Politique et forme de vie

Comme Sandra Laugier et moi-même1 l’avons signalé, la démocratie est un concept à deux faces. Il nomme, d’un côté, un type de régime politique, fondé sur l’élection, l’alternance, la séparation des pouvoirs et le respect des libertés individuelles ; de l’autre, une forme de vie, c’est-à-dire à un ordre de relations sociales dans lequel le point de vue de chacun.e compte autant que celui de n’importe quel autre, qui est délivré de toute trace de domination, de classe, de genre, d’origine ou de compétence. Envisagée comme forme de vie, la démocratie ne renvoie pas à un idéal, mais fonde la légitimité d’un principe : le respect inconditionnel de l’égalité de chacun.e dans toutes les sphères de la vie sociale – en politique, en entreprise, en famille, dans la santé, dans l’enseignement. Et c’est ce principe qui guide les évolutions qui affectent la démocratie comme régime. Il faut sans doute expliquer de quelle manière elle le fait.

Aux sources des formes de vie

Dans la perspective de Wittgenstein, la notion de forme de vie est directement liée à celle de pratique. Elle est un élément du dispositif qui permet à ceux et celles qui participent à une action en commun de l’accomplir sans avoir besoin de se faire préciser à chaque instant ce qui est en train de se passer. La première brique de ce dispositif est ce qu’il nomme un « jeu de langage », c’est-à-dire un vocabulaire et un système de mise en relation des termes les uns avec les autres qui sont propres à un type d’activité pratique spécifique.

« Le «jeu de langage», c’est la langue de l’enfant qui commence à utiliser les mots. L’étude des «jeux de langage», c’est l’étude des formes primitives du langage ou des langues primitives. Pour étudier les problèmes du vrai ou du faux, de l’accord ou du désaccord d’une proposition avec la réalité, de la nature de l’affirmation, de la déduction, de l’interrogation, nous avons tout avantage à nous référer à ces tournures primitives du langage où les formes de la pensée ne sont pas encore engagées dans des processus complexes, aux implications obscures2. »

Pour Wittgenstein, un jeu de langage ne se prête à aucune analyse ou aucune interprétation. Il n’y a rien d’autre à en dire que : « Il est là – comme notre vie. » Mais, à y regarder de plus près, cette présence est en fait constituée d’innombrables liens qui se nouent à même les pratiques de la vie courante. Un jeu de langage s’insère en effet dans une « forme de vie » qui s’emboîte à son tour dans un univers qui l’englobe : « l’histoire naturelle des êtres humains ». En somme, la notion de forme de vie ne peut être pensée hors de cet inextricable complexe épistémique qui lie entre eux jeu de langage, forme de vie, accord dans la langue et histoire naturelle des êtres humains. Ce complexe compose ce qu’on peut nommer une « logique ordinaire de l’intelligibilité », dont on peut supposer qu’elle organise chacun des multiples types d’activité pratique dans lequel l’existence quotidienne de toute personne s’inscrit.

On connaît la proposition de Wittgenstein : « c’est dans le langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opinion, mais de forme de vie.3 » Autrement dit, une des conditions de l’intelligibilité de ce qui arrive dans un univers d’activité pratique est, pour ceux et celles qui l’accomplissent, l’existence d’une forme de vie qui confère une certaine stabilité à cet univers en leur permettant d’anticiper ce qui a des chances de s’y produire. Dans la mesure où les formes de vie préexistent à l’engagement des individus dans l’activité pratique qu’elles signalent, on doit supposer que l’accord dont parle Wittgenstein leur est également préalable et qu’il indique, de façon approximative, les limites de ce qu’il est acceptable d’y faire et d’y dire.

La notion de forme de vie partage bien des traits avec ce que la sociologie ou l’anthropologie sociale nomme une « situation4 ». Pour Goffman5, une situation (aller chez le médecin, visiter un musée, sortir en boîte, dîner avec des amis, enseigner à l’école) sert de pierre de touche sur laquelle la correction des gestes effectués et des paroles prononcées sont évalués par les partenaires d’interaction. Et, pour Wittgenstein comme pour Goffman, la connaissance que les individus ont des contraintes qu’une forme de vie ou une situation imposent vient tout bonnement de la familiarité qu’ils ont accumulé au cours de leur existence en observant la régularité de ce qui s’y passe.

Qu’est-ce donc alors qu’appréhender la démocratie comme forme de vie ? Cela consiste tout d’abord à reconnaître que les ressortissant.e.s d’une entité politique font immanquablement l’expérience répétée de pratiques organisées par les droits et devoirs attachés à leur statut de citoyen et aux manières ordinaires de les exercer dans ce cadre. Ce qui conduit logiquement à considérer que, sauf à les tenir pour totalement étrangères à ce dont leur quotidien est fait, les personnes qui font l’expérience de la démocratie comme régime savent employer les catégories de description dont il convient de se servir lorsqu’elles agissent en leur capacité de citoyen. Ce qui les amène également à porter des jugements sur les normes qui régissent l’ordre du politique. Et, le cas échéant, à contester, au nom de la démocratie comme forme de vie, la façon dont le bien commun est assuré par les autorités ou à revendiquer de nouveaux droits quand ils paraissent manquer.

