76. Multitudes 76. Automne 2019
Majeure 76. Est-il trop tard pour l’effondrement ?

Agir avant et après la fin du monde, dans l’infinité des milieux en interaction

et

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Pour tout amateur d’analyse de discours, la prolifération des contributions qui annoncent un effondrement des sociétés contemporaines, en reliant le changement climatique, la perte de biodiversité, la fin des hydrocarbures, l’aggravation des inégalités sociales ou les tensions géopolitiques, devrait suffire à occuper plusieurs vies de recherche. Il est vrai que cette fièvre collapsologique fournit un matériel de choix pour peaufiner les modèles et cadres d’analyse argumentative déjà mis en œuvre par le passé sur de grands dossiers d’alerte et de controverse. Néanmoins, l’accent mis dans nos travaux antérieurs sur les procédés rhétoriques et les formes d’argumentation opère un peu comme un trouble-fête dans le jeu des auteurs-acteurs qui surfent sur la ou les catastrophes à venir. En préférant les enquêtes et les descriptions détaillées aux montées en généralité sans contrainte, en refusant d’entonner, en tant que sociologues, le refrain d’une prochaine fin du monde « tel que nous le connaissons », sans en nier la possibilité, on réduit fortement les chances d’être propulsé sur le devant de la scène publique. Maintenir un peu de rigueur sociologique sur des questions traversées par la prose enflammée du scientifique lanceur d’alerte ou l’imprécation tragique du prophète de malheur, c’est courir le risque de figurer sur la liste noire des méchants dénégateurs (deniers), des climatosceptiques et autres anti-écologistes1. Le fonctionnement des arènes publiques qui favorise la polémique et l’attaque ad hominem est de ce point de vue impitoyable : ne pas choisir son camp et maintenir les discours à distance, c’est faire le jeu des gardiens de l’ordre économique et politique qui nous mène au désastre ; si l’analyste n’a pas d’intérêt à cacher, s’il ne fait pas montre de lâcheté, voire de cynisme, c’est qu’il est trop idiot pour saisir la réalité et l’importance des problèmes !

Un regard pragmatiste sur les visions du futur

L’objectif d’une recherche sociologique n’est pas d’imposer une hiérarchie des risques et des catastrophes, en cours ou à venir, ni de prétendre définir les bonnes manières d’enquêter et de raisonner. Par contre, l’attention aux manières d’argumenter et de raconter ce qui se passe, d’imaginer ce qui peut advenir, est un préalable à la reconstruction d’autres trajectoires possibles pour les systèmes sociaux. À vrai dire, la sociologie pragmatique des transformations telle que nous la pratiquons s’intéresse tout autant aux récits et aux arguments qu’aux expériences sensibles, aux dispositifs et aux instruments, aux milieux et aux contraintes matérielles de l’action et du jugement dans le monde2. En refusant la réduction à une forme et une seule de raisonnement, et en préférant l’hypothèse d’une indétermination du futur face à toute posture téléologique, on renvoie dos à dos les prophètes de l’effondrement et leurs détracteurs, liés aux porteurs de projets technoprogressistes ou de groupes d’intérêts favorisant la voie conservatrice du business as usual.

Essayons d’expliciter et de reformuler en quelques lignes la différence que produit un regard pragmatiste sur la criticité particulière des visions du futur qui caractérisent la période contemporaine. Au fil des échanges qui ont suivi la parution d’Aux bords de l’irréversible, nous avons esquissé une nouvelle matrice des futurs, permettant de mettre en perspective quatre régimes d’énonciation et d’action qui ne cessent de s’influencer, de s’opposer ou de se superposer, parfois chez les mêmes acteurs, dans le même cours d’action. Si l’opposition entre effondrologie et technoprogressisme surdétermine bien des discours publics, le simple fait de prendre au sérieux deux autres régimes d’énonciation rend possible une plus juste distance axiologique, tout en ouvrant sur des assemblages plus complexes et polyphoniques.

