Pendant des années, on a rappelé que la première liberté supprimée par les autorités en cas de crise était celle de circuler la nuit. On citait les coups d’État, les guerres ou les mesures d’exception accompagnant certaines manifestations altermondialistes comme le sommet de Seattle. C’était toujours loin, dans un autre contexte ou avant. Jamais ici et maintenant, en France, en 2020-2021. La crise sanitaire aura eu raison de ces fragiles certitudes. Dans un premier temps, les mesures sanitaires prises par les autorités ont beaucoup concerné la nuit, ses acteurs et ses pratiquants, impactant fortement l’économie du secteur, la culture nocturne, nos modes de vie et la fonction même de la ville comme lieu de maximisation des interactions. Dans un second temps, le couvre-feu s’est imposé sans grande résistance afin de permettre de freiner la propagation du virus.
Nocturnes interdictions. Dans notre pays, le décret du 14 décembre 2020 mettant fin au reconfinement a instauré un couvre-feu entre 20 heures et 6 heures du matin. À partir de mardi 15 décembre, à 20h, les déplacements en journée et entre régions ont été à nouveau autorisés. En revanche, ils ont été interdits de 20 h à 6h du matin, sauf exceptions pour motifs professionnels, familiaux, de santé, pour des missions d’intérêt général et la sortie d’un animal de compagnie, sur présentation d’une attestation de déplacement. La raison invoquée est de gagner du temps pour éviter la saturation des hôpitaux tout en évitant le confinement. Mieux, depuis début janvier 2021, le couvre-feu a été instauré à 18 heures pour 15 millions de Français de vingt-cinq départements d’un Grand Est se prolongeant vers le Massif Central et de la région Sud (plus la Drôme), là où l’épidémie est la plus virulente ; cette mesure a été étendue le 15 janvier à toute la France. Déjà lors du premier confinement certaines villes du sud de la France avaient publié des arrêtés de couvre-feu visant à renforcer les interdictions. Des plages bondées en journée s’étaient trouvées interdites la nuit. Cette fois, tout le pays est concerné. Pourquoi cet acharnement sur la nuit ?
Tristes précédents. Si le couvre-feu irrite autant, c’est sans doute parce qu’il restreint nos libertés, qu’il limite notre vie sociale au temps de travail, et nous-mêmes à la dimension d’homo œconomicus, qu’il nous prive d’espace public et recompose nos emplois du temps en nous assignant à résidence. Si son impact dans nos esprits est si important, c’est sans doute qu’il est porteur d’un lourd imaginaire qui renvoie à un terrible passé et notamment aux restrictions de liberté des périodes les plus sombres de notre histoire récente comme l’Occupation ou la Guerre d’Algérie. À bien y réfléchir, on a connu un autre « couvre-feu ». Le 7 novembre 2005, après douze nuits d’émeutes dans les banlieues françaises, le Premier ministre Dominique de Villepin annonçait aux Français l’entrée en vigueur du « couvre-feu » que la loi de 1955 – déclarant l’état d’urgence pendant la guerre d’Algérie – permettait d’instaurer. Des arrêtés interdisant aux mineurs non accompagnés de sortir la nuit avaient alors été pris dans une trentaine de communes, à l’image de ce qui existait depuis longtemps dans nombre de métropoles américaines.
Espaces-temps impactés. La charge contre les nuits urbaines n’est pas limitée à l’instauration du couvre-feu. Face à la Covid, les mesures des autorités ont d’abord frappé la nuit. Les établissements ont été les premiers à fermer. Ils seront les derniers à ouvrir. Le secteur a subi la double peine du confinement et du couvre-feu, et les acteurs économiques et culturels ont l’impression d’être incompris. D’après la Chambre syndicale des lieux musicaux, festifs et nocturnes, plus de 300 entreprises représentant 30 % du secteur seraient déjà en liquidation. Avant la crise, les musiques actuelles et électroniques représentaient 930 millions de recettes, dont 80 % provenant des clubs, discothèques et festivals. Aujourd’hui, le monde de la nuit, c’est 100 000 salariés et 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires1 en sursis.