Autrement dit, « être citoyen » ne se réduit pas simplement à l’obtention d’un statut, attribué selon des critères définis par le cadre du système légal d’un État. Ce qui confère cette qualité à une personne tient surtout au fait d’honorer une série de devoirs (respecter les lois, payer ses impôts, s’enrôler dans l’armée, voter, etc.) tout en faisant usage d’un ensemble de droits politiques et sociaux. Le statut de citoyen permet également de revendiquer la « propriété sociale6 » qu’une personne acquiert de sa contribution à la production et à l’accumulation des richesses d’une collectivité7. Et tout cela implique la possession d’un savoir politique qui, quelles qu’en soient la validité ou l’exhaustivité, permet d’apprécier la nature des rapports de pouvoir, de coopération et de réciprocité qui prévalent dans une société et de se prononcer sur le fait qu’ils favorisent, ou pas, le développement d’une vie authentiquement démocratique.

Une reconfiguration du politique

Dans la reconfiguration de l’activité politique qui se produit sous nos yeux, le système de gouvernement représentatif fondé sur le suffrage universel a perdu une grande part de sa légitimité, au sens où ce que ce système avait de miraculeux – c’est-à-dire le fait que ceux et celles qui remportaient les élections pouvaient dire : « vous avez voté pour nous, alors vous devez accepter ce que nous faisons en votre nom ! » – s’est grandement érodé. On observe en effet que le consentement aveugle des gouvernés est de moins en moins accordé aux gouvernants ; et que la remise en cause du résultat des élections est de plus en plus rapide et de plus en plus fréquente. Cette ingratitude du « peuple souverain » peut être comprise soit comme une preuve d’infantilisme ou d’irrationalité de la part d’une population inconséquente ; soit comme une extension de la vigilance des citoyen.ne.s. qui revendiquent que ceux et celles qui les représentent correspondent à leurs attentes (ce qui ne se confond pas nécessairement avec le respect des promesses faites durant une campagne électorale – le jugement des citoyen.ne.s a parfois des finesses qui échappent aux politiques !).

Un autre aspect de cette érosion de légitimité est le développement d’une multitude de « pratiques politiques autonomes » des citoyen.ne.s, qui se manifestent soit lors des élections, soit dans la constitution de collectifs de lutte et de négociation, soit dans la convocation de mobilisations de rue ou de place. Cette liberté hérisse bon nombre de commentateurs et d’analystes qui sont persuadés qu’un degré excessif de vigilance de la part des citoyen.ne.s est insupportable et qu’il faut y mettre bon ordre afin de « laisser un gouvernement gouverner ». D’autres en concluent que l’accroissement de la défiance vis-à-vis des gouvernants reflète les impasses, les pathologies, l’épuisement ou la « crise » de la démocratie. On peut tout au contraire y voir, non pas des preuves de désenchantement, d’indifférence ou de dégoût pour la politique, mais un engagement déterminé en faveur de la réalisation des promesses non tenues de la démocratie s’appuyant sur une demande de « démocratie directe ». Cette demande prend l’allure un peu singulière d’une double revendication : 1) permettre à la voix de chacun et chacune de se faire pleinement entendre dans la détermination du présent et du futur de la collectivité dont ils et elles font partie ; 2) obtenir le pouvoir d’exercer un contrôle sur l’action et le comportement des « élites » qui les dirigent en les évaluant à l’aide de leurs propres critères de justice, d’égalité, de liberté, de dignité et d’honnêteté.

Dans les démocraties représentatives contemporaines, la place du politique ne se trouve plus enfermée dans le champ clos de la politique définie par la conquête du pouvoir dans un cadre national et ordonnée par les partis, la compétition électorale, les enjeux programmatiques ou les ambitions personnelles. Un déplacement s’est produit avec l’émergence de formes d’action politique qui se développent hors des institutions officielles de la représentation et qui démontrent que les citoyen.ne.s ont une maîtrise des dossiers souvent aussi grande que celle des gouvernants et de leurs experts. La contestation des pouvoirs en place n’est donc plus, comme le répète à l’envi la pensée antidémocratique8, le fait exclusif d’un « peuple » de râleurs, de « pitoyables » et d’« incompétents » dont les conduites passionnelles, qui les conduisent à voter pour des partis nationalistes, suprématistes ou xénophobes, mettent la démocratie en péril. Elle provient également de l’action de ces groupes de citoyen.ne.s qui s’organisent pour exiger d’exercer un contrôle effectif sur l’action de ceux et celles qui gouvernent en leur nom. Cette exigence se formule selon différentes modalités : dénonciation de la domination de la finance sur la vie, volonté de mettre en place une forme de représentation qui ne soit plus dévoyée, appel à l’abandon des politiques d’austérité, combat pour un traitement digne des migrants ; et parfois, par la décision de prendre ses propres affaires en mains, sans plus se soucier de l’aide ou de l’adversité de l’État.

