un certain contraste avec l’instruction judiciaire traditionnelle, qui s’opère dans le secret, loin du regard public.

A. D. & G. H. L. : Vous parlez beaucoup de dévoilement de la vérité, sous-entendant qu’elle serait déjà là et que le travail du chercheur serait de la montrer. Cela s’oppose à une vision constructiviste voulant qu’il n’y ait pas de vérité, mais juste une construction de celle-ci par des mises en récit. Ce qui est intéressant, c’est que vous utilisez les deux en parlant à la fois de « dévoilement de la vérité », mais aussi de « mise en récit de la vérité ».

INDEX : Quand on parle de « vérité», il faut d’abord préciser à quel ordre de vérité on se réfère. Hannah Arendt, dans Vérité et Politique, fait la distinction entre vérité de fait et vérité de raison. Les vérités de fait sont vérifiables par des expériences tangibles ; ce sont essentiellement des vérités de fait que nous recherchons et nous efforçons d’exposer dans notre travail. Les vérités de raison sont des propositions qui ne sont pas directement vérifiables, mais dont la véracité tient à un consensus au sein d’une communauté – sociale, politique, ou religieuse. Par exemple, une phrase comme « le rôle de la police est de protéger les citoyens », souvent répétée par nos gouvernants, ne peut prétendre qu’au statut de vérité de raison – et plus précisément, de raison d’État. Dans les débats politiquement sensibles comme celui autour de l’usage de la violence par l’État, les vérités de fait peinent à émerger dans la sphère publique lorsqu’elles contredisent les vérités de raison qui structurent l’ordre social. Notre démarche consiste à donner du poids à la vérité de fait, en la présentant à travers des démonstrations rigoureuses. Toute vérité publique est le fruit d’un processus de construction et de négociation, dans lequel s’opposent des intérêts multiples, y compris ceux des pouvoirs institués. Pour rappel, le premier ouvrage de Forensic Architecture s’intitulait Forensis. The Architecture of Public Truth, soulignant ainsi la dimension constructive d’une démarche visant à rendre publique des vérités.

A. D. & G. H. L. : L’exposition d’art et le white cube, est-ce que ça intéresse INDEX ? Est-ce une question dont vous avez débattu au sein de l’agence  – la question esthétique, plastique, des formes que vous produisez ?

INDEX : Produire des expositions n’est pas une question pressante actuellement, bien que nous ayons reçu quelques propositions. Pour le moment, nous avons plutôt décidé de passer par la conférence comme forme de présentation. Nos travaux n’ont de sens que dans leur rapport au contexte dans lequel sont survenus les faits de violence sur lesquels nous enquêtons. Si nous devions participer ou produire une exposition, il faudrait que le cadre nous permette d’être en prise avec ce même contexte. Ce n’est pas toujours le cas. L’expérience de Forensic Architecture nous a aussi appris le risque que le contenant devienne déterminant par rapport au contenu exposé ; un risque de neutralisation politique du travail présenté de par son décalage dans un forum artistique qui peut le réencoder comme objet de consommation esthétique.

Par ailleurs, l’intérêt que porte aujourd’hui le monde de l’art aux investigations et aux pratiques forensiques se heurte aussi aux limites de ce qui peut être dit ou montré dans un musée ou une galerie. On a tendance à voir le monde de l’art comme un espace de liberté. Mais il est plus facile pour des enquêtes sur des violations des droits humains d’être exposées dans une institution culturelle lorsque ces violations se passent dans un pays lointain ; ça l’est moins lorsqu’il s’agit d’exposer des affaires locales.

A. D. & G. H. L. : Comment ce que vous mettez en place peut retourner au public pour qu’eux-mêmes puissent mener des enquêtes ? Comment créez-vous des outils pédagogiques ? Comment faites-vous pour que l’expertise soit démocratique ?

INDEX : Il existe aujourd’hui de nombreux exemples d’intelligence et de vigilance collective qui défont l’opposition entre expertise et multitude. Le plus courant est Wikipédia, dont le dispositif collectif et décentralisé permet d’atteindre des niveaux de précision du discours supérieurs à des encyclopédies classiques rédigées par un nombre limité d’experts. À notre niveau, nous sommes conscients que l’échelle du problème auquel nous faisons face nous dépasse très largement ; mais plutôt que de grandir nous-mêmes, nous estimons qu’il est plus stratégique d’essaimer, afin que les initiatives d’investigation et d’expertise indépendante se multiplient au sein de la société civile. En parallèle de notre production d’enquêtes, nous menons une activité de dissémination de nos outils et techniques, ainsi qu’un soutien à des initiatives similaires. Notre horizon à long terme serait de contribuer à l’émergence d’une multiplicité de structures de contre-enquête, plutôt que d’une seule grande structure centralisée. Nous venons de lancer un programme de formation en ligne d’initiation à nos techniques : analyse et synchronisation de vidéo, modélisation 3D à partir d’images. Le contexte actuel est celui du développement galopant de l’OSINT, une pratique qui s’appuie avant tout sur des communautés en ligne qui s’organisent de manière décentralisée pour produire des enquêtes collectives. C’est encourageant pour l’avenir ; dans un contexte global de crise de la vérité, on voit néanmoins poindre ce qui pourrait constituer un nouveau genre d’« institution » garante de vérité, qui serait cette fois collective et diffuse.

1Carlo Ginzburg, « Signes, Traces, Pistes – Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, Paris, Gallimard, 1980, no 6, p. 3-44.