86. Multitudes 86. Printemps 2022
Mineure 86. Le territoire, une affaire politique

L’aporie de la France maritime
Faire territoire par la démocratie

et

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Dans sa vision jacobine centralisée, le pouvoir a toujours regardé d’en haut ses territoires, toujours suspectés de remettre en cause l’unité qu’il incarne, ne cessant d’en redéfinir les contours dans diverses approches technocratico-administratives. Ceci, en restant toujours dans une posture continentale qui marginalise les territoires maritimes et leur interdit de prendre en compte tous les enjeux économiques portés par leur caractère hybride.

Toute la pensée territoriale a été asservie, des décennies durant, par le carcan gaullien de l’aménagement du territoire, moment qui s’inscrit, il est vrai, dans la beaucoup plus longue histoire du centralisme républicain, lui-même simple épigone du colbertisme. On devrait donc considérer la vogue actuelle des territoires au pluriel et du local comme un formidable renversement, plus encore, une remise en cause de l’Anthropocène. Il faut pourtant situer l’alternative dans toute sa complexité. Nous voudrions mettre ici en évidence le rôle essentiel de la gouvernance économique de ces territoires, telles que nos analyses des acteurs des régions dites portuaires et maritimes le mettent en avant en Europe.

La méprise maritime

Bien que plusieurs territoires maritimes en France soient des pointes avancées de l’Europe vers ses deux mers principales, et donc, vers la circulation mondiale, le maritime qualifie encore essentiellement une dimension de puissance souverainiste et soigneusement externalisée par des qualificatifs imprécis comme « ultra », « outre », ou encore, « périphérique », sans parler de « sous » marin. L’espace dit maritime dévolu aux territoires par l’État est donc confiné aux côtes, pour ne comprendre essentiellement que le tourisme et la plaisance, auxquels s’ajoutent nécessairement la pêche et désormais, l’environnement. On doit considérer qu’historiquement, une France dite maritime n’a vraiment existé qu’au temps de l’impérialisme colonial, et dans une conception essentiellement militaire. Le Musée de la Marine national et officiel est d’ailleurs encore naturellement parisien, et toujours dirigé par un officier de la Marine nationale. N’en subsistent aujourd’hui que les arsenaux et la flotte nucléaire, mais l’État régalien a aussi conservé la gestion des grands ports, parce que dévolus essentiellement à l’approvisionnement national en matières premières. C’est dire d’entrée que l’immense révolution maritime du tournant du siècle, la mondialisation, avec 90 % des échanges commerciaux mondiaux mis en conteneurs1, a été largement loupée par des ports « autonomes » de leurs villes et de leurs territoires, dont la fonction était toute autre, polarisée par les tonnages de pétrole et charbon. Au même moment pourtant, la logistique favorise tous les ports gouvernés, non par un État souverain, mais par leur propre territoire (souvent la municipalité) qui tire pleinement profit de ce nouveau rôle de place, essentielle aux échanges mondialisés, tant de marchandises qu’immatériels.

On examinera plus précisément les potentialités démultipliées des ressources de ces territoires hybrides en les abordant des deux points de vue, le premier, continental, à travers leur ouverture fluvio-maritime sur l’Europe et le monde, le second, maritime, à travers l’analyse des capacités éoliennes de leurs côtes ; soit deux ressources hybrides jusqu’à présent totalement délaissées par le pouvoir central.

La ressource fluvio‑maritime

La connexion des deux modes de circulation, maritime et fluviale, est systématiquement niée par une administration pratiquant la dichotomie administrative du statut de nos ports : ils sont soit maritimes soit fluviaux. Or, cette division est d’abord rendue obsolète par la dimension continentale de la logistique d’une Europe pénétrée profondément par toutes les places maritimes ayant la chance de disposer d’un fleuve. D’autant que se creusent de nouveaux canaux qui lient les fleuves entre eux afin de pouvoir desservir encore plus de continents. Par le Rhin-Main-Danube, les capacités de distribution des places atlantiques comme Rotterdam et Anvers traversent désormais toute l’Europe jusqu’à la Mer Noire. De même, le pôle de Hambourg/Brème vise l’est de l’Europe vers Berlin. Maritime et fluvial, le glissement liquide s’avère être définitivement le plus utilisé par la logistique inter-continentale. Et le plus durable aussi.

