Majeure 42. Gouines rouges, viragos vertes

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Cinq militantes féministes dans la bataille

Entretien réalisé par Pascale Molinier

Non-mixité, créativité sémantique, déstabilisation du sexisme ordinaire par l’humour et l’auto-dérision, action publique médiatique… certaines pratiques évoquées dans cet entretien semblent s’inscrire dans la droite ligne de la gerbe déposée à la femme du soldat inconnu en 1970. Mais l’accent porté en 2010 sur l’articulation entre féminisme, anti-racisme, anti-capitalisme, homo, trans et puto phobies renvoie à des problématiques actuelles qui articulent queer, anar, punk ou post-co dans des coalitions politiques qui s’assument en rupture avec « le féminisme de l’égalité ». Les enjeux du ou plutôt des féminismes aujourd’hui se nouent, se clivent ou se déplacent autour de deux questions brûlantes : leS sexualitéS et la place des femmes voilées dans les discours et les pratiques féministes.

Cinq militant.e.s

Claire : J’ai 27 ans, je suis féministe, je travaille pour une association d’éducation à l’art au collège et j’ai fait des études de sociologie. J’ai toujours été sensible aux questions des femmes, au sexisme à l’Université, ma mère est féministe. Ce qui a été un déclic pour moi c’est Le Pen en 2002. Je suis rentrée à la LCR puis à SUD Etudiant où j’ai fait partie des commissions anti-sexistes. Mais auparavant, je n’avais jamais été dans un groupe qui ne soit que féministe. À la fac’, j’ai suivi les cours de Jules Falquet, même si j’étais déjà sensibilisée, ça a été un tournant, un peu comme une révélation. C’est par le biais d’une copine que je suis arrivée aux Tumultueuses. Pour moi la priorité, c’est un féminisme anti-raciste. On s’est trop servi du féminisme à des fins racistes.

Gaelle : J’ai 37 ans, j’ai milité dix ans dans la lutte contre le Sida. Actuellement, je fais une thèse de sociologie et je milite sur les questions politiques autour de l’accès à la connaissance. Je fais partie de deux groupes féministes, La Barbe et les TumulTueuses. Je suis aussi toujours membre d’Act Up, une machine à faire de la politique à la première personne qui m’a séduite par son efficacité. J’ai beaucoup travaillé sur l’accès aux médicaments dans les pays en voie de développement et les succès dans ce domaine ont été importants. Après un certain nombre d’années, j’ai tout de même eu le sentiment d’avoir fait à Act Up tout ce que je pouvais y faire.

C’était en 2004 et l’ambiance politique était à la morosité, avec la montée de Sarkozy, l’approche des présidentielles et la décrépitude de la gauche. Je ne savais pas trop quoi faire pour réagir, où trouver de lieu d’engagement totalisant qui me convienne, comme ça avait été le cas à Act Up où, à partir du sida, on peut parler de beaucoup de choses : la prison, les étrangers, les relations Nord-Sud… J’ai décidé provisoirement d’éclater mes engagements militants, ce qui du coup m’a permis d’avoir finalement une action politique spécifiquement féministe.

Lorsque j’étais à Act Up, j’y étais aussi salariée et donc énormément présente. C’était une façon de m’extraire des milieux « normaux », ordinairement sexistes. Sans être une panacée, Act Up est nettement plus confortable, sans doute du fait de l’existence d’une culture de la question minoritaire. Et puis, les mecs hétéro’ étaient et restent extrêmement peu nombreux dans le groupe, ce qui change la donne et lève un certain nombre de problèmes. Les pédés peuvent aussi être sexistes, bien sûr, mais les relations ne sont pas les mêmes ; par exemple, il n’y a pas ces figures et codages préconstruits en termes de séduction. Et puis j’avais l’impression d’avoir une dette, envers moi-même dans un sens, envers un combat militant, pour avoir toujours milité au nom de minorités, mais jamais celle des femmes en tant que telle. Avec certaines amies, on discutait du sexisme ordinaire auquel les unes ou les autres étaient confrontées et de l’absence de mobilisation féministe à laquelle on aurait voulu apporter notre énergie et nos savoirs faire militants. Deux amies ont décidé de lancer La Barbe et j’y ai pris part. Et puis j’ai entendu parler d’un projet d’« actions piscines » aux TumulTueuses qui s’étaient constituées récemment et j’ai eu envie de participer.