L’enjeu de la question démocratique telle qu’elle se pose aujourd’hui est de savoir sur quel nouvel équilibre va déboucher la reconfiguration du politique en cours. Elle se heurte évidemment à l’opposition déterminée des détenteurs du pouvoir que l’idée de voir leurs prérogatives rognées inquiète et affole – jusqu’à la hantise de le perdre et la décision de tout faire pour empêcher une telle situation (accusation de populisme, changement de constitution, bourrage d’urnes, suspension des élections, meurtres, etc.). Mais elle se heurte également au scepticisme d’une partie de la population elle-même. Tout cela repose sur la difficulté de reconnaître la capacité politique pleine et entière des citoyen.ne.s. C’est ce verrou qu’il faut faire sauter en considérant le travail de ce que nous avons nommé la pensée de l’antidémocratie.

Déjouer l’antidémocratie

L’antidémocratie est une vision du monde qui hésite à accorder une liberté nouvelle à ceux et celles qui la revendiquent. Elle considère l’expertise des administrateurs et des gestionnaires de la chose publique comme supérieure à celle des gens ordinaires, elle cherche à imposer et reproduire une asymétrie de raison et de compétence en faveur des puissants ; elle pose en guides d’une population tenue pour incapable d’avoir un point de vue politique réfléchi et légitime, des leadeur.e.s providentiel.le.s. Bref, elle cherche à maintenir le pouvoir de ceux et celles qui se sentent destiné.e.s à diriger sur ceux et celles qui sont voué.e.s à vivre une vie d’assujettis. Une autre modalité de la pensée antidémocratique est la dérision et le sarcasme avec lesquels sont traités les citoyen.ne.s qui se piquent de faire de la politique et sont sèchement renvoyés à leur état de novices ou de néophytes qui n’y connaissent rien lorsqu’ils prétendent s’en occuper. La pensée de l’antidémocratie cherche à saturer le débat public de toutes sortes d’arguments visant à convaincre les citoyen.ne.s de leur impuissance, à les dissuader de se donner les moyens d’agir de façon autonome ou à les conforter dans leur dégoût pour la politique. Quels sont ces arguments ?

– L’apathie ou l’indifférence du peuple à la politique (ce qui conduit à ne pas se poser la question du déséquilibre des conditions, de la peur de la répression ou de l’absence d’alternative crédible au système en place) ;

– L’acceptation fataliste de la hiérarchie (il y aura toujours des inégalités et les plus sages et les plus formés sont faits pour diriger la masse) ;

– La nécessité de l’efficacité (dont seuls seraient garants de vrais professionnels de l’administration de l’action publique) ;

– La servitude volontaire (le souhait d’être gouverné ou la peur de la liberté de personnes qui ne sauraient quoi en faire) ;

– La désorganisation des masses et leur incapacité à se structurer en l’absence d’un chef et d’une idéologie (argument qui se retourne et permet de dire que dès qu’un mouvement se dote d’un chef et d’une stratégie, c’est la fin de l’histoire et le retour à la normale) ;

– Le fait que la politique n’est pas une affaire de satisfaction du bien commun, mais un jeu réservé à ceux et celles qui savent le jouer (des « tueurs ») et en tirer profit (corruption) ;

– La nature aristocratique du pouvoir et la mission pédagogique des élites de pouvoir (comme si elles étaient naturellement exemplaires, dotées des qualités de rationalité, d’ascétisme, d’abnégation, de courage, etc.) ;

– Le constat que toutes les tentatives d’instaurer une démocratie directe ont été balayées, le plus souvent dans le sang, par des pouvoirs de droite comme de gauche (ce qui les disqualifierait à jamais, comme si c’était une utopie bonne à être oubliée).

– La conviction que le pouvoir est l’unique lieu de définition de la société – ce que la focalisation médiatique sur les grandes décisions et les petites manœuvres consacre.

Cette liste d’arguments qui visent à convaincre du fait que la place des citoyen.ne.s n’est pas en politique n’est pas exhaustive. Et tous ces arguments sont faux. Ils donnent toutefois une indication des enjeux de la question démocratique dès lors que des collectifs s’organisent dans le but délibéré de prendre les affaires de la cité en mains ; ou, comme cela arrive de plus en plus souvent, se constituent en force indépendante pour siéger au Parlement afin de contribuer à l’élaboration de la loi commune et au contrôle de l’exécutif.

1 A. Ogien et S. Laugier, Le Principe démocratie, Paris, La Découverte, 2014.

2 L. Wittgenstein, Le Cahier Bleu et le Cahier Brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 67-68.

3 L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §241.

4 Sur ce rapprochement, voir A. Ogien, « Obligation et impersonnalité. La compréhension et la nature du social », dans A. Cukier et O. Gaudin (éds.), Les Sens du social, Rennes, PUR, 2017.

5 E. Goffman, « The Interaction Order », American Sociological Review, vol. 48, 1, 1983.

6 R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.

7 H. Steiner, An Essay on Rights, Oxford, Blackwell, 1994.

8 A. Ogien et S. Laugier, Antidémocratie, Paris, La Découverte, 2017.