Kevin Quashie livre dans cette introduction à La souveraineté du recueillement (2012)1 une analyse précise et féconde du concept de quiet (« calme », « silence », « tranquillité », « recueillement ») qu’il s’efforce d’appliquer à la culture afro-américaine. L’article agit comme un plaidoyer pour une reconsidération : depuis plusieurs décennies de lutte contre l’esclavagisme puis pour les droits civils et humains que les Afro-Américains sont toujours loin d’avoir obtenus, les personnalités et artistes noirs aux États-Unis sont cantonnés dans un rôle – celui d’emblème de la protestation politique contre le racisme et contre les formes de domination. Mais cette image protestataire ne peut être la seule image des personnes noires : il y a une vie sous la contestation et sous la personne publique, une vie intérieure que Kevin Quashie se donne pour mission de déceler (dans l’espace de cette introduction) sous deux images issues de la culture noire – la première, une image classique de l’iconographie des luttes pour les droits civiques, est celle des deux athlètes afro-américains aux JO de Mexico en 1968 qui lèvent le poing et ferment les yeux lorsque l’hymne national américain est joué en leur honneur – la seconde est un tableau, de facture plus récente, dû à l’artiste contemporain Whitfield Lovell, où le visage d’un jeune homme noir est surmonté d’une couronne de fleurs en tissus. Discrètement, avec délicatesse, Quashie fait ressortir la puissance de recueillement à l’œuvre dans ces images et donne les outils pour penser une autre négritude, parallèle et complémentaire à la négritude insoumise des luttes anti-racistes.
Remarque sur la traduction : nous savons que la traduction de Blackness par « négritude » en français est discutable et fait problème, les Blackness Studies ayant tendance à prendre leurs distances envers ce concept issu des luttes décoloniales francophones. Nous l’employons précisément parce que Kevin Quashie, dans ce texte, cherche à se distancer des images généralement associées à la rg-hétorique de la blackness. L’un des mérites du terme de négritude, pour autant qu’on le détache de son strict héritage venant de Senghor et de Césaire, tient à la richesse culturelle et affective qu’il permet de redéployer, au-delà de la seule dimension contestataire et révoltée, sans bien entendu exclure cette dernière. C’est pour la large gamme de sentiments accueillis par le concept de négritude que nous choisissons de le remotiver ici, malgré les problèmes qu’il pose, ou à cause d’eux. [Romain Bigé]
Cette histoire s’est racontée d’innombrables fois : nous sommes aux Jeux Olympiques de 1968, dans une Mexico City en ébullition, et deux athlètes, tous deux noirs et américains, font un geste emblématique au cours de la cérémonie des médailles qui récompensent les coureurs du 200 mètres. L’un d’eux, Tommie Smith, a remporté la course tandis que l’autre, John Carlos, est arrivé troisième. Alors qu’on joue l’hymne américain, les deux hommes ponctuent l’espace qui se trouve au-dessus de leurs têtes de leurs deux poings fermés et gantés de noir, Smith levant la main droite, Carlos la gauche. Ce salut est un signe de la lutte noire contre le racisme et la pauvreté, et ce signe contrecarre l’hymne et le nationalisme dédifférenciant qu’il porte. Le troisième homme sur le podium, debout à leur droite, est Peter Norman, un Australien blanc qui a remporté la médaille d’argent ; Norman ne lève pas son poing, mais il porte un badge de l’OPHR (Olympic Project for Human Rights, « projet olympique pour les droits des personnes ») en solidarité avec l’action de Smith et Carlos.
