Entretien entre Fanny Lopez
& Alexandre Monnin
Alexandre Monnin : Tu mobilises dans ton avant-dernier livre1 le concept de commun négatif en lien avec les questions énergétiques. Pourquoi as-tu mobilisé ce concept et qu’est-ce qui t’apparaît comme négatif du point de vue énergétique ?
Fanny Lopez : J’ai mobilisé ce terme en écho à vos travaux. Le système électrique, entendons les branches production, transport, distribution, fournitures, tel qu’il est construit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a été pensé comme un ensemble de services collectifs, un objet commun qui répondait à la nécessité d’organisation de l’électricité qui est apparue comme l’une des nécessités vitales du XXe siècle. La structuration du service public de l’électricité a aussi intégré une forte dimension imaginaire, c’est la promesse des services collectifs pour le plus grand nombre. La figure du réseau est restée dans l’imaginaire collectif, celle de la solidarité territoriale et de la péréquation tarifaire : où que l’on aille, qu’importe les capacités productives de la région ou de la localité desservie, il y a de l’électricité au même coût. La rhétorique de la modernisation associée à celle du service public était aussi celle du confort et de l’égalité pour toustes, une égalité vite déchue car la parenthèse de l’État social s’est refermée dans l’histoire du capitalisme. C’est la pensée d’un commun qui s’est matérialisée dans une structure réseau qui reflète des choix technologiques et politiques : un modèle centralisé à outrance et qui a misé sur le nucléaire.
Aujourd’hui, ce système électrique dont on hérite est vieillissant, il aura bientôt plus d’un siècle. Il est issu d’une tradition d’ingénierie et d’une doctrine qui n’est pas remise en question. Il est aussi bousculé par des crises : environnementales et climatiques d’abord, les pollutions, le manque d’eau mais aussi son réchauffement qui pose des problèmes pour le refroidissement des réacteurs ; crise technique, ensuite : c’est l’obsolescence et le vieillissement de la matérialité des structures et des ouvrages. Il y a une durée de vie que la maintenance prolonge parfois dans des conditions discutables, je pense aux réacteurs nucléaires dont une grande partie est régulièrement arrêtée. Et une fois arrêté, que se passera-t-il ? C’est le brulant débat de Brennilis, chantier pilote de démantèlement en France, et de la gestion de ces déchets… C’est enfin la crise politique avec la crise du service public et les offensives néo-libérales de privatisation. Ça résiste un peu pour l’électricité, le système électrique n’a pas subi le grand éclatement qu’ont connu le système de santé ou les télécoms et le numérique avec les GAFAM. Faut-il mentionner la récente renationalisation très politique d’EDF en lien avec le chantier des nouveaux réacteurs EPR2 ?
L’héritage de l’infrastructure publique dans un âge post service public, le poids environnemental, politique, économique et culturel de sa réalité construite, fait, je crois, de la production électrique un commun négatif au sens où vous l’avez défini : un héritage qui devient indésirable par certains aspects et un renouvellement qui ne vient pas.
A. M. : Je voulais te relancer sur cette opposition entre quelque chose qui serait un commun ou un commun négatif. Finalement, un même objet peut être appréhendé comme un commun ou pourrait être tiré du côté des communs à partir de cette notion de service public que tu mentionnes. En même temps, du fait du mode de production choisi ou du vieillissement des infrastructures, il peut apparaître pour des raisons diverses comme un commun négatif, ce qui fait que ce sont des objets fondamentalement controversés. J’imagine aussi que cette dimension pourrait être opposée à la perspective d’un démantèlement éventuel, d’une transformation ou d’une bifurcation. En définitive, il y a des germes d’autres imaginaires au sein d’infrastructures techniques existantes mais ces germes peuvent, de manière plus conservatrice, être opposés à des transformations plus profondes, en disant : « nous on est très attachés à ce commun-là donc on ne va pas aller imaginer autre chose ». Il y a donc une tension, une dynamique entre les deux notions qu’on ne peut pas simplement opposer, un même objet peut incarner ces deux perspectives de manière assez légitime.