Marie : J’ai 26 ans, se définir ? Ce n’est pas facile… disons que je suis identifiée comme femme, quitte à m’en saisir, féministe et militante. Je travaille comme graphiste, en indépendante.

Marion : J’ai 25 ans, je suis formatrice pour adultes, je précise parce que c’est important : dans un mouvement d’éducation populaire. Politiquement, c’est un boulot qui me convient. Quand on travaille, ça compte aussi sur le temps, croûter plutôt que militer, ça fait l’objet de discussion dans les groupes féministes.

Marie : Je viens d’une famille par franchement politisée, plutôt catho’ par ma mère et bourgeoise par mon père. La question féministe, je ne risquais pas de la rencontrer là. Je n’avais donc aucune culture politique. Je ne connaissais pas Christine Delphy, rien ! Mais ado’, il y avait des choses qui me posaient problème, d’une part, les valeurs parentales ne me parlaient pas, et surtout des choses que je tentais de formuler sur la féminité, la virilité, sur le type de relations que je voulais avoir ; mais cela restait à un niveau très personnel et psychologisant.

Plus tard, une rencontre, anarchiste, m’a amenée un peu par hasard à taper « féministe + anarchie » dans google et je suis tombée sur un texte de Leo Thiers-Vidal, sur la pilule, mais ça importe peu. Là, ça a été la révélation, surtout une phrase m’a énormément marquée, qui disait que souvent, ce qu’on pense relever de la psychologie personnelle et de « problèmes », ce sont en réalité des opinions. D’un coup, cela donnait un éclairage radicalement différent à ce que je ressentais et tentais de formuler et comprendre. J’avais découvert que ça pouvait être revendiqué. Et très vite j’ai pensé que pour en savoir plus, je devais militer, que c’était là que j’apprendrais. Je suis passée dans quelques réunions au hasard, notamment la commission femmes de la CNT et je suis arrivée aux Furieuses Fallopes.

Marion : Maintenant je suis de retour à Paris, mais j’ai habité à Strasbourg, là j’ai milité activement, j’avais 19 ans, ça me paraissait une nécessité. Strasbourg, quand on vient de Paris, c’est petit. Et c’est dans une région assez dure, avec une forte présence religieuse et de la droite. On est obligé d’être solidaire, de travailler ensemble. Les émeutes en 2005 ont été très fortement réprimées à Strasbourg. Ça a créé des liens avec les femmes qui habitaient dans les quartiers.

C’est par le syndicat potentiel des intermittents que j’ai eu un contact et un numéro de téléphone d’une « féministe à Strasbourg ». Et là on a commencé à travailler sur la commémoration du 17 octobre 1961. Ce n’était pas une manifestation à proprement parler féministe, mais si quelques hommes ont participé, il n’y avait que des femmes dans le comité d’organisation. On a attiré l’attention sur les manifestations de femmes qui ont eu lieu les 19, 20 et 21 octobre 1961 et dont il n’est jamais question, sur le fait que les femmes n’ont pas été « déportées », mais internées à Saint-Anne.

Puis j’ai été dans les Scumalines (c’est un anagramme de masculines et un jeu de mot sur le scum manifesto de Valérie Solanas). J’ai été bouleversée par la loi sur le foulard à l’école… avant tout ça, j’avais fait une excursion dans une association de femmes homosexuelles de Strasbourg. Oh la la ! Bon j’étais très jeune et ça faisait un peu club de rencontre pour lesbiennes bourgeoises dans le placard. Après on a quand même bossé ensemble, c’est redevenu rock and roll, c’était quand même la première association féministe de Strasbourg, mais – à l’époque – à fond femmes bio. Donc les Scumalines, c’était un groupe avec des hétéras, des lesbiennes, des femmes avec foulards. Des lesbiennes, on savait qu’il y en avait, mais c’était qui ? Il me semble que la visibilité lesbienne, ça a commencé après mon arrivée. On faisait des réunions hebdomadaires, on lisait des textes, Wittig, Bourcier…, on regardait des films, Virginie Despentes, Bruce Labruce…, c’était vraiment des séances d’empowerment.

