Avec La vie quotidienne des jeunes chômeurs [[La vie quotidienne des jeunes chômeurs de Sébastien Schehr, éd. PUF, 287 pages., la thématique du chômage fait peau neuve. Sébastien Schehr répond à une urgence qui, en France, ne s’était fait que trop attendre : celle de réfléchir à ce qui se joue, loin des seules statistiques, dans l’expérience du chômage et de l’intermittence ; celle donc de partir du « point de vue des chômeurs » pour apporter enfin une définition « en positif » du chômage qui s’avère être aussi une définition hétéronome de la précarité et de l’intermittence.
Un fait tout d’abord : la nouvelle centralité n’est plus l’emploi salarié mais bel et bien l’intermittence et donc le passage par l’expérience du chômage. Les chiffres rapportés par André Gorz dans la préface sont pour le moins éclairants : sur les quinze dernières années, les deux tiers des actifs auraient connu l’expérience de l’emploi discontinu.
Inversion de la norme, inversion du sujet parlant ensuite : Sébastien Schehr propose quatre portraits de jeunes chômeurs (on aurait préféré peut-être qu’il parle de jeunes « intermittents », puisqu’il exclut de son propos les chômeurs de longue période). Quatre images de quotidiens rendus sensibles par la reconstruction d’entretiens, par des flux de mots qui doutent, espèrent, inventent. Quatre périples auxquels font écho les analyses, rapportées ici avec clarté, des auteurs comme P. Greil, R. Zoll, etc.
De l’invention du chômage à l’inventivité des jeunes chômeurs
À interroger l’expérience vécue des jeunes, les manières multiples de vivre l’emploi et les temps hors de l’emploi, le discours « classique » sur le chômage prend plus qu’un coup de vieux. Un coup fatal est porté au discours institutionnel, au refrain médiatique, mais aussi à la plupart des études sociologiques françaises qui ont souvent servi de porte-voix à une conception culpabilisante et pauvre (dans tous les sens du terme) du chômage.
L’inventivité ou la créativité du chômage, voilà sans doute la clé de lecture de cet essai qui attaque les idées reçues et montre le décalage générationnel dans l’expérience du chômage. Pour les jeunes, le chômage (entendre ici temporaire) est de moins en moins vécu comme un temps mort ou un passage à vide, ou au mieux, comme un temps où le seul travail serait celui de rechercher un emploi (comme l’écrivent noir sur blanc outre-Manche les bureaux pour l’emploi du Workfare state, légitimant ainsi le versement de l’allocation-chômage). Il n’est plus ou pas univoquement un vecteur de désaffiliation sociale. Il est aussi une expérience qui ouvre sur de nouvelles potentialités tant collectives qu’individuelles, en appelant comme nouvelles exigences, la ré-invention du travail (au sens large), la production de sens et d’identités, la construction de « temporalités propres » (endogènes et non plus imposées) et celle de nouveaux « mondes sociaux «.
L’autre crise du salariat ou la reconquête du temps présent et du sens du travail
De cette intermittence imposée aux jeunes aujourd’hui, de ces exclusions plus ou moins longues hors de l’emploi (salarié) surgissent des aspirations existentielles nouvelles qui, par un effet de boomerang, conduisent les sujets à une prise de distance et de conscience critique à l’égard de ce qui se conjugue avec le salariat : à savoir, la linéarité du temps productif, la frontière étanche entre le travail et le loisir, la vision productiviste du loisir, la projection dans le futur qui est l’autre face de l’importance accordée à la carrière. En d’autres termes, ces anciennes déterminations peu modulables semblent être désormais moins attractives qu’en porte-à-faux avec les aspirations culturelles des jeunes qui se sont produites dans l’intermittence mais aussi en réaction à l’idéologie de « l’entreprise citoyenne ». Si les mots des jeunes, rapportés par l’auteur avec fidélité, sont parfois ambivalents, c’est que l’intermittence est souvent à la fois subie et désirée. Révélatrice d’un temps où le salariat n’imprime plus vraiment sa marque, la discontinuité de l’emploi peut en effet relever d’un choix de vivre et de travailler qui engagerait l’être tout entier. L’intermittence apparaîtrait alors comme le moyen privilégié, sinon le seul, pour répondre à une double quête.