La force de ce moment réside dans ses détails maintes fois renommés – les poings serrés, les gants noirs, les pieds nus – détails qui confirment le caractère résolu de l’action. Depuis, les commentateurs n’ont eu de cesse de commémorer cet aspect affirmatif des gestes de Smith et de Carlos. Leurs deux corps dressés sont devenus le signe précis d’une décennie de luttes et en particulier de résistance noire. Mais regardons à nouveaux frais, regardons de plus près les images de cette journée, et nous verrons quelque chose de plus que la certitude de cette résolution affichée publiquement. Regardons par exemple la manière dont la sévérité du salut de Smith est contrebalancée par le céder du bras levé de Carlos. Et remarquons la manière dont l’incisif de leur geste est complété par un détail crucial : leurs têtes sont courbées, comme en prière, et Smith a même les yeux fermés. L’effet suggéré par ces têtes courbées est une forme d’intimité, c’est un rappel que cette action, pour publique qu’elle soit, n’en est pas moins aussi une protestation intime2. Il y a un équilibre sublime entre leur geste intentionnellement politique et ce sens de l’intériorité, sublime qu’on a finalement bien peu remarqué. En vérité, la beauté de leur protestation est renforcée lorsqu’on renomme cette intimité : elle permet de lire Smith et Carlos non seulement comme des soldats dans une guerre plus vaste contre l’oppression mais aussi comme deux personnes prises dans un moment profondément spirituel, en prière, aussi vulnérables qu’agressifs, aussi pensifs que solidement chevaleresques. Dans cette lecture, ce qui est frappant est l’humanité qu’ils donnent à voir, l’aperçu inattendu que nous entrevoyons des dimensions intérieures de leur bravoure publique3.
Dans La souveraineté du recueillement4, j’explore ce que le concept de recueillement (quiet) peut apporter à la manière dont nous pensons la culture noire. Cette exploration est un déplacement de la manière dont nous comprenons habituellement la négritude (blackness), qui reste souvent décrite comme expansive, spectaculaire, tapageuse. Ces qualités reflètent de manière inhérente l’équivalence que nous établissons entre résistance et négritude. La résistance est, en fait, l’attente dominante que nous avons de la culture noire. Et cette attente est si familière qu’elle ne semble pas même requérir d’explication ; elle est pratiquement inconsciente.
Ces présupposés sont sensibles dans les manières dont la négritude sert d’emblème à la fois pour les afflictions et pour les progrès sociaux. Dans un essai réuni en 1957 dans Écoute, homme blanc !, Richard Wright saisit l’essence de ce sentiment lorsqu’il affirme que « le nègre est la métaphore de l’Amérique5 ». La phrase de Wright est peut-être hyperbolique, mais elle résume également le rôle exceptionnel que l’expérience noire a joué dans la conscience sociale américaine : la négritude, ici, n’est pas un terme qu’on utilise pour parler de l’intimité ou des vicissitudes de l’existence humaine – c’est un terme qu’on utilise pour parler politique. Une des conséquences de cette dynamique est la qualité aiguë de conscience de soi que l’on trouve dans la littérature noire, hyper-conscience qui est aussi bien celle du lecteur dont la présence – que son regard soit favorable ou défavorable – donne forme à ce qui est exprimé. Cette conscience de soi est un exemple du concept de « double conscience » (doubleness6)qui est devenu un trope proéminent des études sur la culture noire. La conséquence est que la culture noire est célébrée comme un exemple des cultures de la duplicité, comme une culture de l’habileté à manipuler l’opinion sociale et à contester le racisme.
À l’intérieur de cette politique de la représentation, la subjectivité noire existe d’abord comme un signifiant socio-politique – et non comme un marqueur de l’individualité humaine d’une personne noire. En tant qu’identité, la négritude est toujours censée nous dire quelque chose à propos de la race ou du racisme, ou à propos de l’Amérique, ou de la violence, ou de la lutte, ou du triomphe, ou de la pauvreté, ou de l’espoir. La détermination à voir la négritude seulement au travers de la lorgnette de l’engagement social, comme s’il n’y avait pas de vie intérieure, est raciste – elle provient du langage de la supériorité raciale et c’est une pratique qui vise à déshumaniser les personnes noires. Mais elle a aussi été adoptée par la culture noire, en particulier dans des mouvements nationalistes, mais pas seulement : elle s’insinue dans la conscience du sujet noir, en particulier des artistes, comme un impératif à être représentatif. Une telle attente est en partie dépendante de la tendance à comprendre la culture noire au travers de la lorgnette de la résistance ; en pratique, elle rend quasiment impossibles d’autres interprétations. Tout ceci suggère que les cadres de pensée communs pour penser la négritude sont limités.