Vincent : Je suis trans’, j’ai 28 ans. Je suis asiatique et travailleur précaire. Je ne veux pas m’identifier comme féministe, même si en étant trans’, selon moi, on devient de fait féministe, enfin… Tous les trans’ ne seront pas d’accord avec moi. Je suis arrivé tout petit dans le milieu trans’, à 17 ans et je n’ai été amenéE aux réflexions féministes qu’assez tardivement puisque dans le milieu trans’, en 1998, et même si le queer arrivait à peine en France, on n’abordait pas les questions de genre.

J’avais des copines gouines butch, et revenait sans cesse sur le tapis la question : Quelles différences il y avait entre elles et moi ? Mais quand j’ai parlé de mammectomie, elles m’ont dit : « Fais pas ça, ne passe pas de l’autre côté ! Pourquoi tu veux transitionner ? » C’est comme ça, à travers leurs interrogations à elles, que j’ai été confronté à la question du genre et au féminisme. Pas avec les trans’. Dès que j’ai été perçuE ça dépend des projets, des intérêts de comme un garçon (pas un homme) socialement, je ne pouvais qu’être conscient des privilèges que l’on m’accordait, privilèges que je n’avais même pas besoin de réclamer. La différence de traitement est très claire, je n’avais tout d’un coup plus besoin de taper du poing pour qu’on m’écoute, plus besoin d’hurler pour être pris au sérieux ou considéré etc… Je voulais aussi préciser que ces privilèges restent tout de même relatifs compte tenu de mon identité asiatique, le fait d’être perçu « racialement » et comme « jeune » nivelle forcément tes privilèges et la façon dont on te les octroie.

La non-mixité ? Encore mais pas toujours

Gaelle : Aux Tumultueuses, comme à La Barbe, il n’y a pas d’homme, c’est un choix. Ces groupes sont des collectifs, et donc il n’y a pas non plus de hiérarchie, de présidente, de bureau ou autre. Ce n’est qu’au niveau de l’organisation des actions qu’on distingue des fonctions : être contact police ou chargé de parler avec les journalistes, par exemple, mais ce sont des fonctions qui tournent entre les militantes d’une action à l’autre.

Claire : La non-mixité, chez les Tumultueuses, au niveau des réunions, ça s’est imposé. Pour moi, j’avais besoin d’un espace sans les mecs.

Gaelle : Mais il faudrait dire ce que tu entends par mec…

Claire : Pour moi, un mec, qu’il soit hétéro’ ou pédé, il est socialisé, à peu près ou plus ou moins, comme un mec. Ce ne sont pas les mêmes attentes, les mêmes comportements, les mêmes façons de s’empailler. Surtout pour militer sur des questions comme ça, je n’ai pas envie qu’il y ait un mec qui vienne me donner des leçons sur « comment on va vous libérer ». C’est un groupe féministe, pas ouvert aux hommes. Les patrons ne sont pas non plus invités aux réunions des ouvriers. Les trans’, c’est différent, mais on n’a pas tranché, car le cas ne s’est pas posé jusqu’à présent. Je crois qu’un garçon avait voulu venir une fois, donc on a dû trancher. On ne voulait pas de mecs « bio ». Bon après, on va me dire : Oui, mais tu es blanche, tu es Française et tu vas aider les sans papiers…

Multitudes : Et tu réponds quoi ?

Claire : Euh… qu’on partage peut-être un regard de dominé, c’est différent.

Gaelle : Il y a des gens qui n’ont aucun vécu de discrimination, ou qui n’ont pas l’impression d’en vivre ou d’en avoir vécu et ont du mal à reconnaître ce que cela signifie ou de ce que cela fait de subir des discriminations. Il faut le leur expliquer. Ils font partie d’un système, qu’ils reproduisent, sans vraiment réfléchir. C’est aussi vrai qu’un homme prend plus facilement la parole, ce qui peut compliquer l’expression des femmes dans un groupe…

Vincent : Quand je disais tout à l’heure que je ne voulais pas m’identifier comme féministe, je crois que c’est surtout pour une question de légitimité. Je me réclame d’une identité fluide (en m’identifiant ni comme un garçon, ni comme une fille en gros), mais ce n’est pas pour autant que je vais jouer au loup dans la bergerie. Je trouve que la non-mixité a vraiment du sens politiquement/stratégiquement et je comprends que des trans’ soient exclus de certains groupes, de la même façon qu’au GAT (groupe activiste trans’), on a d’emblée exclus les non trans’.

