81. Multitudes 81. Hiver 2020
Mineure 81. Interzones sud-américaines

La stratégie de la multitude au Chili
Entre biopolitique de l’hibernation et nécropolitique

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Puissance des multitudes

Alors que le bruit des multitudes et des feux de joie pointait encore à l’horizon des principaux nœuds urbains du réseau transmétropolitain chilien, des mains pressées voulaient tailler à la hâte le jardin qui fleurissait au printemps, peut-être en raison d’une allergie au pollen ou de la peur des abeilles. L’accord pour le retour à la normale n’a pas cherché à unifier la multiplicité sauvage du mouvement d’octobre 2019 autour de symboles de paix ou de bannières de dialogue. La disposition stratégique des machines répressives et idéologiques de l’État a été orientée vers une intensification de la violence sociale, propageant des images d’incertitude, d’angoisse et de stress. Jusqu’en février 2020, le plébiscite, initialement prévu le 26 avril, était considéré comme une concession obtenue sous la menace1, segmentant la carte du mouvement d’octobre entre ceux qui étaient prêts à refermer le cycle critique pour restaurer la paix sociale et engager rapidement le processus de dialogue institutionnel, et ceux qui considéraient que le processus constituant accordé était illégitime, depuis les groupes d’extrême droite défendant l’héritage de Pinochet jusqu’aux collectifs de quartier anarchistes appelant à une lutte autonome.

Le caractère aléatoire des victimes de la répression pendant les jours de protestations de rue s’exprime dans les conditions difficiles de la négociation, montrant les limites des dispositions au dialogue du pouvoir souverain concentré autour du Palais de La Moneda2. Pendant ce temps, dans les rues, le nouveau culte du « martyre de l’œil saignant3 » se propage avec des slogans aux couleurs électriques sur les murs, les rideaux métalliques des boutiques délabrées et les monuments qui subsistent encore dans le pays. Chaque œil blessé nous rappelle que celui qui pointe et tire et celui qui reçoit l’impact peut toujours être n’importe quel chilien.

Syncope

Le 3 mars 2020 est annoncé le premier cas d’infection au Covid 19 sur le territoire chilien. Une semaine plus tôt, le ministre de la Santé, Jaime Mañalich, parle à la télévision des plans du gouvernement Sebastián Piñera pour faire face à la crise sanitaire imminente. Interrogé par un journaliste sur la manière dont ce scénario mondial affecterait le processus politique en cours, Mañalich répond que le gouvernement doit tout mettre en œuvre pour ne pas limiter les libertés du peuple inscrites dans la Constitution. Puis, le 18 mars, Piñera déclare un état d’exception constitutionnelle de catastrophe sur le territoire national pendant 90 jours. Cela signifie que des camions militaires patrouillent à nouveau dans les rues la nuit. Une semaine plus tard, la quasi-unanimité à la Chambre des députés approuve de reporter le plébiscite constitutionnel du 26 avril au 25 octobre 2020. En moins d’un mois, les manifestations de rue et les assemblées de quartier ont disparu du paysage. Mais ce n’était qu’un intermezzo.

Au cours de ces jours, l’image de Piñera a été largement diffusée dans le mediascape, marchant sur la Plaza de la Dignidad4 désolée et grise, après des mois de mise de scène spectaculaire des affrontements entre la police et la « ligne de front », pour devenir l’image dominante d’un marketing urbain aux couleurs du printemps 2019 à Santiago du Chili. Photographies contre photographies. Un ordre fragile finit par régner à l’automne, construit avec les briques de l’incertitude sur le comportement du virus en territoire chilien. Biopolitique de l’hibernation.

À la mi-avril, le pouvoir politique national concentré autour de La Moneda ainsi que les machines gouvernementales déployées dans tout le pays tombent en syncope. Le cabinet présidentiel Piñera promeut une « nouvelle normalité », qui implique la réouverture progressive de l’activité économique, des services publics et la rentrée des classes. Les forces idéologiques et entrepreneuriales qui environnent le président émettent des signaux d’alarme sur l’impossibilité d’arrêter l’activité économique du pays par une stratégie de confinement total, s’alignant sur le discours propagé à partir d’autres centres de pouvoir présidentiel à l’échelle américaine comme le Palais du Planalto (Bolsonaro au Brésil) et la Maison Blanche (Trump aux États-Unis). La déclaration la plus ferme et la plus franche provient de José Manuel Silva, directeur des investissements de la société de services financiers Larrain-Vial: « Nous ne pouvons pas continuer d’arrêter l’économie, nous devons prendre des risques, et cela signifie que des gens vont mourir5 ». Nécropolitique pure.