Il est difficile d’argumenter contre la résistance, étant donné le rôle essentiel qu’elle a joué dans les mouvements de libération noirs. Et pourtant, la résistance est un terme taillé trop large – il est trop massif et vague et imprécis – c’est un fourre-tout pour tout un ensemble de comportements et d’ambitions. Il n’a pas suffisamment de nuances pour caractériser la totalité de la culture noire et ses expressions diverses. La résistance existe, bien sûr, et elle mérite d’être nommée et étudiée. Et pourtant, parfois, lorsque le terme « résistance » est utilisé, ce qu’on décrit est quelque chose de plus fin. On trouve un exemple instructif de cela dans le livre de Stephanie Camp, Closer to Freedom: Enslaved Women and Everyday Resistance in the Plantation South (« plus près de la liberté : les femmes esclaves et la résistance quotidienne dans les plantations du sud »), un travail remarquable sur la vie des femmes noires durant l’esclavage. Comme son titre le suggère, le cadre d’analyse du livre est la résistance, la manière dont le quotidien des femmes noires (« des mondes privés, cachés, et même intimes7 ») constitue une forme de rébellion face aux vicissitudes de l’esclavage. Comme Deborah Gray White et d’autres avant elle, Camp remarque combien les actes de résistance des femmes noires apparaissent dans les activités quotidiennes, au moins autant (si ce n’est plus) que dans les rébellions et révoltes formellement planifiées. Et pourtant, Camp réalise que la signification des vies quotidiennes des femmes noires n’était pas intégralement façonnée par leur engagement et leur résistance à l’institution de l’esclavage – que les femmes et les hommes noirs qui étaient esclaves faisaient aussi pousser des jardins et décoraient leurs intérieurs et organisaient des fêtes dans les bois (son chapitre dédié à « L’ivresse des menus plaisirs : fêtes secrètes et politique du corps » est magnifiquement conçu et écrit). Il ne s’agit pas d’oublier l’intensité et l’indécence de la violence esclavagiste envers les personnes noires, mais simplement de restaurer une image plus complète de l’humanité de celles et ceux qui étaient esclaves. Sous l’œil attentif de Camp, les quotidiens de ces femmes prennent ce relief, et même si Camp interprète ces vies comme autant de moments de résistance, la vitalité dont ils attestent les fait sortir du cadre où elle les situe pour offrir quelque chose de plus large8.
Défendre le concept de recueillement, c’est implicitement donner à voir les limites de celui de négritude ; comme tel, mon plaidoyer se place aux côtés de bien d’autres qui ont questionné les frontières de l’identité raciale. Ceux-ci incluent les travaux universitaires de Robert Rei-Pharr, Paul Gilroy, Thomas Holt, Michelle Wright, Gene Andrew Jarrett, Kenneth Warren, Kimberly Nichele Brown, Hazel Carby, Trey Ellis, Thelma Golden, et en particulier ceux de David Lionel Smith, dont l’article « Qu’est-ce que la culture noire ? » constitue un travail éblouissant et indispensable9. Il y a également un corpus important d’œuvres écrites par des universitaires noires américaines, en particulier depuis les années 1970, qui ont remis en cause la singularité du concept de race. Le souci spécifique quant à la prégnance du concept de résistance comme cadre de pensée, cependant, est plus souvent exposé par des artistes qui ont dû lutter contre les politiques de la représentation. De Zadie Smith, Afaa M. Weaver et Rita Dove à Zora Nela Hurston, Langston Hughes et Ralph Ellison, les artistes noirs sont enserrés dans les filets de l’espace public, mais lorsqu’ils produisent des œuvres de portée signifiante, ils doivent construire un type de conscience qui dépasse les attentes de la résistance. Inspiré par ces artistes, mon plaidoyer pour le recueillement vise à abandonner la résistance comme cadre pour la recherche de ce qui est habituellement visé en elle et des œillères qu’elle impose.
La résistance, oui, mais avec d’autres capacités à ses côtés. Comme le recueillement. L’idée de recueillement est attirante parce que ce n’est pas un terme trop soutenu – c’est un mot de tous les jours – qui cependant a une charge conceptuelle10. On utilise souvent le mot de recueillement de manière interchangeable avec le silence ou avec l’immobilité, mais la notion de recueillement que nous explorons n’implique ni l’absence de mouvement, ni l’absence de sons. La tranquillité est plutôt une métaphore de l’éventail varié de nos vies intérieures, de nos désirs, de nos ambitions, de nos faims, de nos vulnérabilités, de nos peurs. La vie intérieure n’est pas apolitique ni dénuée de valeur sociale, mais elle n’est pas non plus déterminée intégralement par la sphère publique. En fait, l’intériorité – dynamique et enchanteresse – est un séjour qui s’érige contre la domination du monde social ; elle a sa propre souveraineté. Il est difficile de la voir, plus difficile encore de la décrire, mais elle n’est pas moins puissante dans son ineffabilité même. Recueillement.