Qu’en est-il en effet du régime de la régulation institutionnelle des dangers, des risques et des vulnérabilités ? Inefficace pour les catastrophistes, tueur d’innovation pour les technoprogressistes, le régime de régulation semble en crise perpétuelle. Il est identifié à une « politique des petits pas », qui n’est pas à la hauteur des urgences. Depuis plus d’une décennie, la quête d’une « bonne gouvernance des risques » est doublée par un tout autre régime d’énonciation et d’action : la fabrique de prises alternatives sur le futur mettant en avant le foisonnement des expériences et des bifurcations à l’œuvre sur le terrain, au cœur des pratiques. Cela dit, alors que la régulation est facilement dénoncée pour son ancrage dans la bureaucratie, l’engagement dans les expériences alternatives est souvent traité dans le registre de l’utopie. Pour briser cette circularité et se démarquer des grands récits, le geste pragmatiste consiste à remettre les visions du futur et les valeurs qui les sous-tendent au cœur des processus, des opérations et des pratiques par lesquelles s’élaborent des prises et des emprises. Ainsi, rendre compte des expériences individuelles et collectives contemporaines face aux bouleversements politiques, économiques, technoscientifiques et écologiques, c’est travailler aux points de jonction, de friction et de recomposition entre une pluralité de régimes d’énonciation saisis dans leurs réalisations les plus concrètes.

Quatre régimes d’énonciation et d’action

La formalisation de quelques traits marquants ne saurait réduire les combinaisons indénombrables issues des expériences pratiques et des chocs répétés liés à l’enchaînement, chaotique et pour le moins imprévisible, d’événements marquants qui sonnent comme autant d’effondrements et de reconstructions situés. Mais la matrice proposée ci-dessous a surtout pour but d’assurer la continuité des échanges critiques, aussi bien avec les auteurs qui trouvent que nous attachons trop d’importance aux formes mineures de l’expérience, qu’avec les tenants de l’effondrisme, qui voient dans le détour sociologique une manière d’esquiver l’anticipation et la prise en charge des malheurs à venir. La situation est en réalité un peu plus compliquée. Nous observons toutes sortes d’effondrements, à toutes les échelles, mais aussi le travail continu des acteurs, aux prises avec des dispositifs et des milieux, œuvrant à sauver des situations, éviter des répétitions dramatiques, inventer des voies alternatives – ce qui n’exclut en rien des moments d’effroi ou de panique, cognitive ou morale.

La figure ci-dessous met en perspective dynamique quatre régimes d’énonciation visant à fixer les futurs. Essayons d’en expliciter quelque peu la structure.

1. Commençons avec la fabrique des futurs dans la perspective d’un effondrement systémique, dont la résonance publique n’a de cesse de se confirmer. S’il s’agit bien plus d’une amplification des effondrements actuels que d’une rupture catastrophique radicale (collapse), ce régime rassemble tous les éléments qui attestent, pour les énonciateurs, une prochaine fin du monde tel que nous le connaissons. L’analyse argumentative de ce régime ne doit pas être interprétée comme un refus de prendre au sérieux l’hypothèse d’un effondrement systémique. Au contraire, c’est pour mieux saisir les conditions de félicité de tout énoncé collapsologique qu’il paraît indispensable de caractériser les ressorts d’un genre discursif, qui n’est peut-être pas si extraordinaire dès lors qu’il surgit constamment dans les interactions les plus ordinaires. Les travaux académiques sont déjà nombreux, depuis la promotion du catastrophisme éclairé3 jusqu’à l’ethnographie du survivalisme4, en passant par la dénonciation de l’usage stratégique des crises par le capitalisme5, la modélisation des cycles d’émergence et de déclin des civilisations6, ou encore la pensée de l’après-apocalypse7. Le sujet est pourtant loin d’être épuisé, et son actualité plaide pour étudier au plus près la manière plus précise dont s’organisent ou se réorganisent les acteurs sous contrainte de l’effondrement8.