Fernand Braudel promouvait ardemment l’opportunité économique détenue par ce qu’il dénommait l’« isthme français ». Celui-ci a la chance unique de s’ouvrir sur les deux façades maritimes principales du continent, en disposant sur chacune d’elles d’un puissant port desservi par un fleuve pouvant facilement être lié au grand axe européen du Rhin2. Pourtant en France, aujourd’hui encore, aucune des deux liaisons de la Seine et du Rhône avec le Rhin n’a été réalisée, alors qu’elles ne rencontrent pas le moindre obstacle technique majeur. C’est que le faible trafic de conteneurs du Havre et de Marseille ne dessert qu’un arrière-pays hexagonal pour lequel l’État se contente de privilégier une logistique centrée sur les camions3.

Dès lors, si les trafics des grandes villes portuaires européennes combinent le fleuve et la mer pour le tiers environ de leur circulation totale à travers le continent, les deux (« grands ») ports de l’isthme privilégié de Braudel sont encore en peine d’en faire seulement un dixième. Le potentiel est donc immense, notamment pour les villes de ces ports, au chômage très élevé, alors que l’activité logistique autour du traitement des conteneurs est créatrice de richesses et d’emplois dans la cité. C’est que des ingénieurs d’État, nommés là quelques années en fonction de leur avancement hiérarchique pour gérer des espaces « autonomes » de la ville4, ne se préoccupent guère de l’emploi local comme le font les premiers échevins de villes portuaires comme Anvers, Rotterdam ou Hambourg, en charge de la gouvernance de leur port, puisqu’il est source dominante de richesses et d’emplois. Peu importe, selon l’histoire de chacun des territoires, que le gestionnaire soit la ville, la région, le land ou encore la métropole, c’est de fait la société civile qui cherche à tirer au mieux parti de ses ressources.

Une autre activité, très liée au fluvio-maritime, se développe considérablement dans l’optique d’une circulation moins polluante au sein du continent européen, c’est le cabotage. Les ingénieurs d’État des ports de l’Hexagone ont toujours minoré cette activité de petits tonnages alors qu’elle génère pourtant énormément de plus values et d’emplois. Seuls de trop rares entrepreneurs privés soutenus par leur région ont pu développer certaines relations inter- régionales et transnationales. Alexis Gourvenec et sa Brittany Ferries entre la Bretagne et l’Angleterre, puis d’autres pays atlantiques, innova dans ce type de relations durables pour lesquelles, là aussi, les régions de l’isthme français devraient assumer un rôle majeur en Europe.

La ressource
de l’éolien maritime

L’éolien maritime est un autre domaine bloqué par l’État français. Les potentialités des régions maritimes de l’Hexagone représentent la deuxième ressource européenne en la matière, avec des côtes particulièrement venteuses en continu, comme en Bretagne et en Normandie. Pourtant, pas la moindre éolienne maritime n’est encore branchée en 2021 sur le réseau national, alors que l’Europe du Nord en compte plus de 5 000, le Royaume-Uni en tête, suivi par l’Allemagne et de plus petits pays à forte densité de population, comme les Pays-Bas (537) ou la Belgique (399). La France accumule donc plus de vingt-cinq ans de retard et commence tout juste à construire ses premiers parcs à Saint-Nazaire, Courseulles, Fécamp ou Dunkerque, qui ne seront actifs qu’en 2025/27. C’est que le principal opérateur désigné n’est autre qu’EDF, entièrement accaparé par ses catastrophiques infrastructures nucléaires d’EPR et déchets. Il s’ensuit, logiquement, que pas une entreprise française ne figure parmi les constructeurs européens des pales et rotors, pourtant en plein essor. Simple confirmation de l’énorme contre-productivité du tout nucléaire quand on sait qu’EDF-Renouvelables, filiale à 100 % EDF, développe son excellence en matière éolienne dans le monde entier depuis vingt ans. Pire encore, les zones d’interdiction d’implantation d’éoliennes maritimes, censées gêner des radars de l’armée, viennent quasiment de doubler en 2021, jusqu’à concerner 70 % de notre territoire, un phénomène là encore unique en Europe5.