Dans l’humanité, le recueillement est inévitable, essentiel. C’est une part simple et belle de ce que signifie être en vie. Il est déjà là, il suffit d’y regarder et de chercher à le comprendre. Une esthétique du recueillement n’est pas incompatible avec la culture noire, mais le voir et le comprendre exige un changement de paradigme dans nos lectures, dans nos recherches, dans nos attentes, et même dans ce à quoi nous restons ouverts. Pour voir le recueillement, il faut que nous prêtions attention de manière différente.
Cet argument quant à la manière dont nous lisons est particulièrement valide dans le cas de l’image de Whitfield Lovell, Kin VII (Scent of Magnolia)11. Lovell est un géant de l’art contemporain, il a reçu le prix MacArthur en 2007 et son travail a été montré au Smithsonian au Whitney, au MoMA, et dans bien d’autres espaces d’exposition aux États-Unis et ailleurs. Ses expositions les plus connues, Chuchotements aux murs et Sanctuaire, consistent en une série de tableaux et d’installations qui figurent les vies d’Afro-Américains anonymes. Dans ces installations, des dessins au fusain d’après d’anciennes photographies réalisées en studio et collectées dans des marchés aux puces ou dans des archives municipales (la plupart d’entre elles issues des années 1900 à 1940) sont accompagnées de différents objets (des gants de boxe, un couteau, du fil barbelé, un seau). Les dessins sont réalisés sur des pièces en bois – morceaux de barricades ou de murs – et semblent amener à la vie des scènes de la vie domestique. Plus récemment, dans l’émouvante série des Kin, Lovell a continué cette pratique de dessiner des portraits de personnes noires anonymes, mais cette fois sur du papier ; ces figures sont réalisées à partir de photographies administratives (photographies d’identité pour des passeports ou photos de face et de profil utilisées pour les fichiers de police) et souvent accompagnées d’un objet. Les critiques d’art ont remarqué la dignité des figures de Lovell, qu’on doit à sa maîtrise exquise du crayon : ses portraits rendent ses sujets avec une terrible clarté (l’intensité des yeux, la définition du cou et de la joue, la qualité texturée du cheveu). Son utilisation des ombres est astucieuse et génère des images de personnes qui réellement ont l’air de personnes – et non de symboles d’un discours sur le racisme – de personnes telles qu’elles sont tous les jours, sobres et résolues, vivantes. Elles ont l’air familier, même s’il est rare de voir des visages noirs représentés avec une telle élégance et un tel soin.
Mais la dignité est liée aussi bien à la manière dont l’artefact accompagne l’image, la nette juxtaposition qui les place l’un à côté de l’autre sans abrasion ni superposition. Cette juxtaposition ne génère pas de duplicité, parce que le portrait tient la place proéminente ; la proximité immobile de l’artefact suscite un effet de contagion, l’artefact s’insinue dans le portrait. Dans Kin VII (Scent of Magnolia), la couronne de fleurs en tissu s’intègre au corps de la figure masculine, occupant la place où l’on aurait pu s’attendre à trouver le col d’une chemise, ou un collier, ou les contours du buste. Localisée, domestiquée, la couronne de fleurs placée, semble-t-il, au hasard s’attache de manière spécifique à ce visage noir, délicat et digne.
Et le sujet est clarifié par l’artefact : est-ce que ces fleurs proviennent de sa chambre, manifestant, pour lui seul, cette étonnante explosion de couleurs ? S’agit-il de fleurs qu’il a offertes lors d’un rendez-vous amoureux ou bien les a-t-il amenées à des funérailles ? Sont-elles le signe d’un désir de visiter tous les jardins du monde ? On aura peut-être remarqué, dans le titre, la référence à la voix épaisse de Billie Holiday dans Strange Fruit (« scent of magnolia sweet and fresh/the sudden smell of burning flesh », « des senteurs de magnolias, douces et fraîches/l’odeur soudaine d’une chair à vif ») qui pourrait nous amener à une lecture plus sombre – son corps, assassiné, marqué par une couronne mortuaire – mais il n’y a rien de bien satisfaisant à rester dans cette singularité, dans le définitif de cette image. Les fleurs nous permettent de voir en cet homme plus qu’un emblème : un sujet. Nous pouvons nous demander s’il aimait les tons roses ou violets, sans ignorer la possibilité de la violence raciste. Quelle que soit l’histoire qu’on se raconte, les fleurs constituent une surprise qui interrompt le flux des récits dominants qui pourraient venir s’inscrire sur le profil de ce jeune homme noir.