Marie : Aux Furieuses Fallopes, je crois qu’au début (avant mon arrivée), la non-mixité restait assez évidente à mettre en úuvre, puis ça s’est complexifié avec l’évolution des individu.e.s et de leurs identités. D’un groupe largement hétéra à la base, il y a eu progressivement plus de lesbiennes et de gouines, puis de trans’. Or les thématiques queer questionnaient la non-mixité : avec les trans’, avec les personnes en processus de transition, quel féminisme pouvait être porté ensemble ? Questions qui ont mené donc, entre autres, à la Marche des Tordues.

Marion : Ça veut dire quoi être non-mixte ? Pour nous, ça réunit des gens : soit comme femme, soit ayant eu un passé de femme, donc ça inclut les trans’, ça dépend des projets, des intérêts de chacunE. Avec des copines, on avait organisé deux journées autour de la sexualité des femmes. On avait appelé ça le Festi’clit. C’était ouvert à toutes. En gros, seuls les hommes bio n’étaient pas conviés. Je me souviens d’un moment assez violent, quand nous est revenu entre les mains un tract intitulé le « Festi’bite » et qui reprenait idée par idée le nôtre, mais avec un ton viril, sexiste, transphobe et homophobe déplorable. Ça venait des étudiants de la fac’. C’était pendant le blocus du CPE. On a par la suite appris qu’ils avaient interdit à leurs copines de venir, sous peine d’être virées du mouvement étudiant. Ils sont même venus nous mettre la pression, à l’autre bout de la ville, disant que si on les acceptait, eux, les filles viendraient aussi. Lamentable. On a fait sans les étudiantEs. Dommage.

Les actions piscines

Claire : Les actions piscines sont des actions à une douzaine de Tumultueuses dans les piscines parisiennes, seins nus, torse nu. S’il y a des mecs qui viennent, ils mettent un haut. On distribue des tracts waterproof aux autres nageurs. Après, on se fait virer par les maîtres nageurs, puis la police.

Multitudes : Pourquoi ? Il y a des femmes torse nu sur les plages.

Claire : Pourquoi, c’est aussi la question qu’on pose. Ils répondent un peu toujours la même chose : « C’est choquant, il y a des enfants, c’est interdit dans le règlement… » Ce n’est pas vrai ! C’est juste marqué que les nageurs doivent avoir une tenue de bain. Donc là, à chaque fois, notre juriste dit : « On a notre maillot de bain » (rires). Les gens qui nagent s’en foutent globalement, après quand ils voient la police qui débarque, ils sont quand même choqués qu’il y ait plus de flics que de Tumultueuses, alors ils demandent les tracts et, surtout les femmes, ils sont plutôt solidaires avec nous. Mais les actions piscine mettent les maîtres nageurs hommes ou femmes dans un état d’excitation incroyable, comme s’ils étaient soudain les garants d’une espèce d’ordre moral. « Il y a des enfants dans la piscine ! » « Vous ne ferez pas ça dans ma piscine ! » Ou bien on tombe sur des ultras beaufs sexistes : « Moi, ça ne me dérange pas que vous les montriez vos jolis seins, mais… » Je crois qu’en plus les maîtres nageurs ont l’habitude qu’on leur obéisse, ils sifflent et hop les gens sortent. Nous on s’en fiche. « Vous sortez ! » « Oui, oui ! » (rires) Une fois, un vigile tout habillé, ses chaussettes, tout, on lui dit : « Venez nous chercher ! » Ça les rend fous ! Les flics, ça les fait plutôt marrer, il y en a un qui m’a dit : « J’ai regardé dans le code pénal avant de venir, c’est vrai, je ne trouve rien. Je ne sais même pas pourquoi je pourrai vous arrêter. Y’a rien » (rires). Où ils disent : « Madame, les femmes ne peuvent pas montrer leurs seins ». On répond : « Qui vous dit que je suis une femme ? » « Oh ben, alors là… ».

Gaelle : Ils prennent nos identités, mais ne nous arrêtent pas. Un autre flic nous a dit : C’est politique donc sensible. Le déploiement de force était vraiment disproportionné, mais c’était intéressant de savoir qu’il considérait ça comme politique.

Multitudes : Quel rapport entre montrer ses seins dans la piscine et un féminisme anti-raciste ?