La première quête, à laquelle on doit les plus belles pages de cet essai, est à la sortie des rythmes fixes dictés par le temps productif. Sortir du carcan du temps imposé, prévisible, rompre la routine (qui part de l’emploi pour imprégner la vie) pour inventer des « temporalités propres » et des rythmes « hétéronomes » ; pour ré-investir plus intensément le temps présent et ce qu’il recèle d’imprévu, de rencontres et de potentialités d’écart de parcours, etc. On remarquera qu’à cet agir conjugué au présent, qu’à cette précarité, font écho des formes de consommation qui semblent effriter le règne du crédit (au même titre que celui de la carrière). La seconde quête renvoie à la construction de l’identité individuelle et collective. À l’heure où l’emploi (salarié) n’engage souvent le corps et l’âme de l’individu qu’en les modelant, où l’entreprise ne favorise les débordements qu’en les contrôlant, le travail semble devoir déborder l’espace et le temps imposés par l’emploi pour produire du sens et de l’identité. Valeur sociale fondamentale, il appelle d’autres formes d’engagements et des combinaisons d’activité inédites : à côté ou en marge de l’emploi viennent se greffer des temps dédiés à la formation (construction de savoirs), des activités de débrouille (troc de services, petits travaux au noir, etc.), des activités sociales et bénévoles (dans des collectifs à réinventer), du travail créatif (que l’auteur appelle « travail-oeuvre »). On notera que ce déplacement du choix vers des activités qui produisent non seulement de la richesse sociale mais aussi du sens peut éclairer cette quasi-divinisation de « l’Artiste », particulièrement sensible aujourd’hui ; « l’Artiste » renvoyant alors la figure idéalisée de l’individu accomplissant oeuvre de sens et de « soi », donc pour faire bref, oeuvre de libération dans le travail.
La souffrance sous un autre visage
Qu’on ne fasse pas de faux procès à l’auteur, les situations de chômage et d’intermittence ne sont pas nécessairement des terreaux de créativité et de libération ! Sébastien Schehr est à mille lieux de l’optimisme du New Age. Si la créativité peut réussir à émerger de ces expériences et de ces vécus chaotiques, l’auteur n’a de cesse de rappeler (cherchant à éviter tout malentendu) que la souffrance des jeunes chômeurs reste aussi aiguë que celle de leurs aînés ; même si celle-ci, signe du temps présent, a bel et bien changé de visage.
La souffrance n’est plus seulement ou plus tant celle de se voir marginalisé et exclu, au premier chef par le discours, de la productivité sociale. Elle devient davantage celle d’affronter de nouveaux défis, matériels mais aussi existentiels : d’abord, bien sûr, se débrouiller pour vivre lorsque l’on ne travaille que de manière discontinue ou à temps partiel (autre norme en devenir) ; ensuite, chercher une sortie à l’alternative pauvre et sans avenir entre temps mort et temps de surtravail, entre travail et loisir, pour tenter, avec toute la difficulté que cela suppose, de maîtriser l’existence et de lui donner un sens. Il y a donc aussi dans cette expérience des risques de flirt avec la dépression, avec ce nouveau mal social qui est justement l’expression du vide que l’individu doit tenter de combler dans un monde où le sens n’est plus dicté par des normes tangibles. Bref, cette sociologie du quotidien fonctionne comme une mise en visibilité : l’invisible des vécus du chômage devient visible, réfléchissant une autre visibilité : l’apparition récente des chômeurs dans l’espace du politique. Centré sur les modes d’appréhension des formes du travail, l’essai de Sébastien Schehr éclaire ce temps contemporain où l’intermittence (subie mais aussi désirée) devient la nouvelle centralité et le point de départ pour penser la construction de nouveaux « mondes sociaux «.
On aura deviné qu’une telle réflexion se situe dans le sillage des travaux d’André Gorz où l’exil salarial n’est pas la fin du travail mais une quête de la liberté d ns le travail. Une quête où un nouvel engagement « corps et âme » finirait de réduire en miettes le miroir aux alouettes du discours managérial des années quatre-vingt. On aura donc aussi compris que la réflexion de l’auteur dépasse largement le terrain socio-économique pour investir les champs culturels et politiques et enrichir les expressions du mouvement social…
Quelques paroles volées au fil des entretiens
SÉBASTIEN SCHEHR – Est-ce que tu as vécu les horaires de travail comme une contrainte durant le mois où tu étais en apprentissage ?
