Dans une interview, Gabriel García Márquez rappelait qu’il avait toujours voulu écrire un livre dans lequel tout se passerait comme une histoire qui pourrait en contenir tant d’autres et révéler ainsi nos propres entrailles. Il imaginait alors un récit se déroulant dans une maison, comme l’hyperbole quotidienne d’une histoire oubliée, condamnée à une infinie répétition cyclique. Des années plus tard, cette maison recevra le nom de Macondo1, et donnera naissance à un fantastique recueil de nos contradictions les plus humaines.
S’inspirant des guerres civiles du XIXe siècle et de l’intensification de la violence bipartisane (entre libéraux et conservateurs) après l’assassinat de Jorge Elicer Gaitán (1948), García Márquez dépeignit l’épuisement sans fin d’une violence qui résistait à mourir, ne connaissant rien d’autre qu’elle-même. Après tous les efforts déployés pour apaiser les passions et promouvoir une réconciliation attendue, un nouveau soulèvement était annoncé. « Dix jours après qu’un communiqué commun entre le gouvernement et l’opposition ait annoncé la fin de la guerre, le premier soulèvement armé du colonel Aureliano Buendía avait lieu à la frontière ouest. Leurs forces armées rares et mal équipées ont été dispersées en moins d’une semaine. Néanmoins, au cours de cette année-là, alors que libéraux et conservateurs tentaient de faire croire au pays la réconciliation, il tenta sept autres soulèvements ». (García Márquez, Cent ans de solitude, 1967, p 61).
Il y avait toujours une marge de manœuvre qui déclenchait de nouvelles luttes, une pulsion latente, comme les allumettes et la poudre à canon. Macondo maintenait les conditions précises pour entretenir le brasier. Après trente-deux guerres civiles (toutes perdues) et après avoir vu mourir dix-sept de ses aînés, Aureliano Buendía, fatigué et battu, comprit finalement « qu’il était plus facile de commencer une guerre que d’y mettre fin » (García Márquez, 1967, p. 71). C’est ainsi que García Márquez a reconstitué, à travers Cent Ans de Solitude, l’échec de la mise en œuvre de la « paix négociée » entre le général Gustavo Rojas Pinilla et les guérillas libérales, sous le commandement de Guadalupe Salcedo (1953). Après l’amnistie, de nombreux dissidents ont été assassinés, dont Guadalupe lui-même, ce qui a miné la stabilité des accords et créé les conditions de la transformation des guérillas libérales et la mise en place du conflit armé colombien.
Dans cette reconstitution fictive de l’histoire, on a pu entrevoir le souci qu’avait García Márquez de révéler la logique explicative de la reproduction de la violence en Colombie, marquée par un cadre d’effervescence sociale d’échelle continentale, qui a creusé de fait un fossé entre deux mondes opposés. D’un côté, le Cuba de la Première déclaration de La Havane signée le 20 septembre 1960, qui incarnait la possibilité d’atteindre, par la volonté populaire, la « terre promise », enfin palpable depuis les Caraïbes, et reproductible sur tout le continent. De l’autre, l’Alliance pour le progrès, une tentative des États-Unis d’étouffer l’exemple du processus révolutionnaire et de réaffirmer le contrôle de son « arrière-cour » ; toujours, le progrès pour la lutte contre le retard de développement.
Certains partis communistes latino-américains ont opté pour la voie armée, comme au Venezuela et au Guatemala, tandis que d’autres ont maintenu la lutte par le processus électoral, comme au Chili ou en Argentine. Le Parti communiste colombien (PCC) a opté pour un modèle qui combine les deux, recherchant des actions militaires qui favorisaient la dynamique politique entreprise dans le domaine social.
Bien que la combinaison de toutes les formes de lutte ait été établie par le PCC en 1964, les FARC2 ont été officiellement fondées en 1966. García Márquez a écrit Cent Ans de Solitude dans une sorte d’interrègne gramscien de violence, où la guerre bipartisane résistait à la mort et où la lutte des classes tardait à naître. Il semblait enquêter sur les « négociations ratées » de cette « paix frustrée » de 1953 et sur l’apparition de nouveaux symptômes morbides, comme un signe sans équivoque d’une nouvelle mutation de la violence politique.