Claire : Moi je n’aime pas aller à la piscine, je ne le fais pas pour y gagner la liberté d’être seins nus. En fait, ce qu’on veut démontrer, c’est l’interdit sur le corps des femmes, le contrôle du corps des femmes. Or c’est la même chose avec la loi sur la Burka, c’est toujours aux femmes qu’on dit comment s’habiller, ce qui est indécent ou pas. On voudrait faire une action piscine avec des femmes seins nus et un burkini, on pourrait s’en procurer un, il y en a sur Internet. Il y a une femme qui s’est faite arrêtée parce qu’elle était venue à la piscine avec un burkini, parce qu’on n’a pas le droit non plus de venir trop couverte, avec une combinaison de plongeur par exemple. Voilà, pour dire : dans un cas, on n’est pas assez couverte, dans l’autre trop couverte, ça ne vous va jamais… Pareil la jupe, si elle n’est pas là, t’es coincée du cul, si elle est là t’es une salope… tout est contrôlé.

Gaelle : Les hommes ont la possibilité de se mettre torse nu quand il fait chaud, l’été dans les rues, etc. Moi, ça me plairait bien aussi. Ça serait juste agréable, plaisant. Dans d’autres cultures, il n’y a pas ce tabou sur la poitrine des femmes. Mais d’une façon plus générale, la piscine, c’est un prétexte pour une action dans l’espace public sur l’inégalité de traitement social entre les corps. La revendication est immédiatement visible, elle peut immédiatement susciter la discussion, et attirer l’attention, notamment médiatique, ce qui est un enjeu fort pour l’efficacité d’une action publique et la diffusion du message politique.

Tordues Organisées Révolutionnaires Déconstruites Unies Enervées Subversives-Salopes-Sodomites

Marie : Le collectif de la marche des tordues est né de rencontres entre quelques groupes et des individu.e.s, notamment sur des questions qui étaient très présentes à ce moment, sur des non-mixités féministes qui ne soient pas biologisantes, etc. On pensait qu’il était possible de faire beaucoup de choses ensemble, féministes, trans’, gouines, pédés, queers… Et je crois qu’alors l’idée d’une marche s’est imposée. Beaucoup de transpédégouines ne se reconnaissaient pas dans la Gay Pride, devenue une manif’ archi-marchande et normée.

On ne voulait pas stigmatiser celles et ceux qui y vont, mais proposer une autre marche qui ne soit pas intégrationniste, qui ne soutienne pas le canon de l’homosexualité mainstream. Cela a réuni beaucoup de gens et beaucoup d’énergie. Je ne sais pas ce que ça a changé au juste, mais pour nous, ça a été un véritable moment d’empowerment, on a vraiment pensé qu’une dynamique s’ouvrait. On voulait dépasser les catégories en associant les féministes, les transpédégouines, les punks, les précaires… On ne voulait pas revendiquer la parité, l’égalité des droits, le projet était radical et ne concernait pas seulement les politiques sexuelles et les discriminations. Toutes tordues : ça incluait les marginaux, les pas conformes, les handi’, d’autres façons de vivre que celles des blancs hétéro avec des tunes et qui ne remettent rien en question de tout ça.

Marion : On était très anti-ordre moral, c’était une critique des modes de vie straight et aussi du langage sexiste et homophobe, pas seulement du côté des gens intégrés, mais aussi dans les mouvements alternatifs, de gauche, où l’expression « enculé » est très fréquente, et bien nous, on disait : « Enculé ? Ben pourquoi pas ? »

Marie : On voulait aussi se réapproprier les mots d’ordre libertaires. On partage, évidemment, certaines choses avec divers mouvements d’extrêmes gauches et/ anarchistes et/ou libertaires, et ces mouvements étant souvent dans une imagerie et une représentation très virilistes, ça nous semblait (et nous semble toujours, je pense) important de ne pas abandonner certains terrains de lutte, d’y rester visibles en tant que féministranspédégouines. Par exemple sur des questions telles que l’ordre moral, face à des mecs qui se servent du discours sur l’émancipation et l’amour libre pour avoir des relations poly-amoureuses comme ça les arrange. Les tordues, c’était une tentative de francisation du mot queer qui a été très pertinente à ce moment-là.

Marion : On voulait revendiquer en un sens plus radical. Ce mot-concept importé perdait de sa pertinence en français. Personne t’insulte de « queer » dans la rue ici. On te traite de pédé, de tapette et autres.