Cette politique résolument continentale et tout nucléaire de l’État doit donc impérativement être dépassée par l’action des territoires valorisant tous leurs potentiels, à la fois terrestres et maritimes. Les subventions de l’Union europénne aux énergies renouvelables ne manquent pas depuis la crise du Covid. Le paradoxe est que ce sont des entreprises privées européennes, comme Orsted ou Siemens (lié à l’espagnol Gamesa), ou le chinois Sewind, qui investissent dans les éoliennes. L’État a rendu quasi impossible l’essor d’une filière industrielle d’énergie marine française : la branche énergies marines d’Alstom a été cédée à General Electric comme la branche éolienne d’Areva l’a été à Siemens (ce que souligne La France Insoumise).

L’État désigne les résistances citoyennes comme facteur de blocage de l’éolien, les réduisant à des attitudes nimby ou à des actions de lobbying censées ne défendre que des intérêts locaux et/ou particuliers. Là se situe le cœur de la prépotence étatique qui affirme toujours détenir le monopole de l’intérêt général. Même le processus dit de Débat public, obligatoire pour chaque grand projet d’infrastructure, se résume à une concertation organisée d’en haut par le maître d’œuvre du projet, simple procédure d’information sans participation aucune en amont de l’élaboration du projet. Face à la logique des ingénieurs d’État, ne reste alors aux habitants qu’une contestation purement improductive par des recours judiciaires.

Politiquement, il apparaît que seuls les Verts ont l’appréhension théorique indispensable pour prendre en compte et valoriser l’ensemble des ressources terrestres et maritimes de leurs territoires au sein de l’Europe, avec le soutien de populations perdant de plus en plus confiance dans le jacobinisme tout nucléaire. Mais à condition pour cela de délaisser une vision décroissantiste et trop étroitement environnementaliste, également désespérante. La question est, en effet, tout aussi politique qu’économique. Émanciper les citoyens d’une délégation de tous leurs pouvoirs à une technocratie centralisée qui s’avère clairement incapable de répondre aux nouveaux enjeux, implique de redonner aux citoyens le goût et l’ambition économique d’améliorer les potentialités de leurs territoires. L’analyse sociologique montre d’ailleurs que c’est le cas de pratiquement toutes les gouvernances territoriales non centralisées en Europe. Pourquoi et comment Hambourg ou Anvers ont pu installer des milliers d’éoliennes maritimes en face de leur ville ? N’y a-t-il pas, là-bas aussi, les mêmes pêcheurs, retraités ou baigneurs que ceux censés tout bloquer dans l’Hexagone ? La différence tient à la démocratie locale, qui gouverne aussi l’économie. Redonner cette ambition de développement économique aux territoires de l’Hexagone n’a donc rien d’un quelconque rétrécissement local dans la mesure où ils sont dans la situation d’innover des collaborations réellement productives entre eux et dépasser les rivalités de clocher toujours très soigneusement exacerbées par le centre. En bref, adopter des pratiques « glocales », à la fois locales et globales, terme toujours soigneusement banni par tous les pouvoirs institués.