ARIANE – Au début je le faisais sans problèmes. Je connaissais le rythme de l’école et donc le rythme de travail était un peu la même chose. Ça débordait un peu. Quand après j’ai fait mon CES, j’ai senti les différences et je me suis dit que je préfère mieux travailler à mi-temps. C’est vrai que côté argent tu n’as pas plus mais quand tu travailles à temps plein, tu es une vraie machine. À la fin du mois, c’est ce que je pensais. Travailler toute la journée pff… c’est ce que je pense encore. Mais quand tu travailles vraiment, quand tu n’as pas de recul, que tu n’as jamais rien fait d’autre, tu ne t’en rends pas compte.
SÉBASTIEN SCHEHR – Durant cette année, tu as continué de chercher au niveau casting ? Tu espères toujours faire carrière ?
ARIANE – Non, car maintenant j’écris mes livres et je cherche un éditeur. J’en ai peut-être trouvé un… pour le lire et c’est déjà beaucoup. Même si ça ne marche pas. J’essaye d’en écrire un autre, j’essaie de trouver autre chose.
KARL – C’est vrai que tu as du temps libre, mais justement, pendant ton temps libre tu te renfermes sur toi-même et tu réfléchis sur toi et ton devenir. Ce sont des pensées tout à fait négatives. Finalement, tu cherches à trouver des solutions dans les à-côtés pour ne plus y penser. Tu te lèves tard le matin, tu vas vite voir tes copains.
SÉBASTIEN SCHEHR – Si ton dossier de RMI se débloque rapidement, tu vas avoir le choix entre chercher du boulot et rester à la maison pour à peu près le même salaire…
MARIE – Si je le veux je peux rester à la maison… mais franchement non, j’ai déjà vécu cela trois ans et je n’ai plus du tout envie de le revivre. [… Si je gagnais au Loto, on ne me verrait plus ! Mais je crois que même si je gagne au Loto, cela ne m’empêchera pas de travailler.
SÉBASTIEN SCHEHR – Pourquoi ?
MARIE – C’est important de se prouver qu’on est utile à quelque chose.
SÉBASTIEN SCHEHR – Est-ce que tu crois que c’est en travaillant qu’on peut être utile ?
MARIE – Pour l’instant, je n’ai pas trouvé d’autres moyens… à part élever mon fils.
JO – Autour de moi, il y a surtout des personnes avec des statuts un peu particuliers : ils sont intermittents du spectacle, pions, étudiants, objecteurs de conscience… et ils savent que dans quelque temps, ils seront au chômage. Ce sont des statuts qui vont s’arrêter. Ensuite, ils verront, ils feront quelque chose mais pas forcément une activité qui s’étale sur des années où tu peux te dire : « C’est bon… a priori, je suis tranquille ». Ce sont plutôt des personnes qui vont perdre un statut et qui vont en gagner un. Je pense qu’ils ont une vision particulière des choses.
SÉBASTIEN SCHEHR – Qu’est-ce qui a changé dans ta perspective du travail ?
KARL – Et bien déjà, ce n’était plus les mêmes salaires. C’était plus dur car tu n’avais que le strict minimum, c’est-à-dire le SMIC. Alors tu te dis : « Merde, tu travailles comme un con, on te prend pour un con et en définitive cela ne sert à rien ». En plus pendant que tu travailles, non seulement tu te crèves mais en plus tu ne peux pas te permettre de réviser pour tes concours ou de chercher une place stable. En définitive, tu mets toutes tes chances à l’eau.
________
Quelques références reprises à l’auteur :
– A. Gorz (1991), Les métamorphoses du travail, quête de sens, Éd. Galilée.
– P. Greil (1990), « Temporalités et banlieue du travail salarié », Société, n° 30, pp. 39-50, Éd. Masson. – P. Greil, A. Wery (1993), Héros obscurs de la précarité, Éd. L’Harmattan.
– A. De Ronge, M. Molitor (1987), Les jeunes et le transitoire : les nouveaux contextes de la socialisation, Chômage marginalité et créativité, Centre Européen de la Culture, Université de Genève.