Marie : Réfléchir sur les mots, le genre du vocabulaire, inventer des choses qui nous permettent de nous nommer par nous-même, c’est important. Les féministes anarchistes se disent anarca-féministes, et dès le début cette invention sur le vocabulaire m’a énormément plu. On pouvait être une anarca, mais aussi par exemple une hetera, ça aussi c’est important parce qu’une femme hétéro, ce n’est pas la même chose qu’un homme hétéro. Par les mots, tu agis, tu inventes, le langage n’est pas neutre. Transpédégouine, ce n’était plus LGBT, qui était déjà trop mainstreamé.

Marion : À Strasbourg, on avait fondé la Brigade des boules, pour dénoncer le discours et les attitudes de warrior en goguette des flics mais aussi des militants d’extrême gauche qu’on pouvait côtoyer. On arpentait le marché de Noël avec des flash ball en carton, des saladiers recouverts de papier d’alu en guise de casque et des boules de Noël dans le cou… parce qu’on avait les boules ! On essayait d’utiliser l’humour, pour désamorcer les mécaniques sexistes. C’est comme ça que dans un café associatif, on faisait aussi l’opération « petit panda », on mettait un serre-tête avec des oreilles de panda dès qu’on entendait un speech de cow-boy.

Marie : Cela ne veut pas dire du tout le refus d’être combatif, mais cela signifie de l’être autrement, et surtout tout dépend de ce que chacun.e se sent en mesure de faire. Il s’agit de trouver nos stratégies, et de voir si elles peuvent être différentes des codes virilo cow-boy, on ne refuse pas la violence par principe, mais lorsqu’elle n’est qu’un étalage de gros bras. Par exemple, dans une manif, penser à un SO féministe – et si un type emmerde et que tout le monde hurle « dégage, dégage, » ça peut suffire. Pareil, arriver avec des drapeaux rose et léopard, ça déconcerte, ça interroge, ça gêne parfois, parce que c’est pas la bonne image de lutte bien couillue.

Marion : Par exemple un truc que ma mère m’a appris : tu regardes fixement le mec et tu baves, style débile, ça l’arrête sans lui faire violence. On joue sur la déstabilisation des opinions, il croyait en un affrontement de warriors ou alors il croyait en une victoire facile, il se trouve aux prises avec une hystérique, une débile, un groupe de meufs qui crie…

Générations

Multitudes : Toutes ces formes de subversion du virilisme font penser à ce que raconte, par exemple, Danièle Kergoat, des actions féministes dans les années 1970 où elles allaient pincer les fesses des mecs dans la rue…

Vincent : Sans les féministes de la seconde vague, on ne serait pas là, avec ces corporalités-là et ces identités-là. Je viens d’ailleurs d’une culture où je sais même pas s’il existe un mot pour « féminisme », je ne l’ai jamais entendu en tout cas. Mais on ne connaît pas l’histoire du féminisme. Seulement, par Internet en version pré-digérée, ou des compilations de textes qu’on rencontre parfois sur des tables de presse.

Marie : Le féminisme, je ne savais rien, ni chez moi, ni à l’école. Je ne jette pas la pierre, mais quelque chose n’a pas fonctionné dans la transmission, encore moins dans la valorisation. Et certaines questions exacerbent du coup d’autant plus un clivage anciennes/nouvelles féministes : le voile mais aussi plus largement la possibilité de féminismes non-blanc, les trans’, le travail sexuel… Cette dernière question, d’ailleurs, continue de m’interroger, je n’ai pas forcément une réponse claire, donc j’aimerais pouvoir en discuter sereinement mais c’est impossible, les discours abolitionnistes sont tellement crades et tranchés que je ne peux qu’avoir une position radicalement opposée, alors que je souhaiterais approfondir plutôt la réflexion.

Claire : Les Tumultueuses sont nées, je crois, après la marche du 8 mars en 2007, suite à la polémique autour de l’invitation de féministes voilées à y participer. Des personnes ont été très énervées par l’idée qu’on puisse refuser leur présence. Moi je suis arrivée après, en 2008, mais il me semble que cela s’est fait autour de l’envie de militer dans un groupe féministe dans lequel des femmes voilées pourraient venir si elles le souhaitaient.