F. L. : Grande vs petite échelle, gouvernance partagée vs pilotage national, homogénéité vs diversité infrastructurelle, les binaires sont forts et ta question renvoie au vieux débat sur la neutralité des techniques. Revenons à notre objet : nous héritons d’un système très centralisé au sein d’une dynamique excessivement pyramidale. Le sociologue et politiste François-Mathieu Poupeau a restitué dans ses travaux les débats qui ont agité les pouvoirs locaux de l’électricité, les industriels et les grands corps au moment de la nationalisation et de la création d’EDF en 1946 : plusieurs architectures réseaux étaient possibles. Un grand système électrique décentralisé avec des gouvernances beaucoup plus locales pour la distribution et un engagement très fort des communes a été enterré. Je travaille en ce moment sur l’histoire méconnue du municipalisme électrique, elle existe encore à travers les établissements locaux de distribution (ELD) anciennement distributeurs non nationalisés (DNN) : ce sont des régies électriques municipales de toutes tailles, de petites communes (Pratz de Mollo) à de plus grandes villes (Metz ou Grenoble). Il y en avait 2 800 avant la nationalisation, quelques 300 ont survécu après 1946, aujourd’hui elles subissent une forte pression à la fusion, il en reste une centaine… D’autres mondes électriques sont possibles et une multitude d’architectures-réseaux le sont tout autant. Dans Le rêve d’une déconnexion, je questionne l’évidence du grand réseau électrique comme modèle dominant et j’interroge les travaux relatifs à ses alternatives et à sa diversité infrastructurelle à partir des projections d’architectes, urbanistes et ingénieurs. Il existe une généalogie d’un imaginaire d’infrastructure énergétique où la question de l’utopie sociale est centrale et ce sera tout le sujet d’une exposition dont je suis co-commissaire à la Kunsthalle de Mulhouse et au Grand café de Saint-Nazaire qui ouvrira en février 2024.
Un système technique regroupe trois ensembles : base matérielle, gouvernance, imaginaire. Mais les historien·nes, philosophes et anthropologues des techniques, notamment les penseurs des grands systèmes techniques, ont montré qu’il n’y a pas de neutralité technique et que la structure et l’échelle induisent des rapports de pouvoir et d’opacité systématique, ce n’est pas qu’une question d’usage. Notre système électrique a une nature nucléaire et des dorsales de transmission dédiée à cette énergie, cette « nature » nucléaire limite une décentralisation. Ce choix industriel (politique et économique) induit des modes de gouvernementalité qui du fait des échelles en vigueur dépasse les territoires, complexifie le pilotage et favorise un éloignement. La pensée smart grid telle qu’elle s’est développée depuis 10 ans notamment en France vient renforcer ce centralisme dans la mesure où les énergies renouvelables n’apparaissent que comme une variable d’ajustement dans l’équilibre du grand réseau, c’est un choix, il aurait pu en être autrement – il y a des thèses en génie électrique là-dessus ! Il existe quelques illusions de redirection assorties des politiques de communication qui les accompagnent : un peu d’« autoconsommation individuelle ou collective » par ici, la promotion de « communautés énergétiques » par-là, le tout promu selon ces termes dans une forme très contrainte par Enedis mais rien ne change structurellement parlant. Et c’est un vieux débat : qu’importe ce qu’on met dans le réseau : plus ou moins de solaire, d’éolien, de thermique ou de nucléaire, ce qui fait changer de société c’est la structure. Enfin, c’est d’abord, évidement, une politique de sobriété et de décroissance radicale mais ensuite, c’est l’architecture réseau. Modifier l’architecture du réseau, voilà un projet de redirection assez fort. C’est faire monter en compétence les collectivités sur la gestion de la distribution, tout en assurant les interconnexions avec un pilotage national qui assure le commun : la solidarité territoriale. C’est, en somme, inverser la hiérarchie du système électrique, autrement dit, un autre projet. Comme me le disait en interview le directeur d’une petite ELD qui me rapportait la vision de l’autorité administrative chargée d’appliquer les objectifs de la politique énergétique nationale et de veiller au bon fonctionnement du marché de l’énergie, « les ELD ça fait désordre, l’électricité doit être un jardin à la française ». La messe est dite.