2. Une tout autre logique discursive lui fait face, celle de la rupture technologique radicale, rendue possible par une science potentiellement omnipotente. Si ce régime reprend des représentations de l’imaginaire socio-technique du xxe siècle, il se propage via de nouvelles promesses, en entreprenant le futur à partir de multiples innovations technoscientifiques. Déjà à l’œuvre ou encore lointaines, ces innovations permettent d’afficher une version optimiste, littéralement technoprogressiste, du futur à moyen et long terme. Ici les énonciateurs ne nient pas la ou les crises en cours, mais entendent les surmonter en les dépassant par la rupture avec « l’ancien monde ». Depuis plusieurs décennies, ce régime d’énonciation se nourrit de toutes les activités qui ouvrent de nouveaux fronts, des bio- et nano-technologies aux nouvelles missions spatiales, en passant par la géo-ingénierie ou la généralisation du numérique et des gouvernementalités algorithmiques. Comme pour l’effondrement, l’hypothèse de la rupture technologique donne lieu à des boucles réflexives et critiques, ramenant in fine, dans les moments de révision réaliste des croyances, vers la vieille rhétorique de l’innovation, désormais « responsable » et s’engageant à gérer les conséquences des formes de prédation nécessaires à son fonctionnement. Autrement dit, il est possible d’adopter ce régime en marquant ses distances vis-à-vis des thèses les plus radicales, comme celles des transhumanistes, des tenants de la singularité ou des accélerationnistes9.

3. Le troisième régime, celui de la régulation, a subi ces dernières années autant de chocs que de reconfigurations majeures. Il est fondé sur l’idée qu’une bonne gouvernance des crises et des risques passe par une redéfinition des instruments de gouvernement, engageant des expertises plus collectives, des instances de contrôle et de vigilance plus indépendantes, un usage systématique des grands principes issus des conflits sanitaires et environnementaux, mais aussi des scandales financiers de la fin du xxe siècle, comme le droit du lanceur d’alerte, le droit à l’information, le principe de précaution (Charte de l’environnement), la participation des publics (convention d’Aarhus), le principe pollueur-payeur, le principe de compensation écologique ou plus récemment le principe de non-régression en matière environnementale… Ce régime s’impose dès que l’on s’approche de l’univers des agences, qui composent une constellation normative multiscalaire, avec un enchevêtrement de normes et de dispositifs cognitifs collectifs. Cela ne va pas sans tensions ni frictions, notamment entre échelles globales et régionales, mais cet univers de la régulation, hautement codifié et procéduralisé, alimente l’idée de capacités de régulation et de boucles de contrôle, de potentiels réflexifs qu’il suffit de libérer, dans une version quelque peu luhmanienne du fonctionnement des systèmes sociaux. Loin d’être idéalisée, dépendant largement des rapports de forces entre acteurs publics et privés, cette version de l’avenir des systèmes mêle dans des agencements composites toutes sortes d’entités, porteuses de définitions différentes du général et du particulier, du bien commun et de l’intérêt privé. Entretenir la défense des biens publics dans une sorte d’architectonique post-société du risque, suppose la présence active, et même suractive, d’acteurs critiques, durablement associés au devenir des institutions10.

4. Le quatrième régime a incontestablement la faveur des chercheurs qui s’inscrivent dans le mouvement pragmatiste. Les multiples acteurs qui se saisissent des tensions et des troubles, des dysfonctionnements et des processus critiques pour recomposer des mondes en créant des alternatives sont en effet au cœur de nombreuses enquêtes empiriques. Les trois autres régimes d’énonciation sont d’ailleurs très souvent vus et interprétés par les sciences sociales contemporaines depuis le régime de l’agir alternatif. On retrouve ici ce que nous avons placé sous la notion de contre-anthropocènes : il s’agit de voir s’ouvrir continûment des possibles à partir d’expériences locales, de plis et de replis, de mouvements de reconstruction ou de déplacement à partir d’interstices, de zones du dedans transformées en zones du dehors. La plasticité particulière de ce régime vient de ce qu’il rend possible des coalitions discursives convoquant tour à tour des bribes de catastrophisme11, des instruments de régulation et des logiques d’innovation, comme dans les domaines des énergies renouvelables, des villes en transition ou des agricultures alternatives. Comme on le voit à travers les ZAD, et dans la plupart des mouvements écologiques de terrain, le degré de radicalité des expériences ne cesse de varier et de provoquer autant de scissiparité que d’expérimentation. Ce qui a pour vertu de maintenir ouverts les futurs !