Aujourd’hui, la Colombie fait à nouveau face à ces apories. Des mesures historiques ont été prises à la fin du conflit armé pour promouvoir des espaces de démocratisation et pour rendre possible la participation (même infime) de nouveaux acteurs dans les institutions. Toutefois, leur non mise en œuvre et l’absence (croissante) de caractère social de l’État, non seulement font persister les causes sous-jacentes du conflit armé, mais créent également un vide de l’autorité territoriale à la fois de l’État et de la guérilla : ce n’est pas la paix qui s’installe, mais le redéploiement des divers acteurs armés. Comme le serpent, la violence fait sa mue et renouvelle ses écailles.
L’accord de paix, un point de départ
Il serait inutile de retracer ici, même que partiellement, les transformations de la violence à chacune de ses étapes. Nous nous concentrerons sur la signification des accords de paix entre le gouvernement Juan Manuel Santos et les FARC le 24 novembre 2016, afin de comprendre leur impact sur la dynamique actuelle du conflit territorial par les acteurs armés. Dans cet objectif, nous chercherons d’abord à reconstruire certains éléments constitutifs des FARC qui nous permettront de comprendre certaines caractéristiques du conflit armé. Nous examinerons le processus de démobilisation et de désarmement, en exposant ses particularités, pour enfin analyser son incidence sur la corrélation des forces et les logiques de la criminalité présentes dans le « post-conflit ».
Les trois dernières générations de Colombiens ont été témoins et/ou acteurs – d’une manière ou d’une autre – de la mutation de la guerre en Colombie : la violence bipartisane des années 1950 ; la guerre entre la guérilla et l’État des années 1970 et 1980 ; la violence du trafic de drogue dans les années 1990 et la confrontation entre les factions de guérilla, les forces de sécurité étatiques, les groupes criminels, les paramilitaires et le trafic de drogue qui s’élargit aujourd’hui aux conflits d’influence territoriaux.
La constante, du XIXe siècle à nos jours, a été la dépossession de populations entières, plongées dans le désespoir et l’impuissance. Trois siècles de violence incarnent la fuite d’un peuple de ses coutumes et traditions, niant sa propre mémoire, dans un déracinement quotidien. Ce n’est pas sans raison que le pays où s’exprime le plus grand déplacement interne de populations de la planète, maintient également, de toute l’Amérique latine, la plus grande inégalité dans l’accès à la terre.
En conséquence, l’espoir d’une réduction significative des niveaux de violence après un accord négocié semble raisonnable, car un tel processus implique l’établissement de normes et d’institutions qui permettent d’offrir une médiation aux conflits sociaux, éliminant ainsi le jeu à somme nulle imposé par la guerre.
La Colombie, vue d’un télescope, semble confirmer cette orientation logique. En témoignent les réductions écrasantes des déplacements forcés, du nombre d’enlèvements, du nombre de victimes de mines antipersonnel et, en général, des meurtres de civils et d’(ex)combattants. Selon les chiffres officiels de l’Unité d’aide aux victimes de l’État colombien, la confrontation interne a fait en moyenne 3 000 morts par an. En 2017, ce chiffre a été ramené à 78 seulement. Un panorama qui annonce un avenir radieux. Cependant, cela cache l’obscurité dans ses entrailles. Des études empiriques de l’analyse des conflits internationaux de longue durée ont tiré la sonnette d’alarme. Elles soulignent la fragilité du maintien de la paix négociée et l’intensification de la violence suite à des maladresses, incompétences ou manques de volonté politique dans son application. C’était le cas du Salvador. Cinq ans après la signature des accords entre le gouvernement salvadorien et le FMLN3 en 1993, le pays a connu les plus hauts niveaux de violence de l’hémisphère. Est-ce un danger plausible pour le cas colombien ?
Les FARC en guerre et le vide dans la paix
Le conflit armé colombien, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est le fait de la transition d’une « guérilla sans guerre » à une guérilla « avec guerre ». Divers auteurs indiquent l’année 1978 comme le tournant : à ce moment émerge l’économie de la coca, à laquelle les FARC participent largement au milieu des années 1980, en faisant leur principale source de financement, même si elle s’accompagne d’enlèvements, de rackets et d’extorsion.
Les dirigeants des FARC étaient conscients que l’usage de ces rentes affaiblissait l’unité de la guérilla et sa combativité, de sorte que les dirigeants militaires ont imposé des contraintes normatives et bureaucratiques à leurs militants. Ils vivaient sans revenu (ordinaire ou extraordinaire), sans butin, sans vie de famille et sans espoir réel d’échapper à la guerre, engagés dans un militantisme à vie, conclu uniquement par la mort. Malgré cela, les membres des FARC se sont battus avec brio, faisant preuve à la fois d’habileté et de motivation dans le combat contre des adversaires dotés de meilleurs moyens techniques. Quand ils étaient sur la défensive, ils ne tombaient pas, et les défections étaient peu nombreuses. Ainsi, bien que le trafic de drogue ait permis de reproduire le conflit armé et la viabilité financière des FARC en tant qu’organisation de guérilla, il n’a à aucun moment offert à ses membres un style de vie ostentatoire. Il existe diverses motivations d’adhésion à la guérilla (affinité idéologique, vengeance, survie, famille, etc.), mais les incitations économiques sont peu importantes, elles n’expliquent pas la manière dont les FARC ont réussi à rester unies et compactes pendant plus d’un demi-siècle.