Dans tous les scenarios RTE (Réseau de transport d’électricité) de l’exercice de prospective de 2021, notamment dans le scénario central de référence, les réseaux électriques doivent être redimensionnés pour rendre possible la grande électrification des usages présentée comme le nœud de transition électrique dans la stratégie bas carbone.
A. M. : Tu parles justement de grands systèmes et dans ton livre À bout de flux, tu commences un petit peu par cette notion, tu la mobilises tôt pour éloigner des compréhensions de la technique – tu cites notamment Latour et l’exemple d’Aramis qui était son grand livre sur la technique, pour dire et je résume qu’on ne peut pas se contenter d’une enquête à la Aramis, avec un objet technique qui ne voit en l’occurrence pas le jour, qui ne s’insère pas dans le grand système technique. Mais tu dis qu’il y a aussi ces grands systèmes qui pèsent justement sur la question de la neutralité, qui déterminent des directions dans lesquelles on est un peu contraints d’aller. Pour autant tu ne te limites pas à cette perspective parce qu’on pourrait se dire : mais alors si on a des grands systèmes un peu déterminants comment pourrait-on arriver à les politiser ? Et tu ne t’arrêtes pas là, tu avances d’autres pistes derrière. Comment articules-tu cette compréhension des grands systèmes avec une ouverture vers autre chose pour éventuellement politiser leur trajectoire différemment ? – ce qui est aussi un des enjeux autour des communs négatifs.
F. L. : Je pense à l’historien des technique Thomas Hughes, une grande richesse de son approche est la dimension transdisciplinaire. En effet, pour comprendre un dispositif technique électrique il faut croiser des considérations économique, politique, institutionnelle, spatiale. Je reste marquée par sa démarche qui consiste à suivre à la trace des « constructeurs de systèmes », ingénieur, politiste, inventeur : « ceux qui ne se souciaient pas des frontières disciplinaires car les projets qu’ils mettaient en œuvre et les problèmes qu’ils avaient à résoudre étaient l’émanation des besoins de la collectivité2 ». Une autre caractéristique de l’approche de Hughes est sa façon de mettre en avant la relation entre les facteurs sociaux et les facteurs économiques et techniques, en disant qu’il y a une relation dynamique et dialectique entre la construction sociale et le déterminisme technique, ainsi que sa réflexion sur l’ouverture et la fermeture des systèmes. Corrélés à la croissance de la société thermo-industrielle, les LTS (Large Technical Systems) assurent la permanence technique et culturelle d’entités infrastructurelles qui sont le socle de l’expansion des grandes puissances économiques mondiales et d’un urbanisme spécifique qui serait l’urbanisme LTS. L’histoire de cet urbanisme LTS est celle d’une généalogie croisée entre organisation spatiale, système technique et capitalisme. L’énergie et les systèmes techniques modèlent l’espace et le temps, l’économie et la politique. Du capitalisme carbonifère3 de Lewis Mumford à Petrocratia4 de Timothy Mitchell, en passant par la pétro-masculinité de Cara New Daggett, cette interdépendance a été démontrée, et s’est affinée ces dernières années, révélant les liens entre la suprématie d’un capitalisme fossile, l’émergence de la démocratie de masse, l’impérialisme et l’organisation réticulaire du territoire5. Et le renouvelable prend très bien le relais, il est en train de complètement s’intégrer à ce qu’on a aussi appelé la mégamachine. Il y a peut-être une transition énergétique mais il n’y a pas de transition infrastructurelle.
En parallèle de cette conception macro-systémique, je mobilise aussi les méthodes plus situées des STS (Science and Technology Studies) comme celle de l’Actor Network Theory (ANT). Approche passionnante pour détricoter les cadres surplombants et pour saisir la ville dans différentes bribes ou fragments du social, notamment ses réseaux techniques et ses objets ordinaires. Comme vous l’écrivez, revenir aux pratiques, regarder la science in situ « suivre les actants et autres hybrides chevelus pour échapper aux apories du “système” et de la “structure”6 », permet certes de construire des points de vue plus hétérogènes, mais quid in fine des structures ?