La menace n’est pas absente des objets que Lowell place dans ses œuvres – des chaînes, des fils barbelés, des cibles, des cordes – elle est donc là comme elle le serait, comme elle l’est souvent, dans l’expérience d’une personne noire aux États-Unis. Et pourtant, la menace ne forme qu’une part congrue de la vie d’une personne, et elle ne devrait pas prendre le pas sur la manière dont nous pensons l’humanité dans toute son ampleur. Lovell semble être à la recherche d’un équilibre entre la signification sociale ou publique attachée à une personne ou à un objet, et son intimité, son rapport à l’humain. Là où ses premières œuvres créaient des tableaux qui utilisaient des figures en pied, l’esthétique de la juxtaposition qu’on trouve dans ses pièces plus récentes évoque le récit d’une vie, comme si nous faisions face au développement d’une scène de vie humaine, comme si l’image devait donner de plus en plus d’elle-même à voir à mesure qu’on lui donne le temps d’apparaître. (C’est particulièrement vrai des dessins de Lowell qui ne sont pas accompagnés d’artefacts.) La clef consiste à laisser l’inattendu possible. On pourrait avoir envie de lire un récit de résistance dans Kin VII (Scent of Magnolia), mais on peut aussi y trouver quelque chose d’autre : le ravissement d’un recueillement.
Le recueillement est l’antithèse de la manière dont nous pensons la culture noire, et par extension, les personnes noires. Le discours sur la négritude façonne notre imaginaire des personnes noires comme des sujets tournés vers la sphère publique, avec des identités formées et articulées, et dont la fonction est d’opposer des résistances publiquement. Cette négritude a un caractère dramatique, symbolique ; privée de vicissitudes intérieures, elle occupe une fonction de représentation, n’a d’existence qu’en relation avec son propre apparaître public. Ces caractéristiques sont un héritage du racisme et elles deviennent la manière habituelle dont nous comprenons et représentons la négritude ; littéralement, elles deviennent notre lingua franca. L’aborder à partir de l’idée de recueillement permet de déplacer l’attention vers ce qui est intérieur. Ce déplacement peut être ressenti comme une sorte d’hérésie si l’intérieur est pensé comme apolitique ou inexpressif, ce qu’il n’est pas : notre vie intérieure est tumultueuse et pleine d’expression, surtout dès lors que l’on accepte de distinguer cet « exprimer » du simple fait de « rendre public ». En effet, l’intérieur peut être compris comme une ressource pour l’action humaine – tout ce que nous faisons est informé par l’éventail des désirs et des potentiels recelés dans notre vie intérieure.
Voilà l’agentivité qui se déploie dans l’œuvre de Lovell, ce fait que ce qui s’y trouve renvoie à l’éventail complet de la vie humaine : que nous ne savons rien du sujet en observant simplement son visage ou l’artefact auquel il est attaché ; que sa vie est grande ouverte et pleine de potentiels ; que sa vie est plus que les caractérisations familières de victimisation ou de victoires remportées sur le racisme. Bien sûr, la menace et la violence du racisme font partie de l’histoire, tout comme la grâce et la nécessité du combat. Mais qu’y a-t-il d’autre pour l’humanité noire ? Voilà ce que l’œuvre semble demander. La question est une invitation à imaginer une vie intérieure qui occupe un champ plus vaste.
Il est remarquable, chez un artiste noir qui travaille sur des sujets noirs (et dans un art qui recourt à des moyens visuels), de parvenir à restaurer leur humanité à ces sujets sans tomber dans l’apolitisme. Il est tout aussi remarquable que, comme Lovell le montre avec vivacité dans son œuvre, ce qui est noir est à la fois particulier et universel, familier et inconnaissable.
Voilà un territoire difficile à arpenter, étant donné l’importance de la résistance et de la protestation dans la culture noire. Mais l’intention n’est pas de déconsidérer ces termes. Elle est de demander : quoi d’autre ? Qu’y a-t-il d’autre dans la culture noire, quels sont les autres cadres que nous pouvons utiliser pour illuminer les aspects des œuvres produites par des écrivains et des penseurs noirs ? Comment le recueillement, en tant que cadre pour interpréter la culture noire, peut-il exposer une vie qui n’est pas déjà déterminée par les récits du monde social ? Après tout, tout être vivant est politique – toute action humaine signifie quelque chose – mais toute vie n’est pas une protestation : le présupposer, ce serait perdre la richesse de la vie.