Après une triste commémoration de la fête des travailleurs, les premières manifestations populaires ont eu lieu à la mi-mai 2020 dans la municipalité d’El Bosque – la région métropolitaine de Santiago – exigeant des aides du gouvernement pour atténuer les effets économiques de la crise sanitaire6.

Les feux de joie illuminent à nouveau les rues, mais, contrairement aux mois d’octobre et novembre 2019, ils sont désormais accompagnés de chants moins héroïques, déformés par la faim. Dans le même temps, une augmentation explosive des cas de Covid 19 a lieu, mettant en évidence les lacunes des campagnes de sensibilisation et de contrôle des flux de personnes dans les réseaux de transport métropolitains pour répondre aux conditions que « le marché » – et la rationalité du gouvernement – imposent au territoire. Les arrêts de bus demeurent des lieux centraux d’agglomération, donc d’infection. De plus, pour le moment, il ne semble pas exister de conditions techniques permettant un contrôle à grande échelle des flux de population pour assurer une stratégie d’immunité collective au moyen de systèmes de traçabilité virale basés sur une analyse massive de données géolocalisées. On ne parle que de cartes immunitaires, de papiers tamponnés à la main qui certifient un certain état de santé et même, de bracelets pour les personnes infectées. Dans ce contexte, les citoyens / consommateurs / patients doivent évaluer et assumer le risque de contagion en tant qu’agents économiques individuels et rationnels.

Il semble que l’une des prémisses de la « nouvelle normalité » pour le gouvernement consiste à n’assurer que la circulation utilitariste de la force de travail et des consommateurs, en maintenant le flux humain constant. Le reste, la grande masse des travailleurs formels et informels qui ne font pas partie des industries intégrées dans la dynamique du télétravail, dépendent uniquement de leur capacité à épargner ou à emprunter. Une sorte de fantaisie néolibérale dans des tons roses pour les nostalgiques des républiques bananières aspirant au premier monde. « Axiomatique totalitaire capitaliste » ont crié les punks psychédéliques, en jetant des bouteilles vides sur un commissariat.

Produire de l’incertitude, construire des certitudes

Début juin 2020, le site d’investigation journalistique chilien CIPER a annoncé que le ministère de la Santé (Minsal) assurerait deux comptages parallèles des décès par la Covid 19. L’un serait présenté aux citoyens-téléspectateurs via un décompte public réalisé quotidiennement par le réseau télévisé national – et qui, jusqu’à présent, ne dépassait pas 3 000 décès -, l’autre suivrait les critères établis par l’Organisation Mondiale de la Santé, qui prend en compte à la fois les décès confirmés par un test PCR positif et ceux suspects ou éventuellement imputables au Covid 19, ce qui représente plus de 5 000 décès7.

L’effet immédiat de cette enquête a été la démission du ministre de la santé Mañalich. Étrangement, les informations du CIPER, bien qu’elles aient dévoilé « la vérité », n’ont fait que créer plus de désinformation et d’incertitude. Sur la base de quel chiffre les Chiliens devaient-ils évaluer l’évolution de la crise ? Quels aspects devaient-ils prendre en compte pour décider de leurs capacités à retourner au travail ou à suivre une vie « normale » ? La certitude que le gouvernement mentait s’est transformée en incertitude sur des sources fiables pour être en mesure de penser l’avenir du pays, entre propagation ou contrôle possible du Covid 19. La « vérité » avait un étrange effet de fake new. La transmission quotidienne du nombre de décès sur la chaîne nationale, même si elle intégrait quelques cas nouveaux, s’est poursuivie comme si de rien n’était, adaptant en permanence le ministre-visage à une dynamique classique de validation discursive. La seule certitude était qu’il existait une version officielle établie par un rituel souverain qui désignait la situation du territoire national. Pour caractériser cette situation, le nombre n’était qu’une référence floue qui laissait le champ libre à la spéculation et au débat sur les réseaux sociaux.

Face à cette incertitude, les tensions sociales et les manifestations de la faim, commencées en mai dans le quartier d’El Bosque, s’accompagneront de la méfiance et de la critique populaire sur certaines décisions du gouvernement Piñera, comme l’utilité du confinement social pour contenir le virus. Elles cibleront leur argumentation sur les effets directs de la pandémie sur leurs conditions économiques quotidiennes, convergeant paradoxalement vers les mêmes positions que celles de la classe d’idéologie entrepreneuriale au pouvoir.