Ces divers points montrent un caractère organisationnel de la guérilla peu connu, dissonant avec l’image promue par de puissants médias nationaux et internationaux depuis tant d’années, qui ont qualifié l’insurrection d’« organisation terroriste », clairement délinquante, dont l’expansion spatio-temporelle n’aurait trouvé de cohérence explicative que par le trafic de drogue.
Par contre, les FARC ont maintenu une structure hiérarchique stricte, avec un contrôle de commandement stable, une présence permanente dans 25 des 32 départements au niveau national et la capacité d’appliquer le droit international humanitaire, comparable (et dans certains cas, supérieure) à celle de l’État colombien. Les cessez-le-feu unilatéraux décrétés par les dirigeants des FARC en sont un exemple : selon le Centre de ressources pour l’analyse des conflits (CERAC), ils sont respectés à 95 %. Cette condition leur permettait d’exercer un contrôle dans leurs zones d’influence, générant une certaine stabilité territoriale.
Avant l’accord de paix, les FARC comptaient 11 816 membres, dont des combattants, des militants emprisonnés et des miliciens non armés. Après la signature de l’accord, la guérilla a démobilisé 6 800 guérilleros, démantelant leur réseau de milices et livrant un total de 8 994 engins de guerre aux mains de l’ONU, dont des armes haut de gamme telles les Browning.50, les AK 47 et les mortiers industriels, soit en moyenne 1,3 arme par soldat4.
D’autre part, tout modèle réussi de désarmement et de démobilisation internationaux suppose l’existence d’une dissidence considérée comme « normale », qui varie entre 10 et 15 % des effectifs. On estime que le nombre de dissidents des FARC – ceux qui sont encore actifs et en combat – se situe entre 800 et 1 200 combattants, ce qui représente 6 à 10 % du total de ses membres (dans le cas des paramilitaires, 22 % ne se sont pas démobilisés). En d’autres termes, les FARC ont pleinement respecté le processus de démobilisation et de désarmement, cessant définitivement d’exister en tant que guérilla.
La disparition d’une structure armée d’une telle ampleur engendre un vide d’autorité territoriale majeur. Les FARC ont fonctionné pendant des décennies et dans plusieurs régions du pays comme un système de régulation des marchés licites et illicites, autour duquel d’autres acteurs gravitaient. Ils ont servi de médiateurs dans les relations sociales de ces lieux où les institutions colombiennes demeuraient absentes et silencieuses, tout à tour remettant en question le statu quo, ou le soutenant. Si 1978 a marqué une transition importante dans le conflit armé (d’une « guérilla sans guerre » à une guérilla « avec guerre », 2017 marque un tournant vers une « guerre sans guérilla ». Cela engendre un vide de commandement et d’autorité sur les populations, les ressources et le territoire qui – par omission de l’État – commencent à être disputées par divers acteurs, en particulier le narcotrafic et l’ELN (Armée de Libération Nationale).
Les intermittences de la Mort
Il n’y a pas eu d’exception. Tous, après avoir défié les élites politiques et économiques et bénéficié d’une amnistie auprès de l’État colombien, l’ont payé de leur sang. Du légendaire bandit libéral Guadalupe Salcedo – dont la mort, pour García Márquez en son temps, a constitué l’un des détonateurs qui ont favorisé la continuité de la violence –, en passant par le massacre de l’Union patriotique (UP) avec plus de trois mille membres systématiquement assassinés, – jusqu’au dernier des chefs de la guérilla M-19, Carlos Pizarro Leongómez ; tous ont payé de leur vie le prix d’une paix désirée.
Le cas des FARC n’est pas différent. Au moins 80 ex-combattants ont été tués depuis la signature de l’accord. Bien que prévisible, en raison du contexte historique, l’assassinat des membres des FARC s’inscrit dans les nouvelles tendances de la violence dans la « période post-conflit ». Si 2017 pointait une diminution des meurtres, 2018 débute sur une tendance inverse, à savoir une augmentation systématique des meurtres sélectifs, qui comptent à ce jour plus de 500 dirigeants régionaux assassinés. Un vrai génocide.