Dans l’humanité, le recueillement est inévitable, essentiel. C’est une part simple et belle de ce que signifie être en vie. Il est déjà là, il suffit d’y regarder et de chercher à le comprendre.
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Romain Bigé
1Kevin Quashie, The Sovereignty of Quiet: Beyond Resistance in Black Culture, Rutgers University Press, 2012.
2 Il est possible qu’en courbant la tête, les deux coureurs aient également cherché à éviter du regard le drapeau américain, comme Vera Claslavska le fit de son côté avec le drapeau et l’hymne soviétique en détournant la tête légèrement, silencieusement, vers la droite et vers le bas, lors de ses deux remises de médailles aux mêmes JO, en signe de protestation à l’invasion de son pays – la Tchécoslovaquie – par l’URSS.
3 L’image est employée le plus souvent comme un exemple de « photographie de mouvement social » au sens de Leigh Raiford (cf. en particulier son « Restaging Revolution: Black Power, Vibe Magazine, and Photographic Memory » dans The Civil Rights Movement in American Memory, edited by Renee C. Romano and Leigh Raiford,, Athens, University of Georgia Press, 2006, p. 225-226). Pour une excellente présentation de Smith et Carlos, on peut se reporter au livre d’Amy Bass, Not the Triumph but the Struggle: The 1968 Olympics and the Making of the Black Athlete, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002. On peut aussi en particulier se référer à l’autobiographie de Smith, Silent Gesture, où il parle brièvement des pensées qui le traversent lorsqu’il est encore dans les starting-blocks au début de la course, et où il se décrit à plusieurs reprises comme une personne silencieuse, en particulier par comparaison avec la personnalité plus exubérante de Carlos.
4Kevin Quashie, The Sovereignty of Quiet. Beyond Resistance and Black Culture, New Brunswick et Londres, Rutgers University Press, 2012. Cet article est la traduction du chapitre introductif de l’ouvrage.
5 Richard Wright, White Man Listen!, New York, Doubleday, 1957, p. 109 ; traduit de l’anglais (États-Unis) par Dominique Guillet, Paris, Calmann-Lévy, 1959.
6 NdT : La « double conscience » est un concept élaboré par W. E. B. Dubois dans Les âmes du peuple noir pour nommer l’expérience paradoxale des Afro-américains qui assument deux identités à la fois, celle de noir et celle d’Américain, et qui sont conduits à se regarder eux-mêmes à travers les yeux d’une société blanche et raciste.
7Stephanie Camp, Closer to Freedom: Enslaved Women and Everyday Resistance in the Plantation South, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004, p. 3.
8 Sur ce point, l’essai de Walter Johnson, « On Agency » (Journal of Social History, 37, no 1, Autumn 2003), est instructif en ce qu’il met en garde l’historien des sociétés contre les dangers du concept de résistance. Je remercie Elizabeth Pryor de m’avoir signalé cet article.
9David Lionel Smith, « What is Black Culture ? », dans The House That Race Built, edited by Wahneeman Lubiano, New York, Vintage, 1998.
10 NdT : Notre « recueillement » traduit l’anglais quiet, mot qui est en effet très courant dans la langue anglaise, puisqu’on peut l’utiliser pour désigner un enfant « sage » (a quiet child), mais aussi pour parler d’un endroit « tranquille » (a quiet place) et encore pour appeler au « silence » (quiet!). « Tranquille », « silencieux », « calme » pourraient rendre ce mot commun, mais on y perdrait l’idée dequiétude qui sonne également dans le quiet anglais et qui sert de support à la portée conceptuelle que prête Kevin Quashie à ce mot. C’est pourquoi nous leur préférons le « recueillement » qui laisse à sentir à la fois le silence et le mouvement vers l’intériorité que suggère l’idée de quiet.
11NdT : Kin VII (Scent of Magnolia) sert de frontispice à The Sovereignty of Quiet. Pour l’œuvre de Whitfield Lovell, on pourra se reporter au site de son galeriste : www.dcmooregallery.com/artists/whitfield-lovell
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