La « nouvelle normalité » ne se développe pas selon les projections de « La Moneda » (la Présidence) qui ne peut qu’établir ses limites et ses conditions minimales de contrôle / régulation institutionnelle. La « normalisation » de la crise se produit de manière dynamique, dans la rue, comme un enjeu quotidien pour de nombreuses femmes et hommes chiliens qui doivent développer des stratégies de subsistance et de restabilisation de leur vie, dans un contexte territorial répressif, tout en courant le risque constant de contagion. Les panneaux de signalisation qui définissent la nouvelle carte du futur sont le résultat de répertoires d’action – individuelle et collective – et de la mobilisation de ressources disponibles pour faire échec au scénario de récession économique projeté par la Banque Mondiale.

Les stratégies de la multitude précaire

De manière très schématique, on peut donner deux exemples qui permettent de caractériser les stratégies déployées par la multitude précaire pour affronter la crise, chacune étant définie soit par des dynamiques de demande / négociation, soit par des dynamiques d’autonomie / conflit. Elles ne désignent pas certains groupes ou territoires spécifiques, mais plutôt des orientations assumées par les agencements collectifs en fonction des possibilités d’action qui leur sont offertes.

D’un côté, il y a distorsion de l’un des slogans clé du mouvement d’octobre 2019, appelant à la suppression du système des sociétés d’administration des fonds de pension (AFP)8. S’y substitue une approche plus pragmatique de court-moyen terme qui réclame la restitution d’une partie des fonds versés, compte-tenu de la situation d’urgence sociale. Cette nouvelle revendication a reçu un soutien populaire massif et une large couverture médiatique depuis le début de la crise. Le 30 juillet 2020, la Loi 21.248 est enfin publiée, permettant aux affiliés du système de retraite de retirer volontairement jusqu’à 10 % des fonds accumulés dans leurs comptes de capitalisation individuel. Cependant, cela ne prend pas en compte un grand nombre de travailleurs informels ou sporadiques qui n’ont pas cotisé ou qui ont payé des cotisations très faibles. Le caractère exceptionnel du contexte et l’urgence de disposer de ressources transforme le pouvoir de mutation sociale collective en une perspective de lutte individuelle et réactive.

De l’autre, des initiatives territoriales commencent à se répandre qui réinventent la « olla común » (« pot commun » ou soupe populaire) comme pratique solidaire d’alimentation collective basée sur l’auto-organisation. Les cartes postales jaunies de l’époque de la contestation populaire contre la dictature de Pinochet, congelées dans le temps par la recherche académique et les documentaires, reprennent couleur et mouvement. Dans certains cas, ces « marmites », gérées par les conseils de quartier, des communautés liées aux églises de quartier ou d’autres organisations territoriales reconnues institutionnellement, réapparaissent comme une réponse urgente à la crise. Cependant, de nombreuses autres « marmites communes » sont organisées à la faveur des liens créés dans la chaleur de l’éclosion sociale du printemps, lors d’assemblées auto-convoquées et de manifestations de rue, où de nombreuses personnes ont pu se reconnaître comme faisant partie d’un commun, sentiment pas si évident avant « les événements » critiques (« el estopín ») d’octobre 2019.

Les « marmites communes » marquent le territoire, tissant un réseau spontané de nœuds de rencontre et de coordination qui se propage à travers les plateformes numériques. Selon certains militants du cycle d’organisation actuel, elles permettent une coordination directe et pratique, sans la médiation – ou du moins ouvertement – d’organisations politiques partidaires. Les collectivités territoriales organisées de Playa Ancha, Concepción ou Villa Francia prennent conscience d’un flux d’actions communes, leurs initiatives ne sont pas coordonnées depuis un centre de décision stratégique. Leurs pratiques ne sont pas extraites de programmes ou de manifestes tout faits, mais prolifèrent plutôt au moyen d’exemples concrets et de propositions d’action typiques de la culture collective, autour de réseaux et plateformes wiki. Elles s’expriment comme des formes destituantes des machines idéologiques, à travers un horizon commun de méfiance et de rejet de l’intervention de la « vieille politique » qui impose des horizons d’action transcendants.

Tant l’exigence de récupération de l’épargne individuelle piégée par les sociétés d’administration des fonds de pension que les « marmites communes » peuvent être vues comme des mouvements stratégiques qui visent au rétablissement de la certitude par la multitude face à l’incertitude critique du présent provoquée par la pandémie de la Covid. Si chacune de ces stratégies se caractérise par une plus ou moins grande disposition à accepter le dialogue avec la machinerie étatique, elles n’ont pas encore forgé de position excluante. Elles se présentent comme des répertoires d’action dépourvus en eux-mêmes d’idéologie, opérant sur le même registre des solutions pragmatiques (« les vrais problèmes du peuple ») que celui sur lequel le régime politique chilien a fondé ses décisions, au nom de la rationalité néolibérale de gouvernement. Bien qu’il s’agisse encore d’un processus ouvert, ces exemples contrastent avec la manière dont l’« Accord pour la Paix Sociale et la Nouvelle Constitution » de novembre 2019 a été obtenu. Ils ouvrent la voie à une politique constituante qui se dirigerait vers une année de Printemps9 au Chili, même s’il n’est pas possible de définir clairement les vecteurs de leur pollinisation.