Des ouvertures d’avenir dans les milieux en interaction

En explorant l’engagement discursif et pratique des figures de l’irréversibilité, on met le doigt sur la diversité des formes de bifurcations qui germent au cœur de processus critiques dont la destination n’est jamais totalement déterminée par avance. Si les dégâts enregistrés à certaines échelles sont déjà tangibles, et si les interdépendances produisent des propagations de pathologies fatales pour de nombreuses formes de vie, des espaces de possibles et des ouvertures d’avenir prennent corps dans des micromondes. Il est dès lors décisif de rendre intelligible la manière dont s’élaborent, en contexte, de nouvelles prises individuelles et collectives sur des mondes constamment en train de se refaire12. L’enquête s’ouvre à de nouvelles cosmologies moins exclusives13, dans lesquelles l’attention et le soin l’emportent sur l’appropriation et le calcul14. Investir les plis et les replis, les trous et les interstices, les bords et les marges n’est jamais en pure perte. S’y jouent les capacités de reconfiguration, de rebondissement ou de rupture. C’est d’autant plus vrai que l’agir démocratique, celui qui assemble autogouvernement, production ouverte de porte-parole et contrôle continu des pouvoirs, se forme et se réforme dans les interstices – lesquels ont toujours hanté les régimes autoritaires.

Plus que jamais, la sociologie doit s’atteler à identifier, mettre en perspective et en discussion, les façons d’avoir et de donner prise — ce qui suppose d’associer une approche pragmatique par l’enquête et un regard critique, par la discussion des catégories et des normes. C’est en tout cas une des conditions pour interroger et réarmer les stratégies de résistance ou de déplacement face à des formes de gouvernement qui ont de fortes chances de conduire nos démocraties, ou ce qu’il en reste, au fond d’une série d’impasses politiques, économiques et écologiques. Lesquelles finiront par… donner raison aux effondrologues !

1 Le retournement axiologique est fréquent dans la pratique des sciences sociales, souvent sous pression de crises ou de conflits. Elle avait marqué l’année 2009, celle de la COP de Copenhague, où la flambée climatosceptique avait contraint à mettre à distance les approches trop constructivistes des sciences du climat. Voir F. Chateauraynaud, « Processus d’alerte, épreuves de vérité et controverses publiques. Pourquoi les climatosceptiques ne sont pas des lanceurs d’alerte », Les Cahiers de Global Chance, janvier 2011, http://www.global-chance.org/IMG/pdf/GC28p13-16.pdf.

2 F. Chateauraynaud et J. Debaz, Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Paris, Pétra, 2017. L’ouvrage expose trois matrices visant les manières d’énoncer les futurs. Nous ne les redéveloppons pas dans cette courte contribution mais proposons une quatrième matrice destinée à mieux saisir les échanges, les tensions et les incommensurabilités entre visions du futur.

3 J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2004.

4 R. G. Mitchell, Dancing at Armageddon. Survivalism and Chaos in Modern Times, Chicago, The University of Chicago Press, 2002.

5 I. Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Gallimard, 1999 (1997) ; N. Klein, La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud, 2008.

6 J. Leslie, The End of the World: the Science and Ethics of Human Extinction, London, Routledge, 1996 ; J. M. Diamond, Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006 ; E.M. Conway et N. Oreskes, L’Effondrement de la civilisation occidentale, Paris, Les liens qui libèrent, 2014.

7 T. Homer-Dixon, The Upside of Down. Catastrophe, Creativity, and the Renewal of Civilisation, London, Souvenir Press, 2007 ; E. Roe, Making the Most of Mess. Reliability and Policy in Today’s Management Challenge, Durham, Duke University Press, 2013 ; A. Tsing, The Mushroom at the End of the World. On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton, Princeton University Press, 2015.

8 C. Tasset, « Les « effondrés anonymes » ? S’associer autour d’un constat de dépassement des limites planétaires », La Pensée écologique, (3), 2019, p. 53 62.

9 Voir les débats développés dans le volume 56 de Multitudes en novembre 2014.

10 Sur le type d’architecture juridique qui s’est élaboré depuis les années 1980 et qui a gagné en visibilité comme en légitimité tout en faisant l’objet d’attaques incessantes de la part des pouvoirs économiques organisés, voir M.-A. Hermitte, Le droit saisi au vif, Paris, Pétra, 2013.

11 Au sens ici de Luc Semal, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Paris, PUF, 2019.

12 E. Kirksey, Emergent Ecologies, Durham, Duke University Press, 2015.

13 E. Viveiros de Castro, Cosmological Perspectivism in Amazonia and Elsewhere, Manchester, HAU Masterclass Series, 1, 2012, pp. 45-168.

14 D. Haraway, Staying with the trouble: making kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016 ; E. Hache, Ce à quoi nous tenons : propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2011.