C’est cette tension qui m’intéresse et de l’aborder du point de vue de l’urbanisme. L’entrée des disciplines de l’aménagement territorial permet de fixer les choses avec une forme de pragmatisme. Dans les années 1950, un urbaniste, Maurice-François Rouge, souhaitait l’avènement d’une théorie des réseaux en tant que systèmes d’organisation de l’espace, quid de cette approche aujourd’hui ? D’une façon générale les flux échappent à la carte et il ne reste que les objets d’interconnexion : centrale électrique, centre de distribution, donc des nœuds territoriaux sur lesquels on va venir chercher ce qui nous échappe, les « masses manquantes » (magnifique terme !). Mais une fois que ces masses sont visibilisées, ces magnifiques ethnographies révélées, comment revient-on à la structure, à de l’analytique sur l’objet réseau ? Avec l’idée que, depuis une vingtaine d’années, la carte des lieux de la technique, de l’interconnexion s’est considérablement densifiée, que l’ensemble des territoires se transforment, et l’ensemble des paysages mutent – paysages énergétiques dans lesquels la production électrique joue un rôle central car c’est elle qui donne « l’élasticité » économique aux territoires. On est peut-être à un tournant dans les STS.
A. M. : Penses-tu que le contexte de ces dernières années, avec la guerre russe en Ukraine, le gros développement des énergies renouvelables, n’est plus seulement une espèce de paravent ou greenwashing mais vraiment une réalité à l’échelle du monde ? Les enjeux géostratégiques, géopolitiques ont constitué un levier très important de déploiement de ces énergies-là. Mais je pense aussi au manque d’eau, de plus en plus criant, qui oblige à réfléchir au refroidissement des centrales. Est-ce qu’à un moment donné ces facteurs plus prégnants depuis peu peuvent éventuellement peser ou donner des prises stratégiques pour repenser ce qui avait été verrouillé au moment de la présidentielle ? Je pense en particulier au rapport RTE à partir duquel un chemin a été emprunté, celui du nucléaire. Mais il y avait un autre rapport, de RTE toujours, sur la sobriété, qui n’a pas été pris en compte. Donc, on choisit le rapport qu’on veut pour aller dans une direction plutôt qu’une autre. Mais on voit bien que ça bouge. Il y a eu un moment de résurgence du nucléaire, inespérée pour certains en France. Et puis derrière, la guerre et l’explosion des renouvelables obligent à s’ajuster et mettent le politique dans une situation compliquée parce que le choix qui avait été fait n’est plus forcément un choix aussi évident ; du moins, il y a plus d’arguments pour le contester.
F. L. : Pour RTE, les maîtres-mots du rapport c’était quand même croissance, investissement, flexibilité et renforcement. Il y a une transition énergétique avec l’arrivée massive d’EnR (énergies renouvelables) mais pas de transition infrastructurelle. La pensée structurelle de l’ingénierie électrique date des années 1950. Pour le dire d’une façon caricaturale, si on ne change pas la structure alors toutes les énergies annoncées ne font que renforcer une structure obsolescente. C’est pour ça que la comparaison avec les États-Unis est assez intéressante, la politique énergétique y est différente : ça dépend des États, il y a trois grilles interconnectées (Texas, l’Est et l’Ouest) mais elles fonctionnent en grande autonomie. J’avais fait pas mal de terrain à New York avant le Covid, il y avait des débats quand même assez fins et qui étaient allés plus loin, la structure réseau était interrogée et l’arrivée des EnR, des petits dispositifs de stockage… Bref, l’agilité un peu technique, productive, des sources de production qu’on peut placer un peu partout arrivant en cœur de ville dense posait aussi la question de la transformation de l’architecture du réseau et d’un nouveau système d’interconnexion. L’accélération des catastrophes climatiques sur certaines zones et notamment dans l’État de New York favorise la structuration d’un ensemble iloté dans une forme d’agilité mécanico-énergétique de solidarité territoriale. Il s’agissait d’isoler les blackouts ou les incidents, en inversant la hiérarchie historique du système électrique où le grand réseau devient un système assurantiel. Bien sûr la question de la gouvernance est centrale pour ne pas entrer dans le gouffre de ce que Graham et Marvin nomment le Splintering Urbanism, l’urbanisme de la sécession, et le développement d’espaces-réseaux à plusieurs vitesses. Aux États-Unis, on a dans le Bronx une très grande communauté énergétique qui est en train de travailler son microréseau, plus de 30 000 habitants dans un quartier de grands ensembles. Une entreprise énergétique locale est fondée : Coopcity, qui met de plus en plus son nez dans les questions de distribution parce que ce segment a été libéralisé aux États-Unis, c’est donc une communauté énergétique qui monte une entreprise et fonde un comité de quartier, c’est de la gouvernance assez locale, décentralisée qui récupère des actifs économiques. Et de l’autre côté Hudson Yard au centre de New York, plus grand projet d’immobilier privé que la ville de New York ait porté et qui crée une sorte de gated community énergétique au cœur de Manhattan avec trois micro réseaux qui font de la solidarité juste entre eux et qui garantissent le fait qu’en cas de catastrophe ou d’ouragan on peut continuer à regarder Netflix et à faire tourner sa machine à glaçons.