Accord / Rejet

Les dilemmes ne sont pas des dichotomies, ou du moins, tous les dilemmes ne sont pas résolus par des schémas stratégiques polaires. Après les résultats du plébiscite du 25 octobre 2020, dans lequel l’option du changement constitutionnel a triomphé avec 78,27 % des voix, il est important de s’inscrire dans un panorama historique, en intégrant rétrospectivement les conflits et les luttes qui permettent de décrire un processus constitutif à plus grande échelle temporelle que celle de l’année de déclenchement de « l’explosion sociale ».

L’ouverture de l’espace politique chilien survenue après le cycle des mobilisations pour l’éducation publique de 2006-2012, a dynamisé les anciennes politiques des partis et permis l’irruption d’initiatives telles que « Marca tu voto AC » (Marque AC – Assemblé Constituante – sur ton vote) pour les élections présidentielles de 2013. Il a été demandé d’inscrire les initiales de l’Assemblée Constituante sur le bulletin de vote pour indiquer massivement la volonté de changer de la Constitution imposée sous la dictature de Pinochet. À cette époque, ceci permettait de valoriser un morceau de papier inutile et de dessiner un lieu commun autour duquel articuler la convergence de demandes sociales hétérogènes.

La biopolitique de l’hibernation, forcée par la contingence pandémique planétaire, définit un nouveau scénario où les tensions d’octobre 2019 se sont réorganisées, favorisant des déséquilibres dans la gestion gouvernementale de la crise. Ceci ouvre des brèches dans les faiblesses du régime de consensus social imposé pendant la post-dictature chilienne, libérant des pouvoirs créatifs et la capacité de construire un cadre d’action commun à partir de la multiplicité. Mais cela peut aussi favoriser l’émergence d’expressions réactionnaires qui agissent en dehors des cadres institutionnels de la répression. Ce n’est pas un problème, mais une condition constitutive.

Le succès du référendum du 25 octobre 2020 n’est pas un objectif en soi après la floraison explosive du printemps, mais il ouvre un espace de négociation politique facilité par la puissance de la multitude. S’il s’agit d’un moment particulier, on ne peut pas dire que c’est « un moment du vrai » ni un moment « du faux ». Tenter d’expliquer de manière synthétique le flux des processus déclenchés après la floraison explosive du printemps, créer à la hâte une carte généalogique qui place historiquement le triomphe référendaire comme quelque chose qui s’est produit, avec une date (25 octobre) et un lieu (une place spécifique dans une ville spécifique), peut pré-conditionner une vision figée de la temporalité institutionnelle du conflit.

Les interprétations des tenants du « parti de l’ordre » peuvent y voir une opportunité de gérer les citoyens-spectateurs par l’angoisse et la peur – en cas d’adoption d’une position conservatrice ; ou, plus dangereux encore, imposer des résolutions immédiates, promouvoir l’action politique dans un présent total et irréfléchi. D’autres interprétations peuvent y voir un cadre pour prendre en compte les revendications de la foule précaire face à la crise pandémique, en exploitant des points politiques critiques et en favorisant la multiplication de sa puissance.

Traduit de l’espagnol (Amérique Latine)
par Michèle Collin

1 Après deux jours de négociations, au matin du 15 novembre 2019, les présidents des partis politiques à représentation parlementaire – avec l’auto-exclusion du Parti Communiste – ont signé l’« Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution », dans lequel il a été convenu un référendum, initialement prévu pour avril 2020. La copie du document original avec les signatures, ainsi que la première déclaration émise par les présidents des partis politiques, peuvent être consultées à l’adresse https://www.bcn.cl/procesoconstituyente/detalle_cronograma?id=f_cronograma-1

2 Palais présidentiel.

3 Les éborgnés par les tirs de flash ball de la police.

4 La Plaza Italia à Santiago, que les médias internationaux et les mêmes sur Instagram ont réifiée comme le cœur de la contestation chilienne, a été renommée Plaza de la Dignidad (Place de la Dignité) par les manifestants.

8 Le système de retraites chilien, datant de Pinochet, est entièrement basé sur la capitalisation individuelle. Ce capital est géré par des sociétés privées d’administration des fonds de pension (AFP). La réforme de ce régime est au cœur des manifestations d’octobre 2019.

9 Référence aux mois d’octobre, mois de printemps dans l’hémisphère sud.