Stigmatisation. Le virus muterait-il après 20h ? Pourquoi les autorités ont-elles toujours peur de la nuit, de la fête et des jeunes ? Pourquoi ne pas faire confiance aux professionnels responsables et expérimentés, ce qui provoque l’organisation de fêtes clandestines, avec leur lot de débordements et de stigmatisations associées ? Les rassemblements illégaux du Jour de l’an, comme celui très médiatisé de Lieuron, en Ille-et-Vilaine avec 2 500 personnes – et tant d’autres que nous connaîtrons bientôt – ont par exemple été l’occasion d’un acharnement médiatique et d’un flux d’insultes sur les réseaux sociaux contre la jeunesse et la fête. L’approche réglementaire semble également avoir pris le pas sur la reconnaissance des dynamiques locales. Les mesures prises de façon abrupte et « d’en-haut » le sont souvent par méconnaissance de la nuit, de la fête et de ses acteurs, de son importance en termes d’économie, d’emploi, d’attractivité, de création, de culture et comme élément central de nos modes de vie et de notre bien-être. Pour nombre de professionnels, cette méconnaissance rime souvent avec absence de reconnaissance, voire mépris pour certaines formes artistiques et certains lieux de diffusion comme les scènes électro, rap ou métal. On peut reprocher l’approche négative de la nuit toujours abordée en termes de problèmes, de difficultés et de peur. Longtemps mal connue au point que l’on ait pu parler de « nuit des données » – tant on manquait d’informations – la nuit est encore souvent stigmatisée. Privé de vue, l’homme a peur de la nuit. On l’imagine encore peuplée de monstres. On craint ce temps particulier alors que la lumière du jour est perçue positivement : on éclaire une question, on met en lumière un sujet. Jusqu’à il y a peu, édiles, techniciens, urbanistes, chercheurs n’appréhendaient la ville que 16h/24h, passant rapidement sur les huit heures nocturnes ou cherchant simplement à les contrôler.
Culture de la nuit. La nuit est pourtant un temps de vie à part entière et il y a de l’activité dans les villes, passé le jour. Les acteurs publics et privés s’y intéressent. La colonisation de la nuit par les activités économiques, le développement de l’éclairage se sont accélérés depuis une trentaine d’années sans que chacun en soit vraiment conscient. Une culture de la nuit s’est imposée avec ses scènes, ses places, ses acteurs. La nuit est devenue un secteur économique à part entière, qui se développe et tente de se structurer. En quelques années, elle s’est également installée dans l’agenda des politiques publiques dans une double logique d’amélioration de la qualité de vie des habitants et de marketing territorial. L’animation nocturne est devenue un critère d’attractivité important et une ressource territoriale non négligeable. Face aux pressions et aux tensions, les autorités tentent à la fois de conserver le contrôle de la nuit (réglementation des raves, couvre-feux, arrêtés municipaux limitant la circulation…) et de rendre les nuits urbaines plus accessibles et hospitalières avec de nombreuses initiatives (éclairages, événements festifs gratuits, transports, crèches…). En parallèle, de Paris à Sydney en passant par Berlin, les études et les diagnostics de « métropoles la nuit » se sont multipliés pour tenter de « faire la lumière » sur ce moment stratégique mais encore peu connu. L’approche nationale ne prend pas suffisamment en compte le travail transversal engagé au niveau local autour « d’États généraux », de diagnostics, de démarches de prévention, de plateformes d’échanges, de « conseils de la nuit », de « maires de nuit », et l’invention de nouveaux outils de médiation comme les « chartes de nuit ». Dans une cinquantaine de métropoles dans le monde, des « maires de nuit » – aux statuts différents – existent désormais, en charge de ce domaine à multiples facettes. Signe des temps, un champ interdisciplinaire de recherche se structure peu à peu autour des études sur la nuit ou Night Studies, dépassant les travaux de la Night Time Economy (NTE) et réunissant des historiens, des géographes, des urbanistes, des sociologues, des économistes, des anthropologues, des ethnologues, des philosophes, des biologistes, des spécialistes de la culture et de la communication, des politologues et des architectes.