Gaelle : Les TumulTueuses, c’est un groupe peu hétérogène sociologiquement, en dépit d’une volonté d’éviter cette impasse politique, on est en majorité blanches, entre 25 et 40 ans, éduquées et parisiennes. En même temps, c’est assez hétérogène du point de vue des expériences et parcours politiques. Mais l’une des choses que j’apprécie, c’est ce que je perçois comme une franche bonne volonté, une attitude d’ouverture, non pas pour chercher le consensus, mais pour faire l’effort de s’écouter et s’entendre lorsqu’il y a des différences d’approche, de conception, de culture. Les gens qui ont de l’expérience sur un sujet ou un autre prennent le temps d’expliquer, les autres de se remettre en question… C’est très vrai sur genre et sexualité. Certaines sont féministes, mais n’avaient pas beaucoup réfléchi à propos des trans’ ou des lesbiennes. Lorsque quelqu’un dit : on est un groupe féministe et anticapitaliste, on est mobilisé contre l’homophobie la transphobie, la putophobie, quelqu’un va dire, c’est quoi la putophobie ? Bon, quelqu’un d’autre explique. Il y a une certaine pédagogie qui se fait dans le groupe, sans condescendance ni prétention.

Claire : Ce sont plus des décalages temporels dans la réflexion que des désaccords. On ne s’engueule pas tellement sur le fond, plutôt sur des problèmes de fonctionnement, certaines sont plus pointilleuses que d’autres… Aujourd’hui, on se réunit environ tous les 15 jours. On organise une nouvelle fête féministe par exemple avec des débats et des ateliers, et nous sommes en train d’écrire un tract contre la loi sur le voile intégral. (Ce qui ne signifie pas que nous sommes pour le voile mais simplement contre une loi qui condamne une petite minorité de femmes pour le choix d’une tenue vestimentaire). On passe aussi pas mal de temps à travailler sur notre futur site Internet.

Gaelle : Les TumulTueuses participent aussi avec d’autres à d’autres actions, comme la Teuff ou Temps Espace Ultra-Féministe et Festif. L’idée, c’était de créer un espace féministe festif. Commencer par passer du bon temps ensemble, entre féministes, pour essayer d’avancer collectivement et hors du strict cadre des organisations ou groupes. Un problème sérieux entre féministes, c’est de réussir, en dépit des désaccords et divergences à faire nombre lorsque cela est nécessaire, à faire preuve d’intelligence politique collective. Donc, on a dit : On ne va pas forcément faire instantanément de grands bonds politiques ou s’entendre sur tout, mais si on peut discuter d’un ou deux trucs, comme la sexualité et le féminisme à partir des expériences personnelles ou de la gestion de la violence interpersonnelle au niveau communautaire, en essayant de ne pas rejouer les joutes habituelles, ça sera bien… éviter le piège classique qui consiste à laisser les débats se structurer sur des questions qui clivent et opposent les féministes et les groupes, comme celle des sex toys par exemple, de la prostitution ou de la pornographie (même si tous ces sujets ont un intérêt à être débattus bien sûr), pour essayer de permettre des échanges qui nous apprennent quelque chose de plus, nous soient utiles dans nos pratiques et favorisent une mobilisation féministe la plus puissante possible.

Claire : Mais établir des passerelles entre les groupes, avec les femmes racisées, bon ça ne marche pas autant qu’on voudrait, mais ça ne se décrète pas. Et on ne veut pas parler à la place des autres… donc ce n’est pas évident au final.

Vincent : Sur les questions trans’, Internet a été une ressource super importante, il y a eu des tas de forum avec plein d’informations, de témoignages…. Je fais partie de cette génération de trans’ qui a commencé sa transition sans Internet et qui a eu la possibilité de voir l’impact, en termes d’empowerment, de cette technologie dans la communauté. Le GAT s’en est d’ailleurs saisi par la suite en créant ses propres médias.

Marion : Aujourd’hui, tu as une idée, tu balances sur tes listes. Le problème, c’est que tu ne peux plus organiser une marche sans mail. Et qu’est-ce qu’on fait des gens qui n’ont pas accès à Internet ? Parce que ça coûte, c’est 100 euros minimum par mois pour l’Internet et le téléphone portable, indispensable. On fait un tri si on ne multiplie pas les moyens d’information. Par exemple, on ne fait presque plus de collage… Ça demande du temps, de l’énergie, c’est moins tranquille que derrière l’ordinateur.

Vincent : Moi j’ai été formé à Act Up, c’était une vraie école, ils ont su utiliser les outils informatiques mais en gardant quand même les anciens savoir-faire militants.