Inventer des gouvernances économiques de territoires

Soit une reconsidération des territoires concrétisant l’hypothèse théorique de Bruno Latour d’un nouveau régime politique6, en la liant pour la France à la nécessité politique d’une gouvernance non étatique7. Plusieurs fortes accointances des deux logiques, celle du jacobinisme avec celle l’ultralibéralisme, visent à laisser croire que toute tentative de reterritorialisation est impossible. Même avec une histoire différente, les deux idéologies considèrent en effet citoyens ou populations comme largement incapables d’appréhender la complexité des questions, économiques notamment. Ces masses inhabiles obligent donc à donner un rôle prédominant aux experts apportant la solution – au singulier – à chaque question posée par le pouvoir, que ces experts soient, selon le système, de hauts fonctionnaires des grands corps d’État dans les ministères ou des spécialistes privés des institutions de la finance. Dans les deux systèmes, le consensus est octroyé d’en haut, la société n’intervient que pour avaliser les décisions8.

Soit un travail nécessaire, au sein de chaque territoire, pour réapprendre à débattre publiquement, c’est-à-dire, instaurer des procédures permettant l’exposition des points de vue divers sur un même sujet. Le centralisme a depuis longtemps vidé les débats de chaque cité sur son développement. Une lecture des ténues presses locales françaises suffit à le montrer en comparaison des épais quotidiens édités par les villes européennes. En France comme partout, la communication des institutions locales prend mille tours nouveaux, mais on veut parler ici de débats, c’est-à-dire, de confrontations publiques de points de vue différents, pour rendre productif le dissensus pour la communauté. Le jacobinisme est l’exacte pensée du contraire, le consensus majoritaire interdisant tout dissensus, et toutes autres pratiques de cohabitation et de proportionnelle. Sans attendre une VIe République plus démocratique, les territoires possèdent dès maintenant la pleine capacité d’instaurer en leur sein, chacun à leur manière, des instances publiques de débat.

Ce problème démocratique de gouvernance des territoires est ignoré par un État qui préfère se focaliser sur le paramètre quantitatif de plus « grandes » régions censées avoir plus de poids dans l’Europe9. Il est pourtant clair que beaucoup de länder qui épousent juste la taille de leur ville, même si rebaptisée métropole, savent activer d’énormes investissements auprès de multiples instances. Il n’est nullement question de taille mais bien de stratégies économiques que certains territoires sont capables de mener par leur dynamique démocratique. C’est là précisément la capacité historique de la ville « libre », comme on dit encore en Europe du Nord, de confronter les stratégies de développement de ses citoyens pour s’affirmer aujourd’hui. La volonté de dépassements du centralisme constitue le moteur majeur du développement économique des territoires à saisir ici et maintenant.

1Thierry Baudouin, Michèle Collin & Claude Prélorenzo, (eds.), Urbanité des cités portuaires, Collection Maritimes, L’Harmattan, Paris, 1997.

2Sur la situation de l’isthme hexagonal, voir l’ultime ouvrage de Fernand Braudel, L’identité de la France, tome 1, Flammarion, 1986.

3Mépris également du ferroviaire : le premier port conteneur, Le Havre, a pu vendre sa gare frêt, non remplacée à cette heure, pour que la ville en fasse un stade de foot !

4Allusion à l’ancienne dénomination (« ports autonomes ») des ports gérés par l’État (à présent, « grands ports maritimes »).

5Yannick Jadot, Dimanche en politique, BFM TV, 17 octobre 2021.

6Contre l’idéologie de l’homoeconomicus universel, voir la sociologie économique prônée par Karl Polanyi puis Mark Granovetter qui analysent l’embededness fondamentale de l’acteur dans ses relations sociales, à la fois locales et globales.

7Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.

8Barbara Stiegler, Il faut s’adapter, Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.

9La réforme de 2008 des « grands » ports tourne au même fiasco : on ne parle même plus de leur progressif déclassement en Europe mais à présent, de leur « marginalisation ». Voir divers rapports de l’Assemblée nationale.