Message sous-jacent. Selon les autorités, le couvre-feu aurait des raisons sanitaires. Pourtant, en renvoyant chacune et chacun d’entre nous chez soi, elles poussent la population vers le premier lieu de cluster 2. Les contaminations ont lieu dans le cercle familial (33 %), puis dans le milieu professionnel (29 %). En obligeant à la fermeture des établissements de nuit, on réduit la possibilité de désaturation par étalement du nombre de personnes dans le temps. En obligeant les personnes à se réorganiser en amont, on n’empêche pas les rencontres. Elles se décalent et se concentrent sur un temps plus court alors qu’on aurait intérêt à les diluer. On n’empêche pas de transgresser la règle et de se retrouver, transformant notamment nombre d’appartements en lieux de fête et redonnant du piquant à la nuit. Le message sous-jacent est que l’important est de travailler le jour et de ne pas se rencontrer la nuit. Alors que pendant le confinement, on semblait avoir privilégié la santé par rapport au travail, avec le couvre-feu, on met en avant le travail plutôt que la fête. C’est un peu comme si nous savions nous protéger pour travailler, mais que nous étions incapables de le faire pour la vie hors travail. Un groupe de personnes masquées pour la soirée dans une salle de cinéma seraient plus dangereuses que les mêmes réunies en journée pour le travail dans une entreprise ou le transport dans le métro. Si la priorité est au travail, on semble oublier qu’en fermant les établissements de nuit, on interdit de travailler à nombre de personnes qui se retrouvent « invisibilisées » : serveurs, techniciens de spectacles, etc. La nuit n’est pas qu’un temps d’amusement opposé au temps de travail de jour. Beaucoup de gens s’activent pour que l’on puisse s’amuser. Environ 4,5 millions de salariés travaillent régulièrement de nuit, soit un doublement depuis le début des années 1990, alors que le Code du travail signale encore que « le recours au travail de nuit est exceptionnel ».
Renversements. Partout en France et dans le monde, des initiatives sont prises pour tenter de réinventer les nuits, à l’initiative de plateformes comme Technopole avec son cycle de conférences en streaming dès avril 2020, du collectif Culture Bars Bar qui a organisé les « États généraux du droit à la fête » en décembre 2020 et publié un Livre blanc, ou du réseau international Global Nighttime Recover Plan, pour échanger, faire le point, voire proposer des outils et des actions pour répondre aux impacts de la Covid et proposer des mesures sanitaires associées. Les ravages de la pandémie sur les nuits urbaines, la fragilisation de l’écosystème nocturne et les risques pour la ville ont obligé et permis les mobilisations locales. Dans un étrange renversement, la nuit festive dont on dénonçait les dérives essentiellement commerciales a retrouvé un peu de son image sulfureuse. Si le couvre-feu restreint notre droit à la ville, ces interdictions nous renvoient finalement à des clairs-obscurs, des ruses et des transgressions que les modernes lumières métropolitaines semblaient avoir vaincues.
La nuit à l’agenda du jour. Après des mois d’ignorance, la crise sanitaire ou plutôt, les mesures sanitaires exceptionnelles, ont sans doute contribué à mettre la nuit à l’agenda du jour. La question sanitaire doit être abordée de manière globale en regard d’autres dimensions centrales de la nuit, de la culture et de la fête (économie, société, culture, environnement, gouvernance…). Au-delà de la Covid, il est temps de dépasser les peurs et les clichés pour aborder la nuit en termes d’écologie et d’écosystème, incluant de nombreuses variables, des imaginaires mobilisateurs et des acteurs et populations variées. Plus largement, la réflexion qui s’engage sous la pression de la crise sanitaire doit permettre d’échapper aux réponses binaires pour déployer une « pensée nuitale » qui invite à la mesure (« sans lumière pas de ville la nuit mais trop de lumière tue la nuit ») et à la co-construction. La crise offre l’occasion de sortir par le haut et de prendre au sérieux la nuit, la culture, ses acteurs et ses espaces. Mieux, elle a assurément beaucoup de choses à dire au jour et au futur de nos territoires. Le jour d’après sera peut-être une nuit.
1 « La nuit doit revoir le jour », Sneg & cie, 7 mai 2020.
2 Étude épidémiologique ComCor sur les circonstances et les lieux de contamination par le virus SARS-CoV-2.
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