Donc là on voit aussi que ces nouvelles figures réticulaires, de restructuration du réseau électrique à partir de micro-réseaux peuvent donner lieu à des régimes socio-techniques différents. Il faut ensuite se poser la question au-delà de l’échelle du bâtiment (nanogrids) du quartier, de la solidarité territoriale à des échelles plus vastes. On a des expériences, des initiatives très territorialisées, réticulaires par endroits qui pourraient préfigurer des changements plus globaux, mais les choses restent très éclatées. C’est aussi tout un process
économique qui fait qu’il y a moins d’investissement sur de la grande infrastructure et davantage sur des réseaux pour relier des productions locales qui ont été installées non pas par General Electric mais par des boîtes privées, des citoyens, etc. Donc là aussi c’est un changement de paradigme dans la façon même dont les entreprises électriques gèrent, produisent, fournissent. Le débat a eu lieu là-bas, et en France, en Europe peut-être. Parce que nos réseaux électriques sont en meilleur état, ils ont été moins fortement touchés et déstabilisés par les politiques néo-libérales, moins fragmentés. C’est surtout un tabou et une frilosité à spéculer, on fait ce qu’on sait faire. Mais on est en train de rater une fenêtre de tir depuis 2010 – moment où les EnR sont arrivés fortement sur le marché – les différents plans de transition énergétique témoignent d’une volonté politique productiviste et toujours ultra centralisée. À ce titre, je ne pense pas que ça émanera des opérateurs réseaux historiques.
Une bonne partie de ces entreprises ont en interne des personnels qui se posent des questions sur la façon de poursuivre en France comme à l’étranger. Quand on va interviewer des opérateurs réseau et électrique en Suède, en Irlande, aux États-Unis, aux Pays-Bas, on trouve des personnes qui s’interrogent au sujet de la surconsommation électrique du numérique et des data centers couplés aux impératifs de transition, en particulier, les opérateurs nous disent : « c’est la catastrophe, on ne sait plus quoi faire ».
A. M. : Dans les ELD on trouve un enjeu technique qui n’est pas forcément toujours présent dans le corpus des communs, avec une image toujours très agraire, pastorale, des ressources naturelles à gérer etc. Alors que quand tu en parles on doit prendre en compte l’élément technique. Se pose la question de l’interconnexion de ces communautés qui gèrent leur commun énergétique de façon très locale et chacun gère « sa ressource », comme s’il y avait une naturalité du lien entre chaque communauté et ses ressources dont elle pouvait exclure d’autres personnes. Une autre échelle irréductible tant à la petite échelle, celle des communs pour le dire vite, comme à la grande échelle, écrase la précédente. Ce sont des figures intéressantes qui obligent à penser au-delà même d’un certain imaginaire promu par les communs tout en le renouvelant, en demeurant fidèle à cet esprit.