La nostalgie de la communauté

Marie : Les Furieuses, au bout de quatre ans, se sont arrêtées de militer en tant que groupe, et chacune a pris de nouveaux chemins, militants ou pas. Notre expérience, en même temps, c’est celle de tous les groupes à petite échelle, ça a une fin, et quatre années, c’est, je crois, déjà une longue durée ! Mais je l’ai regretté, car ce n’était pas évident de trouver un nouveau cadre militant qui me convienne.

Marion : Maintenant, on ne parle plus de nous. On ne se dit plus que nous, on a pu être vulnérable, qu’on l’est encore. On parle souvent des luttes féministes comme si elles nous étaient extérieures. Moi, ça me pose question. Surtout quand on se penche à nouveau sur le féminisme des années 1970 qui était, il me semble, dans une tout autre dynamique.

Vincent : Je crois très fort au collectif…mais affinitaire. Et être trans’ ou féministe ça ne suffit pas pour « l’affinitaire ». Marie et moi avons eu des expériences de collectif (FF et GAT) très enrichissantes à tout point de vue. C’est vrai qu’après avoir vécu ça, c’est difficile de militer, d’être activiste autrement, de trouver sa place. D’où sûrement le sentiment nostalgique.

Marion : Aujourd’hui, je trouve que souvent, on a du mal à se construire une histoire commune et positive dans les milieux féministes et queers. Pour ma part, c’est surprenant, mais ce vivre ensemble-là, je l’ai de façon plus efficace avec des gens qui ne sont pourtant pas là pour parler de féminisme. Je suis directrice de colonie de vacances l’été. Pour avoir une action pédagogique, il faut instaurer un climat que j’appellerai de « fiance ». Ce n’est pas très joli, mais ça vient de « se fier ». Les jeunes ne sont pas mes potes, mais on sait, eux et l’équipe encadrante, qu’on peut échanger, qu’on est là pour vivre ensemble, et qu’on se doit d’être bienveillant avec les autres. Bon, ce n’est pas les bisounours non plus. Mais on sait que c’est primordial pour pouvoir vivre au quotidien ensemble et se construire un vécu commun. L’année dernière, j’ai pu passer un film sur le clitoris en soirée non mixte, je n’étais donc pas dans le groupe de garçons, je ne sais pas ce qu’ils ont dit, mais c’était un cadre où on a pu parler de ça, élaborer, débattre, dire des conneries… après, on a concrètement vu que les relations étaient transformées. Tant chez les ados que chez les adultes !

Marie : Ce qui me paraît complexe, c’est que, dans le queer, tout doit rester fluide, se reconfigurer sans cesse en moments ou en alliances ponctuels. Mais du coup, concrètement, tout est toujours très ponctuel et surtout il ne faudrait pas dire que c’est pérenne. Or il faudrait quand même pouvoir rester un moment sur un terrain.

Marion : Oui, mais sur la Burqa, par exemple, on n’était pas forcément très à l’aise, on n’est pas directement concernées…

Marie : Comment faire pour respecter les paroles et les vécus de chacun.e tout en réussissant des coalitions qui fonctionnent, et qui durent ?

Vincent : Quand on a arrêté le GAT, on s’est dit si on milite comme on va au bureau, si c’est une obligation, une contrainte, ce n’est pas la peine, on n’aura plus aucun résultat, aucune force. On a eu envie d’un communautarisme hétérophobe, au sens qui rejette l’hétérosexualité comme système patriarcal, on a eu envie d’une communauté forte, arrogante et fière d’elle-même.

Marie : Je suis un peu désillusionnée. Je ne sais pas où militer aujourd’hui, et ça me manque. J’ai milité au Rajfire pendant une petite année, il y a deux ans. Elles font un travail important, je les respecte, mais il n’y a pas de concertation possible sur les façons de faire, de militer, d’envisager le fonctionnement collectif de l’asso’, je me retrouvais assistante sociale derrière un bureau et ce n’est pas ce que je cherche. Je ne sais pas vraiment où militer aujourd’hui. Mais un truc dont je ne doute pas, c’est le féminisme ! Je ne sais pas quel est l’impact de nos actions, peut-être qu’en tout, on a convaincu trois personnes, mais au niveau personnel, c’est quelque chose qui me correspond et qui me donne une très grande force.

Les personnes qui ont participé à cet entretien ne sont représentatives que d’elles-mêmes et ont été sollicitées en fonction de liens d’affinité ou de réseau avec Pascale Molinier qui l’a réalisé.

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