La grande majorité des assassinats de dirigeants – ainsi que d’anciens guérilleros – ont eu lieu dans des zones d’influence historique des FARC, avec des niveaux élevés de pauvreté et l’absence de l’État colombien. La démobilisation de la guérilla a modifié la réalité fondamentale de la guerre. L’État a vidé un espace parfait pour que s’y substitue un conflit entre factions criminelles, dont beaucoup sont issues du paramilitarisme et d’anciens partenaires des FARC, qui essaient d’imposer l’obéissance et la consolidation de leur autorité par des assassinats ciblés.
Les conflits, motivés par la culture de coca, les fournisseurs, les commerçants et/ou les couloirs de trafic, se concentrent sur les départements de Meta et de Guaviare, qui ont des débouchés fluviaux sur l’Amazonie (l’axe Miraflores-Vaupés) et le Venezuela (via Guainía et Vichada), ou la côte pacifique des départements de Nariño et Cauca. Au sud de Nariño, à la frontière avec l’Équateur, se trouve l’une des municipalités les plus importantes de ce nouveau conflit criminel, clé pour comprendre la nouvelle dynamique de la violence, la ville-port de Tumaco.
Là où les FARC étaient autrefois présentes, il existe aujourd’hui une douzaine de structures criminelles, dont les plus importantes sont les « United Pacific Guerrillas », le « New Order Group » et le « Gulf Clan ». Ces organisations se disputent le contrôle des cultures de coca, qui sont passées de 5 065 hectares en 2012 à près de 25 000 hectares en 2018, soit 16 % du total des cultures du pays (150 000 hectares)5.
La situation à Tumaco est exceptionnelle et urgente, avec une croissance des indicateurs d’assassinats sélectifs, augmentation de la culture de la coca et la restructuration en cours des acteurs armés. Elle commence à prendre un caractère national après 2017. De même les grandes capitales montrent une augmentation du nombre d’homicides, Medellín, Cali et Montería en tête de liste6.
Il semble que le processus de paix entraîne sa propre destruction, comme dans le cas d’une maladie auto-immune qui ne meurt ni tue. Un regard superficiel pourrait faire penser que la présence de la feuille de coca est une cause essentielle de la reproduction de la violence et donc, de l’assassinat de dirigeants sociaux, du retard et de la pauvreté dans les régions les plus cachées et oubliées du pays. Mais ce n’est pas la présence, mais l’absence qui est responsable de ce cycle sans fin.
Les zones productrices de coca manquent de distribution d’eau, d’infrastructures routières, d’écoles et d’hôpitaux. Sans moyens de subsistance, la feuille de coca devient une ressource précaire pour les communautés les plus vulnérables. Le Programme national de substitution des cultures d’usage illicite (PNIS) progresse lentement et les plans de développement territorial, stipulés dans l’Accord global de réforme rurale, ne concernent pas encore les zones les plus critiques.
L’absence de l’État, aggravée par le vide généré par la démobilisation des FARC, garantit le contrôle des « narcos » sur les communautés, le maintien de leurs conditions de multiplication et leur expansion dans la conquête de nouveaux territoires, favorisant la dissémination d’une nouvelle forme de confrontation armée, plus ciblée et criminalisée que les précédentes.
1 Macondo est le village fictif où se déroule Cent ans de solitude. C’est le village de la famille Buendía. Il est librement inspiré du village d’Aracataca.
2 Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (en espagnol, Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo), le sigle exact étant FARC-EP, principale guérilla communiste impliquée dans le conflit armé colombien.
4 À titre de comparaison, le processus de démobilisation des paramilitaires entre 2003 et 2006, aux mains du président Álvaro Uribe Vélez, a concerné 30 000 paramilitaires, qui ont remis 18 000 armes, soit en moyenne 0,6 arme par soldat. Au Guatemala (1997), le rapport armes/combattants était de 0,55 ; au Salvador (1993) de 0,32 ; au Kosovo (1999, 2001, 2003) de 0,57 ; au Népal (2006) de 0,1 seulement. Les FARC dépassent incontestablement ces chiffres.
5 Sistema Integrado de Monitoreo de Cultivos Ilícitos (Simci) y Oficina de las Naciones Unidas contra la Droga y el Delito.
6 Fundación Ideas para la Paz, « ¿Es posible continuar con la reducción de los homicidios en Colombia? », 2018, http://ideaspaz.org/especiales/infografias/homicidios.html