F. L. : Je pense que la reconfiguration de l’architecture réseau et des interconnexions du système électrique est un chantier passionnant. D’un point de vue de la puissance de l’imaginaire des rapports local-territorial cela pourrait être un exemple pour venir un peu secouer les choses… Et puis c’est un commun qui oblige à penser une échelle un peu ambitieuse, ce n’est pas un collectif de 20 personnes. C’est un outil magnifique qui montre qu’on ne peut pas être tout seul dans son coin avec son panneau solaire, la figure doit toujours être pensée comme lien et comme outil de solidarité. Il y a un enjeu à utiliser le réseau électrique parce que tout le monde dépend de ça : on a toustes besoin d’électricité. Ce genre d’outils ou de reconfiguration revient positiver le lien et la figure d’un réseau qui n’est pas un outil d’arraisonnement du monde ou du contrôle. Ce qui est intéressant c’est que dans la figure du réseau il y a cette ambivalence : c’est ce qui relie mais aussi ce qui contrôle. L’histoire des techniques modernes et de l’électricité en particulier est dominée par une standardisation à outrance qui renvoie à des économies d’échelle et de gestion, mais avec les EnR on voit que le modèle change et l’histoire des ELD montre la possibilité de gestion diverse. La diversité infrastructurelle est un concept clef. L’électricité apparaît à la fin du dix-neuvième, elle a une histoire finalement très courte, on a eu généralement un seul mode de déploiement et de fonctionnement de sa structure et de son architecture. La relocalisation de l’eau dans les communes se fait beaucoup mieux, on voit qu’avec le réseau électrique on déborde toujours le territoire dans lequel on est, et ça me renvoie à la figure de l’utopie sur laquelle travaille Alice Carabédian : l’utopie c’est un devenir, ce n’est pas l’objet totalisant, ni la cité idéale, mais un processus d’émancipation dans lequel il y a toujours du conflit, toujours une quête. C’est à partir du moment où l’utopie se fige qu’elle devient totalitaire. Et là on est sur ce type de figure de travail permanent sur les interconnexions, de travail sur les figures de l’archipel : comment accepter les décrochages des îles (l’ilotage) ; en bref il y a une souplesse et une agilité qui est idéologiquement et culturellement à l’opposé de la pensée des systèmes techniques hyper-homogènes, figés et rigides dont on hérite. C’est l’archipel énergétique contre le monument électrique continu.
A. M. : Tu nous permets d’aller à rebours de la figure du grand système porteur de contraintes quasi ontologiques. Ce que tu discutes, ce sont vraiment les effets concrets sur un système. On sort des discussions classiques qu’on a en France de type pour/contre au niveau de la seule production. C’est une autre contrainte qu’on analyse ici avec le réseau et qui est peut-être l’élément le plus problématique. Et l’important c’est ce devenir, cette action de l’utopie et le fait d’être travaillé par autre chose et de ne pas figer les choses dans un état stationnaire. C’est aussi qu’on ne peut pas simplement imaginer un retour vers un opérateur comme le Terrestre sur la question de l’énergie. C’est toujours quelque chose à repenser dans l’interconnexion et une diversité d’échelles. On ne peut pas revenir au « bon territoire », à travers une espèce de renaturalisation des enjeux. Avec ces questions d’énergie et de réseaux, on est pris par autre chose et c’est d’autant plus intéressant que ça déstabilise la plupart des positions qui se font généralement entendre sur les enjeux techniques.
1Fanny Lopez, À bout de flux, Paris, Divergences, 2022.
2Hughes Thomas, Coutard Olivier, « Quinze ans de recherches historiques et sociales sur les grands systèmes techniques. Un entretien avec Thomas Hughes » in Flux, no 25, 1996. p. 40-43. www.persee.fr/doc/flux_1154-2721_1996_num_12_25_1678
3Lewis Mumford, The City in History, New York (NY), Harcourt, Brace & World, Inc., 1961 ; trad. fr., La Cité à travers l’histoire, Paris, Seuil, 1964, p. 603.
4Mitchell Timothy, Petrocratia. La démocratie à l’âge du carbone, Alfortville, Édition Ère, 2011.
5Cara New Daggett, Pétromasculinité Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministes, Wildproject, 2023.
6Timothy Mitchell Petrocratia La démocratie à l’age du pétrole, Alforville, Édition Ère, 2011.